La Méditerranée a produit au cours de son histoire récente, deux cosmes incompatibles: une conception de l'Histoire circulaire que l'on retrouve chez les mystiques musulmans comme Ibn 'Arabi mais qui vient des Grecs à travers Plotin et une Histoire linéaire, univoque qui vient du Judaïsme et à travers le Christianisme est à l'origine du Marxisme. L'Islam (1) emprunte les deux voies mais privilégie la version univoque de l'Eschatologie puisqu'il y a un commencement et une fin au double sens de but et de terminaison. Comment dans ces conditions, qui demanderaient de trop longs développements, se produit le chisme existentiel de l'Homme méditerranéen?
Combien de fois dans mon existence sur les rives sud de cette Mare qui n'est "nostrum" que dans la tête des hégémonistes, m'est advenu le désagrément suprême: après une longue discussion théologique avec des interlocuteurs jusque là sensibles à mon savoir, tombe la question cruciale: "mais puisque tu sais tant de choses sur l'Islam pourquoi ne viens-tu pas sur le chemin de Dieu ?"
La seule clé de la Méditerranée ouvre la dialectique simulation / dissimulation (dont la version plus proprement musulmane est l'articulation Batin / Zahir) dans lesquelles les marges font tenir les marges... Les trois religions monothéistes sont en effet tributaires de leurs Livres trafiqués par les Calames humaines: il faut donc lire: "Iqra." (2) la dissimulation des traces de la Vérité en refusant la séparation entre le visible et l'invisible. Mais depuis Babel, qui fait la même lecture aux détours d'écritures ?
Le regard de l'Autre (3) sur l'Autre dépend du statut du regard dans les deux cultures du statut de l'un et de l'autre, du même et du différent... et de l'hégémonie. Car tout de même il ne faudrait pas oublier que si le regard de l'Autre fut un temps le regard de l'Allogène alloglotte sur l'indigène autochtone et s'il contribuait, par accroc et de surcroît, au colonialisme, à la domination, c'est parce qu'il était hégémonique. Mais cela ne peut nous faire oublier que ceci est pertinent également pour le regard du sociologue (au sens de Durkheim) sur tous les acteurs sociaux! En ce sens, le plus grand voyeur du XIXe siècle, bien supérieur à Marx, fut Balzac.
Donc l'Orientalisme fut colonialiste ou plus exactement glottophage (4) mais il fut aussi bien plus que cela. Il fut le révélateur d'une société contradictoire que d'aucuns voudraient — aujourd'hui — idyllique parce que si le regard de l'Autrè — violeur et hégémonique — fut, ce fut tout autant parce que les intermédiaires (Tordjmans, Dhimmis et... féodaux!) permirent d'arracher les voiles préservateurs en donnant les clés des Harems. La clé principale portait sur la magie de l'oeil dans la culture du dominé et sur le statut de l'altérité, Fantasia, phantasmes colonialistes. Harem, Hurriyat, femmes voilées, femmes violées, regards croisés de l'incompréhensibilité, de l'incommunicabilité, et pourtant Etienne Jamaleddine Dinet a vu, lui... et d'autres avec lui. Mais fallait-il se convertir à l'Islam pour comprendre ?
La société est un cosme (au sens de la philosophie grecque): elle peut être considérée comme un système universalisant ordonné selon une géométrie des formes symboliques précises. Le regard qu'elle porte sur elle-même et sur l'Autre la projette autour d'un centre selon une orbite symbolique qu'elle peut en partie modifier par occultations. En ce sens les Arabo-Musulmans sont plutôt plotiniens et akbariens (5) et ont produit un rapport caractéristique du tout social qui tourne autour de l'oeil (regard au double sens des 'Addab) et au statut de l'Un et de l'Autre dans ses relations complexes (moi, soi, nous, çà ! Les regards croisés ne parviennent pas à annuler la glottophagie coloniale. Toute anthropologie (donc l'islamologie) est d'abord un besoin/désir de consommer l'image de l'Autre. Toute société regarde le reste de l'humanité (et l'Autre chez elle) comme une altérité négative et non pas comme son Alter ego. L'étranger est dangereux; l'étrange dérange. Le regard sur l'Autre pose le problème de la connaissance de soi-même à travers le regard de l'Autre. L'autre doit être réduit et dominé. Ce fut le cas des Dhimmis, hôtes au bout de la table, à leur place. Il n'était pas possible au Musulman de se reconnaître dans cette différence (6).
Mais le colonialisme inverse cet ordre-là: l'Occident se met à consommer de l'Autre en se légitimant par un discours anthropologique à vocation universelle (et civilisatrice...). Alors que le croyant, lui, ne peut ni se voir, ni être vu souillé, l'Occident va l'enfermer dans ses propres catégories d'images. Or l'imaginaire islamique est plein de malheurs et d'interdits sur ce double regard (al-'aynou tazni) et sur le complexe de Jawdar — le pêcheur des Mille et une nuits, qui pour accéder aux biens de ce monde, doit voir le sexe de sa mère. Là s'organise dans un quadrilatère (et non pas dans le triangle freudien) l'énigme du champ des interdits balisés par les racines HWR/HMM/HRM/HSM (7) qui explique le refoulement de l'image et de l'intensité du plaisir visuel. Or l'Autre est un violeur voyeur. Il peint l'autochtone dans son intimité, le photographie, le jette en pâture publique; il l'iconoclasme alors que la société dominée (musulmane) refuse l'Image sous toutes ses formes.
