Fiodor Dostoïevski

Biographie

Fiodor Dostoïevski
Fiodor Dostoïevski

Écrivain russe, Fédor Mikhailovitch Dostoïevski est né le 30 octobre 1821. Les circonstances de sa venue au monde constituent, à elles seules, un symbole. Il naît à Moscou, dans un petit logement de l'hôpital Marie, où son père exerce les fonctions de médecin. Dès les premiers pas de l'enfant, le destin lui assigne, de la sorte, une place de choix parmi les pauvres et les éclopés. Devant lui s'ouvre un univers sans joie, qui sent les médicaments, la misère et la soupe de caserne. Sa mère est une personne triste et inquiète, tourmentée par des présages. Son père, despote en chambre, hargneux, avare et brutal, impose son autorité à la maisonnée par des distributions d'injures et de claques. C'est sous sa surveillance que le petit Fedor doit entreprendre ses études. Il déteste et il plaint en secret cet homme dont les éclats de voix le poursuivent dans ses rêves. Il souhaite inconsciemment la mort du tyran. Mais Dieu ne l'a pas entendu. C'est sa mère, si douce, qui s'en va la première, épuisée par un mal incurable. Frappé de désespoir, le veuf sombre dans l'ivrognerie, prend son travail en dégoût et décide de placer son fils à l'École des ingénieurs, à Saint-Pétersbourg, pour n'avoir plus à s'occuper de lui. Dans cet établissement sévère, voué au culte des sciences exactes et de la discipline militaire à la mode prussienne, le garçon trouve le moyen pourtant de se passionner pour la littérature, de dévorer des livres russes et français en cachette, et de s'essayer lui-même au métier d'écrivain.

Il n'a pas encore dix-huit ans, quand une nouvelle effrayante ébranle sa raison. Le major, qui s'est retiré dans son domaine de Daravoïé, vient d'être assassiné, après de longues tortures, par un groupe de paysans que ses extravagances ont poussés à bout. Le jeune Dostoïevski a l'impression que, de ce crime, il est le seul responsable, bien que d'autres l'aient commis à sa place. N'a-t-il pas désiré ce qui s'est accompli ? N'a-t-il pas, sinon levé la main, du moins formé la pensée ? Il suffit d'un acquiescement tacite, d'un imperceptible retrait de l'affection et, déjà, nous sommes complices. Ébloui par cette révélation, il s'engage dans une région où les actes ne dépendent plus de leur auteur, où les innocents selon les lois terrestres sont condamnés selon d'autres lois indéfinissables, inexplicables, où chacun est coupable de la misère de tous, où les sentiments tiennent lieu de preuves, où deux fois deux ne font plus quatre, où le mystère prévaut contre l'évidence...

Fiodor Dostoïevski a vingt ans, il est pauvre, solitaire, timide. Il vient d'achever ses études, habite un appartement modeste à Saint-Pétersbourg, et travaille, pour vivre, à des traductions d'Eugénie Grandet et de Don Carlos. Mais ces besognes secondaires ne l'empêchent pas d'écrire également un roman par lettres, qu'il intitule Les Pauvres Gens. Ce roman, il se décide enfin à le confier au poète Nekrassov. Deux jours plus tard, vers quatre heures du matin, Dostoïevski rentre chez lui après avoir soupé avec un camarade et s'apprête à se mettre au lit, quand un coup de sonnette glace le sang dans ses veines. Il ouvre la porte. Nekrassov se jette dans ses bras. "C'est génial !" crie-t-il. Et il promet de porter le manuscrit au redoutable critique Belinski. Celui-ci prend connaissance du texte et confirme le jugement de son devancier. Ayant convoqué l'auteur, il lui déclare gravement: "Comprenez-vous seulement, jeune homme, ce que vous avez écrit là ?" Dostoïevski chancelle de joie en descendant l'escalier du maître. Maintenant, il est sûr de sa réussite. Gloire et fortune l'attendent dans un proche avenir. En effet, la publication du livre suscite l'enthousiasme d'un grand nombre de lecteurs. Grisé par les compliments, Dostoïevski veut exploiter sa chance et donne, coup sur coup, plusieurs récits, qu'il croit supérieurs aux Pauvres Gens, mais qui déçoivent son entourage. Les critiques, qui l'ont d'abord encensé, lui reprochent à présent d'imiter Gogol. Le public ne le suit plus. Dans les salons littéraires, on le plaisante sur sa laideur et sa maladresse. Belinski lui-même se détourne de son protégé et semble confesser tristement son erreur. Cette désaffection unanime, succédant à un accueil chaleureux, précipite Dostoïevski dans le doute. Il n'ose plus se montrer à ses confrères. Des angoisses le saisissent à la tombée de la nuit. Pour s'évader de sa solitude, il fréquente un groupe de camarades aux idées libérales. On se réunit clandestinement chez un dénommé Petrachevski, pour flétrir l'absolutisme de Nicolas Ier, rêver à l'abolition du servage et étudier la Déclaration des droits de l'homme en buvant du thé fort et en fumant la pipe.

