Romancier et nouvelliste américain, Francis Scott Fitzgerald est né à Saint-Paul (Minnesota) le 24 septembre 1896.
À mesure que la seconde moitié du XXe siècle et le début du XXe redécouvre avec nostalgie le charme scintillant des années 1920, il semble que la réputation de Fitzgerald ne cesse de grandir, sans qu'on sache toujours bien séparer, dans l'image qu'on se fait de sa carrière, la vérité de l'écrivain de la légende du couple qu'il forma avec Zelda.
Cette carrière ne débute guère, pour nous, qu'au moment où il commence à écrire, c'est-à-dire à l'université de Princeton, où il entre en 1913, et où il connaît la triple frustration de n'être ni riche, ni athlétique, ni brillant étudiant en vérité. Il quitte l'université une première fois en 1915, puis définitivement en 1917, sans avoir obtenu son diplôme.
C'est à Camp Sheridan (Alabama), lieu de sa deuxième garnison, qu'il rencontre Zelda Sayre (18 ans). Le 18 février 1919, il est renvoyé dans ses foyers (sans avoir été au front, comme William Faulkner) et, après un court séjour dans une agence de publicité, de retour à Saint-Paul, il se met sérieusement à réviser un premier roman au titre parfaitement choisi, The Romantic Egotist, lequel deviendra This Side of Paradise — De ce côté du paradis, et non L'Envers du paradis —, qui paraît chez Scribner's le 26 mars 1920. Huit jours plus tard, le 3 avril, alors que le livre fait sensation et que son rêve de gloire s'accomplit, il épouse Zelda Sayre à la cathédrale de New York.
Alors commence la carrière bien connue, peut-être trop connue, brillante, exhibitionniste, fragile et fondamentalement instable: les premières nouvelles publiées dans le Saturday Evening Post (le magazine qui payait le mieux) et dans Scribner's, puis recueillies dans Flappers and Philosophers (Friponnes et Philosophes, 1920), et dans Tales of the Jazz Age (Les Enfants du jazz, 1922); premier séjour en Europe (mai-juillet 1921); retour à Saint-Paul, où naît une fille, Frances (26 octobre 1921); un second roman, The Beautiful and the Damned (Les Heureux et les Damnés, 1922), très autobiographique; une pièce de théâtre, The Vegetable, (Le Légume, 1923) qui échoue lamentablement à New York, où les Fitzgerald se sont installés.
De 1924 à 1926, deuxième séjour en Europe: côte d'Azur — à la Villa Marie, près de Saint-Raphaël, où il rédige son troisième roman, Gatsby le Magnifique —, Italie et surtout Paris, où il fait la connaissance d'Ernest Hemingway (voir le portrait rien moins que tendre que celui-ci trace de Fitzgerald dans Paris est une fête). Le 10 avril 1925, alors que les Fitzgerald sont à Capri, sort à New York Gatsby le Magnifique, édité par Maxwell Perkins chez Scribner, incontestablement le chef-d'oeuvre de Fitzgerald comme Citizen Kane est celui d'Orson Welles. Malgré les louanges de T. S. Eliot et d'Edmund Wilson, le livre n'a cependant guère de succès immédiat.
Mais Francis Scott Fitzgerald est désormais prisonnier d'un malentendu qui n'est, comme d'habitude, qu'un "trop bien entendu": derrière le brillant de la vitrine, il perçoit l'ombre et le vide; mais le public, lui, ne veut pas entendre parler de la "terre gaste".
La fuite en avant, essentiellement provoquée par un perpétuel besoin d'argent, continue avec le retour aux États-Unis (1926) et le premier séjour à Hollywood (1927). Zelda veut danser, aussi Paris reverra-t-il le couple pendant l'été de 1928, puis, pour un second long séjour, de mars 1929 à septembre 1931. Entre-temps, Zelda est entrée dans le tunnel de la folie qui, de clinique en clinique, la mènera au tragique incendie du 10 mars 1948, en Caroline du Nord, où elle trouvera la mort. C'est donc d'abord la Suisse, et le début du travail de Scott sur son autre grand roman après Gatsby, Tendre est la nuit (12 avril 1934), puis le retour définitif aux Etats-Unis en septembre 1931, et un deuxième contrat à Hollywood où, pas plus que d'autres, dont William Faulkner, il ne sera jamais un grand scénariste.