Dans ces conditions, le Politikon d'Aristote, ce que l'Un est censé partager avec l'Autre, disparaît par l'apparition d'un Autre hégémonique et allogène, séparant le territoire, le dépossédant selon le mot de Berque — rendant impossible la réconciliation et abyssant les espaces symboliques différents de plus en plus extérieurs. Parce que l'être-là d'autrui ne pouvait plus être considéré comme un alter-ego (ce qu'il est dans la formule de Dhimmi du Dar al-Islam) mais comme une altérité radicale. Le regard de l'Autre produisait l'éclatement de la société (le Miteinandersein de Heidegger). Comment entrer en relation avec l'Autre sans laisser écraser par l'Autre son soi-même ? dirait Lévinas (Le Temps et l'Autre). Sans code partagé il n'est pas possible que l'existence de l'Autre soit reconnue comme indispensable à la vie de l'individu, fut-il aliéné, fut-il dominé ? Et Fanon, doublement colonisé, a dit la voie à suivre, pré-lacanienne: tuer le père colonial ce n'est pas tuer le Père!
La non-reconnaissance de l'Autre autrement que comme Altérité radicale a produit une réécriture d'une histoire nationalisée animée de bout en bout (avant et après l'Autre) par un destin unique, une eschatologie déjà inscrite dans la légitimité fondatrice. Cette temporalité linéaire est irréversible; et histoire, personnalité, identité sont indissociables de l'Islam dans une théologie de l'Aîon (des cycles 7 ou 12) qui rend inutile une chronique réelle puisqu'elle renvoie à un temps cyclique millénariste. Aujourd'hui, le Père colonial a été tué. Demeurant Dieu, le Roi, le Père et la ligne ininterrompue des mâles, Wali, Hadj, Sheikh, etc. (ou alors il faut oublier Foucault selon le mot de Baudrillard...) et le Frère progressiste est mort sur le tachria. Restent... l'Hégémonie et les scories de l'Histoire.
————
1. Bien évidemment l'Islam fait partie à part entière de l'Occident par rapport au Taoïsme par exemple. Il faut donc parler de monothéïsme prémarxiste ou prépsy; pour marquer l'unité des religions monothéïstes dans leurs formes différentes jusqu'à la coupure épistémologique (Marx et Freud).
2. Iqra : Lis/Récite. C'est l'injonction de l'Archange Gabriel au prophète Mohammed.
3. C'est Jacques Berque qui a le plus lucidement sinon clairement explicité sa position sur ce sujet : cf. Dépossession du monde.
4. Un regard cognitif consommateur de l'image de l'Autre, cf. notre travail avec J.-C. Vatin et J.-R. Henry sur Le Maghred dans l'imaginaire français, Edisud, 1986.
5. Le monde des sphères est commun ici aux Grecs et aux mystiques musulmans comme le prouve la conception du monde d'Ibn Arabi.
6. Alors que les Arabes ont été les plus grands géographes et grands consommateurs d'altérité par intégration religieuse.
7. HWR: désir narcissique de voir le noir de l'oeil; HMM: lieu de la pureté rituelle; HRM: ce qui est interdit par la relgion; HSM: ce qui est interdit par la tradition. Ce balisage du champ produit une cosmogonie et une cosmologie propres aux sociétés islamiques à l'intérieur du monothéïsme.
Bruno Etienne,
15 novembre 1987
Ce n'est pas parce que nos sociétés modernes désocialisées par le capitalisme libéral, atomisées et parcellisées par l'individualisme, ont oublié ce souci fondamental que d'autres communautés (qui ne sont pas nécessairement "primitives" ni extrême-orientales) ont fait de même; et en Islam, en particulier, la très grande importance accordée à l'harmonie sociale, à la justice (qui n'est pas tout à fait l'égalité, comme on le sait), est un reflet de cette préoccupation "archaïque" (au sens qu'aurait le mot "principiel") pour le cosmos (dont la traduction approchée en arabe est nizâm davantage que âlam).
Le livre de Bruno Etienne présente d'abord cet immense intérêt d'être construit autour de la notion centrale d'anomie, centrale en ceci que, jamais nommée explicitement, elle commande l'ensemble du développement. Au-delà des aspects historiques, sociologiques et stratégiques du "retour à l'Islam" — aspects qu'à la suite d'autres savants et observateurs, il traite de façon approfondie et tantôt allusive — le "pérégrin", "Occidental perverti par l'Orient" qu'est aussi Bruno Etienne fait constamment référence à ce point focal, à ce sujet dont l'ensemble du discours islamiste constitue en quelque sorte le prédicat global.