Le 22 avril 1849, à quatre heures du matin, Dostoïevski rentre de chez Petrachevski et se couche, fatigué par une longue séance de bavardages. Un coup de sonnette le dresse sur son lit. Est-ce l'aventure merveilleuse de Nekrassov qui recommence ? Hélas ! cette fois-ci, il n'y a pas de poète derrière la porte, mais des gendarmes bourrus: "Levez-vous ! Habillez-vous ! Par ordre !" Arrêté, enfermé dans un cachot de la forteresse Pierre-et-Paul, il se refuse à croire que le fait d'avoir pris part à quelques discussions politiques constitue un crime dont il ait à répondre devant les tribunaux. On va le relâcher après une brève enquête. Pendant huit mois, il croupit dans une cellule, en espérant, de jour en jour, sa libération. Enfin, le 22 décembre 1849 à six heures du matin, tous les membres du "complot" de Petrachevski sont tirés de prison et hissés dans des voitures aux vitres brouillées de givre. On les amène sous escorte sur la grande place Semionovski, blanche de neige. Une foule nombreuse s'est assemblée pour les voir arriver. Au centre de l'espace libre, une estrade. Plus loin, trois piquets de bois fichés en terre. Un prêtre conduit les prisonniers vers la plate-forme. L'auditeur impérial déplie un papier et lit la sentence. Après chaque nom, une phrase sèche, tranchante: "Condamné à la peine de mort !" "Ce n'est pas possible qu'on nous fusille !" gémit Dostoïevski. Mais, déjà, les bourreaux s'approchent des jeunes gens et leur passent des camisoles blanches, en toile de sac, à manches longues et à capuchons. Les trois premiers condamnés sont attachés aux poteaux d'exécution. Un peloton de soldats les met en joue. "Et si je ne mourais pas, écrira Dostoïevski en évoquant cette seconde d'angoisse, si la vie m'était rendue ? Oh ! alors je changerais chaque minute en siècle... je tiendrais compte de tous les instants pour n'en dépenser aucun à la légère !"

Comme les soldats ne tirent toujours pas, Petrachevski soulève le capuchon qui lui masque les yeux. À ce moment un aide de camp agite un mouchoir blanc. Les clairons sonnent la retraite. Et l'auditeur, de sa même voix monotone, annonce que les coupables ont été graciés par l'empereur. La condamnation à mort est remplacée par la condamnation aux travaux forcés, pour quatre ans, en Sibérie. Dostoïevski, rompu par l'émotion, se laisse ramener dans sa cellule. De là, il écrit cette lettre admirable: "Je ne suis pas abattu, je n'ai pas perdu courage. La vie est partout la vie. la vie est en nous et non dans le monde qui nous entoure. Près de moi seront des hommes, et être un homme parmi les hommes et le demeurer toujours, quelles que soient les circonstances [...] voilà le véritable sens de la vie..."

Le 24 décembre, dans la nuit de Noël, des fers de cinq kilos sont rivés aux chevilles de Dostoïevski et un traîneau l'emporte à destination du bagne sibérien. Pendant quatre ans, mille cinq cents piquets de chêne borneront son horizon. Il vivra là, parmi des assassins, des voleurs et des brutes de toutes sortes. Comme eux, il portera l'uniforme d'infamie, gris et noir, avec un as de carreau jaune cousu dans le dos. Il partagera leur sommeil dans la chambrée nauséabonde, leurs repas maigres, leurs tâches épuisantes. Il subira des crises d'épilepsie, qui l'étourdiront pour plusieurs jours.