Après la publication, et l'échec, de Tendre est la nuit, c'est la "fêlure", la maladie, l'alcoolisme, l'instabilité accrue, et l'écriture de moins en moins facile. On dit que Sheilah Graham, qu'il rencontre à Hollywood en 1937, "aurait pu le sauver", mais il était déjà trop tard.
Il travaille à son dernier roman, The Last Tycoon (Le Dernier Nabab, 1941), lorsqu'une seconde attaque cardiaque le terrasse à Hollywood le 21 décembre 1940.
Apprécier Francis Scott Fitzgerald à sa "juste valeur" n'est pas chose facile, surtout si l'on cherche à la fois la justesse et la justice; car il y va tout simplement de ce qu'on attend de la littérature, et, d'abord, de qui, ou de quoi parle-t-on ? Malgré la critique désormais surabondante, ne continue-t-on pas, comme le dit Sergio Perosa, à "transformer la légende en réputation littéraire" ? Mieux vaut sans doute, comme le fait ce critique en s'appuyant sur l'idée de T. S. Eliot (qui vit dans Gatsby "le premier pas qu'ait fait le roman américain depuis Henry James"), selon laquelle "aucun artiste n'a seul toute sa signification", le placer sur la carte du roman américain. Il apparaît alors, incontestablement, comme l'un de ceux qui ont tenté d'embrasser l'expérience américaine: ni plus ni moins que cela. Comme l'écrit Perosa, "il enregistre l'échec et la frustration tout en réaffirmant constamment la pureté du rêve de ses personnages... Le niveau "représentatif de ce qu'il écrit n'est donc pas limité au siècle du jazz: on y trouve l'horreur et la gloire de l'expérience américaine en général". C'est, en effet, face au grand thème du "rêve américain" que Fitzgerald paraît le plus grand. En ce sens, ses ancêtres spirituels seraient donc plutôt Nathaniel Hawthorne et Herman Melville. Mais, plus sûrement encore, il apparaît que son père putatif est, et ne peut être, que Henry James. Quant à ses contemporains de la génération née juste avant le XXe siècle, il dépasse sans conteste Erskine Caldwell et John Steinbeck, qui n'ont pas grand-chose de commun avec lui. Il s'élève sans mal à la hauteur d'Ernest Hemingway: en effet, même s'il a moins innové sur le plan formel, se contentant d'adapter et d'affiner un art somme toute assez traditionnel (puisque à travers Henry James et Joseph Conrad on peut le faire remonter à la "grande tradition" éthico-sociale du roman anglais), il a connu — faut-il dire, dans son cas, il a subi ? — une véritable "mutation" (le mot est d'André Le Vot). Ernest Hemingway, au contraire, après ses premières oeuvres, les meilleures, s'est trop contenté de s'imiter lui-même. Reste William Faulkner: c'est sans doute le seul romancier du XXe siècle américain qui, notamment par les dimensions de l'oeuvre produite et par l'universalité des thèmes qui la nourrissent, dépasse largement Fitzgerald. Il reste que celui-ci (la légende autant que l'oeuvre ?) a engendré, chez ses admirateurs inconditionnels, une sorte de culte qui est en lui-même un fait de l'histoire littéraire contemporaine. Faut-il, malicieusement, pour finir, proposer à leur réflexion ce mot, plein de justesse mais aussi d'injustice, de Leslie Fiedler qui, en 1960, voyait dans l'oeuvre de Fitzgerald le "portrait de l'artiste en jeune fille" ?