Comment ne pas voir alors que les formes successives d'Islam à visée radicale (c'est-à-dire transformatrice de la société et de la politique et restauratrice de la Société), depuis Hassan et Banna, sont concomitantes, non pas seulement de l'entreprise coloniale comme on le dit trop souvent (et il faut savoir gré à Bruno Etienne d'être plus subtil que cette vulgate journalistisque; c'est là le moindre mérite de son livre) mais de la "modernisation" des sociétés proche-orientales, modernisation marquée par l'individualisme, le sens et le goût de l'entreprise industrielle, le libéralisme politique sous sa forme pluripartite et le prométhéisme de l'asservissement de la nature; cette modernisation était sans doute encouragée par les puissances coloniales, qui trouvaient là une justification à leur présence, mais elle a été portée et mise en oeuvre par les élites locales, désireuses de construire — et réussissant en cela à partir des années '50 — l'Etat national rationnel, destiné à être tout à la fois l'aboutissement de l'Histoire et le lieu d'épanouissement des potentialités de la classe bourgeoise.
On entend distinctement aujourd'hui si l'on veut bien prêter l'oreille comment, au travers d'un discours islamiste (et particulièrement dans sa rhétorique chiite, centrée sur le thème des mustaz'afin) s'exhale "le soupir de la créature écrasée". Mais alors que les "misérables" du XIXe siècle finissant en Europe, "éveillés en sursaut, se sont levés en criant" parce que, selon la formule de Jaurès, "la berceuse qui les consolait depuis des siècles s'était tue", les sociétés du Proche-Orient ont vu apparaître en leur sein des intellectuels capables d'utiliser conjointement les ressources symboliques du discours religieux et de celui de la protestation sociale. Dans l'Islam du XXe siècle s'opère, en ce lieu intellectuel et pratique à la fois qu'est le radicalisme religieux, la convergence, mieux: la fusion entre Jaurès et Lamennais, ce qui fait que la revendication, la protestation politique est toute imprégnée de messianisme et de justicialisme, et jamais disjointe du souci plus profond, plus fondamental, de la restauration de l'Ordre du Monde.
Voilà pourquoi les modes d'action de certains des groupes islamistes s'apparentent bien davantage à ceux des sociétés secrètes qu'à ceux des partis politiques: c'est d'ailleurs là un des mérites de cette étude que d'éclairer comme il convient — c'est-à-dire en montrant l'existence d'une face cachée de la planète, mais sans nous en révéler l'exacte géographie — les lieux véritables d'où procèdent les projets et les dynamismes des radicalismes islamiques d'aujourd'hui: on comprend mieux comment la hiérarchie de l'organisation interne de ces mouvements se trouve liée à la question ancienne en Islam et toujours irrésolue de la succession d'un Prophète sans descendance mâle directe, et à celle de la nécessité et de l'absence tout à la fois d'une autorité suprême permanente; comment l'action de petits groupes organisés militairement et d'autant plus efficaces et redoutables que leurs membres sont prêts au sacrifice personnel (c'est le sens du mot arabe fidâ'i) peut, si cette action est dirigée contre le bon adversaire (qui n'est pas l'Occident, ni les minoritaires non-musulmans, comme tend à nous le faire penser la littérature journalistique), hâter l'avènement du Royaume de Justice, et ce, en vertu d'une logique de type millénariste (apocalyptique), qui est loin d'être "irrationnelle"; comment enfin la dialectique toujours opérante entre l'exotérique et l'ésotérique (le zâhir et le bâtin) autorise, là aussi très rationnellement, tous les jeux en point et contre-point entre les légalismes affichés (démarches d'ordre pédagogiques, visant à l'islamisation plus approfondie de la société et de ses cadres, ce qu'on appelle la da'wa ou l'appel, d'un mot bâti sur la même racine que celui signifiant la "propagande"), et d'autre part les quadrillages secrets et les opérations fulgurantes. C'est ainsi que, loin d'être un culte de l'action, une ivresse de violence, l'Islam radical entretient une dimension d'ordre gnoséologique, héritier en cela des mouvements "assassins" étudiés naguère par l'orientaliste anglais Bernard Lewis.
Au sein de l'action secrète, s'ouvre ainsi un autre espace, secret aussi, mais d'un autre ordre: s'il y a plusieurs chambres dans la Maison du Père il y a plus d'une salle dans le Temple, et si le propre de l'espace profane est d'être ouvert et homogène, dans sa multiplicité horizontale, celui du sanctuaire est d'être sphérique et profond. L'auteur, qui évoque, au coeur de son ouvrage, quelques rencontres, quelques amorces d'itinéraires, a cette élégance un peu déceptive de mener son lecteur parfois désemparé, intrigué par la richesse et la complexité des informations qui lui sont données, jusqu'aux abords extérieurs du mystère, et de lui désigner muettement la porte fermée du Temple.
Luc Barbulesco,
15 novembre 1987
Chez votre libraire
Catalogue général • Catalogue des livres imprimés • Index des auteurs • Index des livres • Contact & Mentions légales
L'histoire • Le journal • La maison d'édition
Droits réservés © La République des Lettres
Paris, dimanche 4 juin 2023