Cependant, une foi tenace lui interdit de succomber au désespoir et à la maladie. L'expérience du bagne lui semble même riche d'enseignement. Une double révélation lui est réservée dans cet enfer. La révélation du peuple russe, qu'il apprend à connaître en fréquentant des réprouvés, et la révélation de Dieu, car l'Évangile est le seul livre dont la lecture lui soit permise. Bien des années plus tard, un détracteur lui demandera avec irritation: "Qui vous donne le droit de parler au nom du peuple russe ?" D'un geste brusque, Dostoïevski relèvera le bas de son pantalon sur ses chevilles encore marquées par les fers: "Voici mon droit", dira-t-il. Ces fers, quand ils tombent de ses pieds, Dostoïevski les considère avec une stupeur attendrie. Après tant de contraintes, saura-t-il seulement retrouver l'usage, le goût de l'indépendance ? Sans protection, sans amis, sans foyer, il est d'abord, conformément à la sentence impériale, incorporé comme soldat de ligne dans un régiment de tirailleurs sibériens, à Semipalatinsk. Là, il découvre ce prodige: de vraies maisons, des hommes libres, des femmes... Il a un tel besoin de se livrer entièrement à un être, qu'il s'éprend d'une créature bizarre, tuberculeuse, et qui ne l'aime pas, Marie Dmitrievna Issaïev. Elle a eu un fils d'un premier mariage. Elle est sans ressources. Pour la sauver de la misère, il l'épouse. Mais l'émotion que lui procure le sacrifice est trop forte: sa nuit de noces s'achève en crise d'épilepsie. Il se roule sur le plancher, la bave à la bouche, les yeux fous, devant la jeune femme terrorisée. Puis, ayant repris ses sens, il lui demande pardon humblement de lui avoir imposé le spectacle de sa déchéance. Il guérira. Il gagnera de l'argent. Ensemble, ils iront habiter la capitale. Nicolas Ier, qui l'a envoyé au bagne, est mort. Son successeur, Alexandre II, passe pour un homme éclairé et sensible. Il ne refusera pas d'examiner avec bienveillance la demande en grâce que Dostoïevski lui a depuis longtemps adressée. Encore quelques mois de patience !

Les mois s'additionnent en années. C'est seulement le 25 novembre 1859 que Dostoïevski, d'abord transféré à Tver, reçoit l'autorisation de rentrer à Saint-Pétersbourg, avec sa femme. Dix ans se sont écoulés depuis le jour où il a quitté cette ville, les chaînes aux pieds. Pendant son exil, ses amis se sont dispersés, son nom est tombé dans l'oubli. Courageusement il reprend la lutte et publie Stepantchikovo et ses habitants (1859), Humiliés et Offensés ( 1861 ), puis Souvenirs de la maison des morts (1861), où son expérience de forçat est décrite avec un réalisme farouche. Ce cri de détresse trouble l'apathie des masses, émeut le tsar lui-même et vaut à son auteur un regain de notoriété. Il croit la partie gagnée, donne encore un livre admirable: Mémoires écrits dans un souterrain (1864), fonde une revue dont il est pratiquement l'unique rédacteur. Mais la malchance est tenace. Coup sur coup, il perd sa femme et son frère Michel, qu'il aimait tendrement. Les dettes des deux familles pèsent sur ses épaules. Il se défend contre les créanciers, emprunte à droite pour rembourser à gauche, et fournit de la copie, à tant la ligne, jusqu'à l'épuisement. Pourtant, au plus profond de son désarroi, il continue d'admirer la nécessité des malheurs qui l'accablent: "Ah ! mon ami, écrit-il, je retournerais bien volontiers au bagne pour un même nombre d'années, si je pouvais ainsi payer mes dettes et me sentir libre à nouveau... Et, cependant, il me semble toujours que je me prépare à vivre. C'est risible, n'est-ce pas, la vitalité d'un chat !"

Cette "vitalité de chat" lui donne l'audace d'épouser, à quarante-six ans, une jeune fille de vingt et un ans, sage, terne et docile, Anna Grigorievna, sa sténographe. Entre-temps, il a encore publié Crime et Châtiment et Le Joueur. La vente de ses livres est bonne, mais ne suffit pas à le libérer de ses engagements. Bientôt, devant l'exigence des créanciers, le jeune couple est obligé de fuir la Russie.