Michel Gresset,
gmtime
Ceux qui furent assez heureux pour naître un peu avant la fin du XIXe siècle, une année quelconque entre 1895 et 1900, ont eu au cours de leur vie le sentiment que le nouveau siècle était placé sous leur responsabilité; il leur apparaissait comme une affaire en difficulté, qui ne pourrait plus désormais être sauvée que par un changement de personnel. Américains et optimistes, ils pensaient que l'affaire était saine et triompherait de ses prédécesseurs. Ils s'identifiaient au siècle: ses adolescents étaient leurs adolescents, sa Grande Guerre était la leur, les insouciantes années 20 étaient leurs années 20. En même temps qu'ils se lançaient dans la vie, ils cherchèrent parmi eux un porte-parole et le premier qu'ils trouvèrent fut F. Scott Fitzgerald.
Lorsqu'à vingt-trois ans il publia son premier roman, Fitzgerald possédait le genre de qualités que sa génération estimait les plus représentatives. Il était un enfant du Middle West, né à Saint-Paul le 24 septembre 1896, dans une famille d'origine irlandaise et de bonne bourgeoisie, en possession d'une petite fortune héritée par sa mère. Son père n'était pas doué pour les affaires, de telle sorte que leur fortune périclita d'année en année et que les Fitzgerald, comme d'autres gens dans la même situation, étaient très préoccupés par les questions d'argent. Ils furent aidés par une tante demeurée vieille fille, qui permit à Scott de réaliser son rêve d'aller dans un collège de l'Est, puis à Princeton.
Il se voyait volontiers héros de drames romantiques et se donnait beaucoup de mal pour briller aux yeux de ses camarades. Après avoir été l'élève le plus impopulaire de la Newman School, il rétablit sa situation en créant une équipe de football, qui gagna un premier prix. À Princeton, il fut admis à prendre ses repas à ce qui représentait pour lui le club le plus sélect — le Cottage —, après en avoir refusé trois autres, et écrivit la plus grande partie de deux opérettes représentées avec succès par le Triangle Club. La deuxième de ces opérettes s'appelait Le Mauvais Oeil, couplets de Fitzgerald et livret d'Edmund Wilson. Lorsque le spectacle fut donné à Chicago, le 7 janvier 1916, le journal de Princeton écrivit: "Trois cents jeunes filles occupaient les premiers rangs de l'orchestre et après le spectacle, elles se levèrent pour faire un ban à la mode de Princeton et lancèrent les fleurs de leur corsage aux acteurs et aux choristes."
C'étaient les premières flappers de Fitzgerald et il serait tombé amoureux d'elles, des trois cents à la fois, s'il avait accompagné la tournée triomphale du Triangle Club. Mais il avait quitté l'université à la fin de novembre, principalement pour raisons de santé, mais aussi parce que ses notes étaient si mauvaises qu'il aurait été renvoyé, selon toute probabilité, après les examens du premier semestre. Il lui fallait renoncer au rêve de devenir président du Triangle Club et le grand homme de sa division. "Année de terribles déceptions et la fin de tous les rêves d'université", écrit-il dans le registre qui lui servait pour noter ses triomphes et ses défaites. "Tout ce qui ne marche pas est de ma faute." L'année suivante, 1916-17, est décrite dans le registre comme "une année d'efforts féconds. Extérieurement un ratage avec des moments dangereux, mais les débuts de ma vie littéraire". Il était revenu à Princeton, où il était plus attentif à ses études, tout en écrivant avec passion pour le Tiger et le Nassaulit. C'est à ce moment-là qu'il commença un roman qu'il intitula, non sans raisons: L'égoïste romantique.
L'automne 1917, après un examen spécial, il reçut un brevet de sous-lieutenant de réserve dans l'armée régulière. Il partit pour un camp d'entraînement où, pendant les week-ends, il termina presque son roman avant d'être nommé en Alabama aide de camp du général J. A. Ryan. C'est dans un bal à Montgomery qu'il tomba amoureux de la fille du juge, Zelda Sayre, qu'il décrivit à ses amis comme "la plus belle fille d'Alabama et de Georgia", tant un seul État ne suffisait pas à donner la mesure de son admiration. "Je n'avais pas les deux choses principales: un grand magnétisme animal ou de l'argent", écrivit-il des années plus tard dans son carnet, "J'avais les deux choses qui comptaient en second: bonne apparence et intelligence. Aussi ai-je toujours eu la fille la mieux."