Ils traînent de ville en ville: Dresde, Hambourg, Baden-Baden, Genève, Vevey, Florence, logent dans des galetas, mangent mal, signent des traites, déposent au mont-de-piété leurs bijoux sans valeur et jusqu'à leurs habits. Un enfant naît. Dostoïevski, encore une fois, n'a pas droit au bonheur commun: la fillette meurt au bout de quelques jours. Le désespoir de l'écrivain est proche de la démence.

Mais à l'étranger, personne ne prend garde à lui, personne ne l'aime. Il est seul, perdu, sans argent. Il écrit des lettres honteuses pour supplier ses amis, ses éditeurs, de lui envoyer quelques subsides. Les employés de banque connaissent bien ce drôle de bonhomme, barbu, blafard, aux vêtements fanés, qui s'accroche à leur guichet et les questionne d'une voix humble. N'ont-ils rien reçu pour lui de Russie ? Dès qu'il a touché un chèque, il retrouve du goût à la vie. Il supplie sa femme de le laisser tenter sa chance dans une maison de jeu. Elle accepte, avec tristesse, car elle sait combien cette diversion lui est salutaire. Alors, il court, le coeur battant, les jambes molles, vers les salles dorées d'un casino. Fasciné par le tapis vert, il joue, il transpire d'angoisse. Et, quand il a tout perdu, il rentre au domicile conjugal et demande pardon à genoux. "Anna, écrit-il à sa femme, excuse-moi, ne me traite pas de canaille. J'ai commis un crime, j'ai perdu tout jusqu'au dernier pfennig. J'ai reçu l'argent hier, et hier même je l'ai perdu. Annette, comment pourras-tu me regarder en face ? " Les crises d'épilepsie le reprennent. Il tient un compte précis de ces secousses fulgurantes, qui le jettent au sol, les membres tordus, la bouche gonflée d'écume. Il note dans son calepin: " Crise violente... Attaque à six heures du matin... Le soir surtout, à la lueur des bougies, une tristesse maladive. Un reflet rouge sur tous les objets."

C'est le soir pourtant, à la lueur des bougies, qu'il travaille. Il noircit des pages comme un forcené, pour payer la sage-femme, le docteur, le boulanger, le boucher, le propriétaire. Anna Grigorievna met au monde un deuxième enfant, une fillette. Les dépenses augmentent. Dostoïevski s'efforce d'oublier provisoirement ses soucis pour ne pas faillir dans la nouvelle tâche qu'il a entreprise. "La première partie me paraît un peu faible, écrit-il, mais rien n'est encore perdu... Le roman s'appelle L'Idiot." Et encore: "Il n'y a au monde qu'une seule figure positivement admirable, le Christ. Dans la littérature chrétienne, parmi les personnes admirables, le plus réussi est Don Quichotte. Mais il n'est admirable que parce qu'il est en même temps comique... Chez moi rien de semblable, absolument rien, et c'est pourquoi je redoute un échec sans recours."

L'Idiot est mal accueilli par la presse russe. "Mon amour-propre est en jeu, déclare Dostoïevski. Je veux de nouveau attirer sur moi l'attention du public." Et, sans désemparer, il se jette dans un autre récit, parmi d'autres personnages. Cette fois, il s'agit d'un roman court, L'Eternel Mari. L'éditeur a prévu une avance par contrat, mais tarde à réaliser sa promesse et Dostoïevski se désole: "Comment puis-je écrire en ce moment ? Je déambule de long en large, je m'arrache les cheveux, et, la nuit, je ne peux dormir ! Je réfléchis à mon dénuement et j'enrage ! Et j'attends ! Oh Dieu, je vous jure, je vous jure qu'il m'est impossible de vous décrire en détail ma misère actuelle ! J'en ai honte... Et, après ça, on me demande des effets artistiques, de la limpidité, de la poésie sans efforts, sans emballements, et on me cite Tourgueniev et Gontcharov en exemple ! Qu'ils regardent donc dans quelles conditions je travaille !"

L'argent arrive, le manuscrit, empaqueté, ficelé, s'achemine de Dresde vers la Russie, et Dostoïevski se tourne aussitôt vers un nouveau projet de roman, Les Possédés. "La chose que j'écris est tendancieuse, avoue-t-il dans une lettre du 6 avril 1870. Ah ! ils glapiront contre moi, les nihilistes et les Occidentaux ! Ils me traiteront de rétrograde ! Mais, que le diable les emporte, je dirai toute ma pensée."

Et encore: "Me croirez-vous ? je sais parfaitement que si j'avais deux ou trois ans devant moi, comme c'est le cas de Tourgueniev, de Gontcharov ou de Tolstoï, j'écrirais, moi aussi, une oeuvre dont on parlerait cent ans plus tard !" À minuit passé, lorsque tout le monde repose dans la maison, Dostoïevski, assis devant son papier et sa tasse de thé froid, suscite autour de lui un univers de cauchemar. Ses héros sont des révolutionnaires, prêts à rejeter les règles de la morale et de la religion pour transformer la Russie en une fourmilière disciplinée.

Enfin, le roman est achevé, l'éditeur envoie les mille roubles qu'on lui réclame, et Anna Grigorievna prépare les valises. À cinquante ans, vieilli par la maladie, le travail et les privations, Dostoïevski rentre à Saint- Pétersbourg avec sa femme. Ses livres, écrits loins de la patrie, lui ont valu la première place parmi les romanciers russes. Pour le public, il est devenu un guide spirituel, que ses souffrances passées autorisent à parler au nom du pays tout entier. Assuré d'une sympathie unanime, il rédige et édite son Journal d'un écrivain, où il prend position en nationaliste et en chrétien orthodoxe devant les plus graves problèmes de l'époque. Ce labeur de géant ne l'empêche pas de publier encore deux romans: L'Adolescent et Les Frères Karamazov, qu'il considère comme son chef-d'oeuvre.

Il ne se trompe pas. Tous ses grands thèmes se retrouvent dans ce maître livre. En l'ouvrant, le lecteur pénètre dans un univers touffu où le fantastique et le réel se confondent. Les fantômes qui hantent ces régions crépusculaires ne se préoccupent ni de manger, ni de dormir. S'ils ferment les yeux pour se reposer, un rêve immédiatement les visite. De page en page, reviennent des expressions telles que: " Il se sentit fiévreux... sa lèvre inférieure tremblait... il frissonna... ses dents claquaient... son visage se contractait..." L'argent ? On ne sait pas s'ils en ont, ni comment, au juste, ils le gagnent. Leur logis, on ne le connaît guère. Leurs vêtements, on n'en parle jamais. Leur visage même est à peine décrit. C'est que tout leur être se réduit à une lutte spirituelle. Ce qu'ils recherchent, à travers mille soubresauts, ce n'est pas une position meilleure dans le monde, mais la position idéale devant Dieu. Le vicomte de Vogüé écrivait: "Dans le peuple innombrable inventé par Dostoïevski, je ne connais pas un individu que M. Charcot ne pût réclamer à quelque titre." Les critiques russes de l'époque traitaient Dostoïevski de "talent cruel". Le docteur Tchij, grand spécialiste dostoïevskien, estimait que, pour un quart au moins, les personnages de Dostoïevski étaient des névropathes. Il en comptait six dans Crime et Châtiment, deux dans Les Frères Karamazov, six dans Les Possédés, quatre dans L'Idiot, quatre dans L'Adolescent.

En effet, au premier abord, il ne semble pas que nous ayons quoi que ce soit de commun avec ces vagabonds, ces anarchistes, ces demi-saints, ces parricides, ces ivrognes, ces épileptiques et ces hystériques. Nous ne les avons jamais rencontrés. Notre comportement habituel diffère totalement du leur. Et, cependant, ils nous sont mystérieusement familiers. Nous les comprenons. Nous les aimons. Enfin, nous nous reconnaissons en eux. Comment expliquer la sympathie que nous éprouvons à leur égard, puisqu'ils sont des cas pathologiques et que nous sommes, en principe des individus normaux? Qui pourrait prétendre que Dostoïevski, s'il s'était cantonné dans l'étude des aliénés et des alcooliques, aurait attiré à lui des masses toujours grossies de lecteurs ? La vérité est que les fous de Dostoïevski ne sont pas aussi fous qu'ils le paraissent. Seulement, ils sont ce que nous n'osons pas être. Ils font, ils disent ce que nous n'osons ni faire, ni dire. Ils offrent à la lumière du jour ce que nous enfouissons dans les ténèbres de l'inconscience. Ils sont nous-mêmes, observés de l'intérieur. Grâce à cette méthode de prises de vues, ce qui est le plus proche de l'opérateur, c'est ce qui est le plus profondément caché en nous; ce qui est le plus éloigné de lui, la chair, le vêtement, le geste quotidien, le décor. La mise au point de la photographie se fait sur notre monde intime, alors que le monde extérieur demeure flou comme dans un songe.