Il se fiança à la fille du juge, mais ils ne pouvaient se marier avant qu'il ne fût capable de la faire vivre. Après avoir été démobilisé, Fitzgerald vint à New York chercher du travail. L'égoïste romantique avait été refusé par Scribner's, avec des lettres de Maxwell Perkins, qui se montrait réellement désireux de connaître les oeuvres suivantes de Fitzgerald. Ses nouvelles lui étaient renvoyées par les revues et, à un moment donné, il avait cent vingt-deux lettres de refus épinglées en une sorte de frise sur les murs de sa chambre à Morningside Heights. Il trouva un emploi dans une agence de publicité où il débuta à quatre-vingt-dix dollars par mois, sans beaucoup de chances d'avancement. Il fut une seule fois félicité pour le slogan qu'il avait trouvé pour une teinturerie de Muscatine dans l'Iowa: "Nous vous tenons propres à Muscatine." Il essayait de faire des économies, mais la jeune fille de l'Alabama vit que c'était sans espoir et rompit leurs fiançailles, au nom du bon sens. Fitzgerald emprunta de l'argent à ses anciens condisciples, se soûla pendant trois semaines, puis revint à Saint-Paul pour récrire son roman sous un nouveau titre. Cette fois, Scribner's l'accepta et il parut à la fin du mois de mars 1920.
This side of paradise (De ce côté du paradis) était le roman d'un très jeune homme et un livre de souvenirs. L'auteur y avait mis des fragments de tout ce qu'il avait écrit jusque-là: courtes nouvelles, poèmes, essais, fragments d'autobiographie, scènes et dialogues. Certaines choses avaient déjà paru dans le Nassaulit, si bien que ses amis disaient que ce livre représentait les oeuvres complètes de F. Scott Fitzgerald. On aurait pu dire aussi que c'étaient les oeuvres complètes de Compton Mackenzie et de H. G. Wells, avec plus d'un rappel de Stover at Yale. Mais avec tous ses défauts et ses emprunts, le livre tenait par sa vitalité, sa sincérité, son assurance, et on y entendait la voix d'une génération nouvelle. Ses contemporains reconnaissaient leur propre voix, et les aînés l'écoutaient.
Tout de suite les revues se montrèrent avides de publier les nouvelles de Fitzgerald et prêtes à les payer très cher. On en voit les preuves dans son gros registre: il toucha huit cent soixante-dix-neuf dollars de droits d'auteur en 1919; en 1920, il gagna — et dépensa — dix-huit mille huit cent cinquante dollars. Ces premiers succès s'ajoutèrent à ce qu'il avait déjà, pour être le représentant de sa génération, et Fitzgerald lui-même finit par le croire. Il s'aperçut que lorsqu'il racontait avec sincérité ses rêves, ses déconvenues et ses découvertes, les autres se reconnaissaient dans ces images.
Il convient de préciser que Fitzgerald n'était pas un exemple typique de sa génération, ni d'aucune autre. Il vivait plus durement que beaucoup de gens n'avaient jamais vécu et poursuivait ses rêves avec une intensité extraordinaire. Ses rêves eux-mêmes n'avaient rien d'exceptionnel: au début, il rêvait de devenir une vedette du football et le grand homme de son université, d'être un héros sur les champs de bataille, de gagner beaucoup d'argent et d'avoir "la fille la mieux". C'étaient les aspirations les plus courantes des jeunes gens de son temps et de son milieu. C'était l'émotion qu'il mettait dans ses rêves et la sincérité avec laquelle il exprimait cette émotion qui en faisaient le prix. Cette sensibilité intense persuadait ses lecteurs de la valeur unique du monde où ils vivaient. Des années plus tard, Fitzgerald pouvait dire, en s'exprimant à la troisième personne, qu'il éprouvait de la reconnaissance pour l'âge du Jazz parce qu'"il l'avait réconforté, charmé et lui avait donné plus d'argent qu'il n'en avait jamais rêvé, simplement en disant aux gens qu'il sentait les mêmes choses qu'eux".
Au début d'avril 1920, Zelda vint à New York et ils se marièrent au presbytère de la cathédrale Saint-Patrick, quoique Zelda appartînt à l'église épiscopale et que Scott ne fût plus un très bon catholique. Ils s'installèrent à l'hôtel Biltmore. À leur étonnement, ils furent adoptés non pas comme des provinciaux — l'un du Middle West et l'autre du Sud — mais comme des dilettantes, "comme les archétypes de ce dont New York avait besoin", écrivait Scott. Arthur Mizener, dans sa biographie de Fitzgerald, a remarquablement évoqué le temps de ce joyeux tourbillon. Une époque nouvelle était en train de naître et Scott et Zelda s'y aventuraient innocemment, la main dans la main. "C'était toujours le milieu de l'après-midi ou tard dans la nuit", a pu dire Zelda, et Scott: "Nous nous sentions comme des petits enfants dans le monde inconnu d'un grenier plein de merveilles." Scott disait aussi: "L'Amérique était plongée dans la plus vaste, la plus pharamineuse partie de plaisir de l'histoire, et il allait y avoir un tas de choses à raconter." Il y a toujours beaucoup à raconter, à la lumière de notre époque si curieuse des années 20, mais si obstinément aveugle sur ce qu'elles furent. "La plus pharamineuse partie de plaisir de l'histoire" était aussi une révolte morale provoquée par une transformation de la société. C'est au cours de ces années 20 que le puritanisme est mis en échec et que les églises protestantes perdent leurs positions dominantes. C'est l'époque où les États-Unis cessent d'appartenir aux Anglais et aux Ecossais et où les rejetons de récentes immigrations prennent leur place dans la vie du pays. C'est l'époque où la culture américaine cesse d'être rurale pour devenir citadine et où New York fixe les normes intellectuelles et sociales de l'ensemble du pays — même si ces normes ont été établies par des gens du Sud et du Middle West, comme c'est le cas des deux Fitzgerald.
Plus encore, les années 20 marquent le moment où une éthique de la production — faite d'économies et de privations en vue d'accumuler des capitaux pour de nouvelles entreprises — est remplacée par une éthique de la consommation, nécessaire aux marchés créés par le flot ininterrompu des sources de production. Au lieu qu'on apprenne aux gens à économiser, il leur était recommandé de mille façons de dépenser, de profiter, de se servir des choses une seule fois et de les jeter ensuite afin d'en acheter de plus coûteuses. Ils suivirent ces instructions, avec ce résultat que plus de biens de consommation furent produits et consommés, et qu'il fut plus facile que jamais de gagner de l'argent. "L'âge du Jazz, écrit Fitzgerald, courait désormais sur sa propre lancée, ravitaillé par d'énormes distributeurs automatiques remplis d'argent... Même si vous étiez fauchés, vous n'aviez pas à craindre de manquer d'argent: il y en avait à profusion autour de vous."
Ceci peut expliquer sur quoi repose l'insouciante liberté des Twenties, mais rend mal compte de ce qui se passait réellement. Les contemporains de Fitzgerald ne prenaient aucun intérêt aux mouvements sociaux sous-jacents, pas plus qu'ils ne s'intéressaient à la politique, intérieure ou internationale. Ce qu'ils éprouvaient profondément, c'était le sentiment d'avoir rompu avec les valeurs de la génération précédente. La séparation entre intellectuels et bourgeois — ou libéraux et conservateurs —, qui devait plus tard diviser la société américaine, n'avait alors aucun sens. À ce moment-là, le fossé n'existait qu'entre les jeunes et les vieux. Les jeunes rendaient peu visite au foyer de leurs parents et certains d'entre eux n'avaient que des rapports de politesse avec les hommes et les femmes de plus de quarante ans. Les aînés s'étaient discrédités à leurs yeux par la guerre, la prohibition, la "peur rouge" de 1919-1920 et par des scandales comme celui du Teapot Dome. C'était tant mieux: les jeunes avaient ainsi le champ libre pour mettre en pratique leur système de vie.