Si Dostoïevski cède parfois à la tentation de coller une étiquette médicale sur les créatures, c'est pour justifier leur conduite extravagante, leurs propos inspirés, devant un lecteur épris de logique. Ils ne sont pas malades, puisqu'ils n'ont pas de corps. Ou plutôt, leur corps n'est que pensée. Quiconque l'a compris lira Dostoïevski en oubliant le caractère clinique de ses héros pour ne considérer que le combat spirituel dont ils sont les champions désincarnés et infatigables.

Toutefois, si les personnages de Dostoïevski ne sont pas véritablement des déséquilibrés, c'est parce qu'il a été un déséquilibré lui-même qu'il a su les concevoir et les animer avec tant de précision. Ses crises d'épilepsie le jettent, de son propre aveu, dans de terribles délices. Au paroxysme de la tension nerveuse, il subit la mort en pleine vie, il entre en contact avec l'envers du monde, il comprend l'incompréhensible. Puis, après le dernier spasme, il retombe sur terre, ébloui, écoeuré. Cette faculté de planer pendant quelques secondes, pendant quelques minutes, au-dessus de la condition humaine, lui permet d'affirmer l'existence d'une zone intermédiaire, qui n'est ni la réalité, ni le songe. À ce degré d'exaltation, la personnalité se dédouble, la pensée est reine, la chair n'a plus de poids, plus de force, plus de valeur. Pas de nuances dans cette clarté surnaturelle. Pour Dostoïevski comme pour ses héros, le bonheur c'est l'extase, le malheur l'anéantissement. Comme lui, chacun pourrait dire: "Toute ma vie durant, je n'ai fait que pousser à l'extrême ce que vous n'osiez pousser vous-même qu'à moitié." De lâcheté en crime, de joie en douleur, ils marchent, titubants, sur la route qui les mène à Dieu. Leur sérénité ne commencera qu'à la fin du livre.

Le succès des Frères Karamazov porte la gloire de Dostoïevski à son apogée. On l'admire à l'égal de Tourgueniev et de Tolstoï. On croit en lui plus qu'en ses deux illustres rivaux.

Le 8 juin 1880, pour le centième anniversaire de la naissance de Pouchkine, il est convié à prendre la parole, au cercle de la noblesse, à Moscou. Du haut de la tribune, il prononce d'une voix enrouée, tendue, un discours qui soulève des clameurs d'enthousiasme. Des jeunes filles le couvrent de fleurs et lui baisent les mains. Un étudiant s'évanouit à ses pieds. Dostoïevski croit rêver. Il a payé ses dettes. Il vit heureux, dans une maison confortable, aux côtés d'une femme aimée. Des milliers d'inconnus le lisent et le comprennent. Il a vaincu le destin par sa seule patience. "Permettez-moi de ne pas vous faire mes adieux, écrit-il à un ami. Vous savez bien que j'ai l'intention de vivre et d'écrire encore pendant vingt ans." Quelques mois plus tard, le 28 janvier 1881, il succombe à Saint-Pétersbourg d'une hémorragie.

La Russie entière prend le deuil de cet homme longtemps méconnu. Son cercueil s'achemine vers la tombe sous une forêt de bannières. Des princes, des prêtres, des ouvriers, des officiers, des mendiants, lui font une escorte solennelle à travers la ville. Devant la fosse ouverte, des écrivains réconciliés lui promettent la renommée des martyrs. Après leur départ, le cimetière enneigé retombe dans le silence, et la vraie vie de Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski commence, hors du temps, hors de l'espace, dans le coeur de ceux qui l'ont aimé.

Mélanie Wolfe,

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Paris, lundi 2 octobre 2023