Ce système était simple et plutôt primitif. Les porte-paroles de la génération nouvelle reconnaissaient la valeur de la bonne nourriture, des voyages, de l'amour et de la drogue, la valeur du travail bien fait — quand ils en avaient le temps — et la valeur de la sincérité: absolument tout leur paraissait excusable, pourvu qu'on le racontât sans mentir. Ils aimaient dire oui à tout ce qui était promesse de plaisir. Voulez-vous une nouvelle situation, la laisser, partir pour Paris et crever de faim ou bien faire le tour du monde sur un cargo ? Voulez-vous vous marier, abandonner votre mari et passer un week-end à deux à Biarritz ? Voulez-vous faire le tour de New York sur le toit d'un taxi et vous baigner dans les fontaines de l'hôtel Plaza ? "WYBMADIITY ?", lisait-on sur le miroir derrière le bar du Dizzy Club. Tard dans la nuit, vous demandiez au barman ce que ça voulait dire et il répondait: "Me paierez-vous un verre si je vous le dis ?" La réponse était oui, toujours oui. La grande héroïne des années 20, c'était Serena Blandish, la fille qui ne peut jamais dire non. Ou encore la Molly Bloom, de Joyce, quand elle rêve de son premier amant: "... je me suis dit, après tout aussi bien lui qu'un autre et alors je lui ai demandé avec les yeux si je voulais oui dire oui ma fleur de la montagne et d'abord je lui ai mis mes bras autour de lui oui et je l'ai attiré sur moi pour qu'il sente mes seins tout parfumés oui et son coeur battait comme fou et oui j'ai dit oui je veux bien Oui".
L'idéal masculin des twenties, c'était ce que Fitzgerald nommait "le vieux rêve d'être un homme complet dans la tradition Goethe-Byron-Shaw, avec un rien d'Américain opulent, une espèce de combinaison de J. P. Morgan et de saint François d'Assise". L'homme complet c'est celui qui serait capable de "faire n'importe quoi", de bon ou de mauvais, qui réaliserait toutes les possibilités de sa nature et parviendrait ainsi à la sagesse. L'homme complet, dans les années 20, c'était celui qui suivait la règle de l'abbaye de Thélème, telle qu'elle est révélée à Pantagruel: "Fais ce que vouldras." Mais cette règle était suivie d'un autre impératif: "Sache vouloir !" Pour être admiré des Twenties, les jeunes gens devaient vouloir toutes sortes de choses et posséder assez d'énergie et de courage pour satisfaire jusqu'au bout même leurs désirs les plus éphémères. Ils vivaient dans l'instant, avec, comme ils aimaient à le dire: "Le souverain mépris des conséquences." En rêve, ils firent tous le pèlerinage à l'Abbaye de Thélème. Ils consultèrent l'oracle de la dive bouteille et, comme à Pantagruel, il leur fut répondu par ce seul mot: Trinck. Ils obéirent à l'oracle et burent, alors qu'en ces jours de Volstead act, boire était un rite de camaraderie et un acte de révolte. Comme le dira Fitzgerald, ils burent "des cocktails avant les repas comme des Américains, du vin et du cognac comme des Français, de la bière comme des Allemands et du "wiskey-and-soda" comme des Anglais... mélange insensé et pareil à un gigantesque cocktail dans un cauchemar". Ils buvaient et ils travaillaient, avec la même sorte de désespoir. Ils travaillaient pour s'élever dans la société, pour vendre, pour faire vendre, pour organiser, pour inventer et pour créer des oeuvres d'art durables. En dix ans, ils donnèrent à l'Amérique une nouvelle allure.
Les années 20 furent de bonnes années pour la création artistique et, d'une certaine façon, néfastes pour les artistes en tant qu'hommes. Les oeuvres sont parvenues jusqu'à nous, de telle sorte que nous pouvons comprendre combien elles furent sincères et émouvantes, malgré leur aspect fragmentaire. Quelques-uns des artistes ont survécu, tandis que d'autres ont disparu: en général, l'époque était peu favorable pour leur permettre d'atteindre un équilibre et de faire carrière. De nos jours, on a tendance à juger sévèrement cette époque à cause du demi-échec de Fitzgerald et de quelques autres, mais c'est une attitude peu logique. S'ils ont subi un échec, ce n'est pas en tant qu'artistes, sinon nous ne relirions pas leurs oeuvres. S'ils ont raté leur vie, ce n'est pas parce qu'ils ont été victimes des circonstances historiques ambiantes: c'est — parmi d'autres raisons — parce qu'ils ont obéi à de dangereux principes, qui étaient ceux de leur temps, mais qu'ils ont assumés comme s'ils étaient les leurs. En ce sens, ils ont succombé, comme a succombé l'époque elle-même, moins sous la pression de forces extérieures que sous le poids d'une fatalité interne.
Non seulement Fitzgerald était le représentant de l'époque, mais il en vint à soupçonner qu'il pourrait bien l'avoir créée en édictant des règles de conduite qui étaient suivies par de plus jeunes que lui. "Si je suis responsable d'avoir créé un type de jeune fille américaine, c'est certainement un boulot raté", écrivait-il dans une lettre en 1925. Dans son carnet de notes, il remarquait qu'une de ses parentes était encore une flapper après 1930. "Il est certain, ajoutait-il, que si elle a pris exemple dans un de mes malheureux écrits de jeunesse, je dois faire preuve d'indulgence — comme nous en éprouverions pour quelqu'un qui aurait perdu un bras ou une jambe à notre service." Un jeune ivrogne frappait à sa porte pour lui dire: "Il faut que je vous voie. Je sais que je vous dois plus que je ne puis dire. Je sens que vous avez influencé toute ma vie." Ce n'était pas ce jeune homme — devenu plus tard un romancier célèbre — mais Fitzgerald lui-même qui était la victime principale de cette capacité de créer dans la vie des personnages de roman. "Parfois, disait-il à un autre visiteur nocturne, je ne sais plus si Zelda et moi sommes réels ou si nous ne sommes pas les personnages d'un de mes romans."
Ceci se passait au printemps 1933, peu de temps après que les banques avaient fermé leurs portes dans tout le pays. Les Fitzgerald vivaient à La Paix, un chalet de bois sombre de la fin du XIXe, bâti dans une propriété d'une quinzaine d'hectares près de Baltimore. "La Paix (Seigneur !)", écrivait Scott, en tête d'une de ses lettres. Pendant l'après-midi, la maison était pleine des bruits de la vie: la cuisinière noire et sa famille discutant dans la cuisine, Zelda parlant à la nurse ou s'affairant dans l'atelier où elle peignait avec ardeur, Scott dictant à sa secrétaire dans une pièce isolée, leur fille arrivant de l'école et jouant sous les grands arbres de la pelouse. Zelda n'était pas assez bien pour assister au dîner, mais le visiteur la voyait ensuite: son visage était amaigri et se crispait quand elle parlait, tandis que sa bouche se tordait désagréablement. On couchait la petite Scottie, la cuisinière et sa famille repartaient chez eux, Zelda devait se reposer et Scott errait de pièce en pièce, un verre plein à la main, qu'il disait être de l'eau, mais quand il allait de nouveau le remplir à la cuisine, il avouait que c'était du gin. Il n'y avait pas assez de meubles ou de tapis pour étouffer les bruits de la nuit. Tout craquait et résonnait. Le visiteur était assis dans l'unique bon fauteuil de la pièce presque vide et ne pouvait s'empêcher de penser que cette maison était faite pour une histoire de fantômes. Mais c'était Scott et Zelda les deux fantômes — le brillant jeune homme des années 20 et la plus belle fille de Géorgie et d'Alabama.
Dans la victoire ou la défaite, Fitzgerald conservait une qualité que peu d'écrivains possèdent: le sens de vivre dans l'histoire. Les moeurs et la morale ont évolué tout au long de sa vie, et il prit la peine d'en recueillir les changements. Ce n'étaient pas des statistiques ou des articles de journaux qui les révélaient, mais des personnages vivants, dont les caractéristiques lui apparaissaient différentes au fur et à mesure des années. Il a écrit: "Un jour, en 1926, nous — c'est-à-dire les gens de sa génération — nous sommes aperçus que les muscles de nos bras devenaient flasques, que nous prenions du ventre et que nous ne pourrions plus dire "boop-boop-a-doop" à un Sicilien... Vers 1927, les signes de névrose généralisée parurent évidents, d'abord imperceptibles comme un battement de pied qu'on ne peut réprimer, et se traduisirent par le succès des mots croisés... À cette époque — également en 1927 —, mes contemporains furent happés par la gueule béante de la violence... En 1928, Paris était devenu irrespirable. À chaque débarquement d'Américains déglutis par la prospérité, la qualité baissait un peu plus, jusqu'à ce qu'à la fin ces cargaisons folles devinssent tout à fait sinistres."
Il essaya de trouver l'acte visible qui révélerait la valeur morale d'un certain moment du temps. Il était hanté par le temps, comme s'il avait vécu dans une chambre remplie de pendules et de calendriers. Il se mit à rédiger des douzaines de listes, y compris des listes de chansons en vogue, de joueurs de football, de débutantes en vue (avec leur genre de beauté à chacune), les manies et les expressions d'argot à la mode cette année-là: il pensait que ces noms et ces mots appartenaient en propre à l'année et permettaient d'en traduire la saveur éphémère. "Après tout", dit-il dans une nouvelle qui ne présente par ailleurs pas d'autre intérêt, "chaque instant a sa valeur; on peut en discuter par la suite mais l'instant reste. Le jeune prince vêtu de velours qui se pavane auprès de la reine au milieu de riches draperies pourra bien être plus tard Pedro le Cruel ou Charles-le-Fou: la beauté de l'instant demeure."
Fitzgerald ne se sentait vivre que dans des moments pivilégiés, ou lorsqu'il se souvenait de leur tension dramatique. Mais il savait aussi garder ses distances et juger les causes et les effets. C'est cette ambiguïté, ou cette ironie, qui confère à son talent d'écrivain sa marque particulière. Il prit part aux orgies rituelles de son époque, mais il sut aussi en être détaché, se considérant comme un pauvre parmi des millionnaires, comme un Celte parmi des gens d'une autre race, ou un paysan taciturne parmi les nobles. Il disait qu'il avait l'avantage de se tenir à la lisière de deux générations: celle de l'avant-guerre et celle de l'après-guerre. Il sut cultiver cette double perception. Dans ses romans et ses nouvelles, il essayait de décrire la vie brillante et légère des clubs de Princeton, des plages de Long Island, de Hollywood et de la Riviera. Il entourait ses personnages d'un halo d'admiration, mais au même instant il les mettait à nu. Il aimait savoir: "Quand le lait est coupé d'eau, le sucre mêlé à du sable, quand des morceaux de verre passent pour des diamants et le stuc pour de la pierre."
C'était comme si, dans ses nouvelles, il avait décrit un bal où il aurait mené une très jolie fille:
Il y avait un orchestre, bingo-bango,
Qui jouait pour nous ses plus beaux tangos.
Nous nous sommes levés, on a applaudi
Son joli visage et mon bel habit.
... Et en même temps, comme s'il s'était tenu au dehors, petit provincial le nez collé à la vitre, en train de se demander combien coûtait le billet d'entrée et qui avait bien pu payer l'orchestre. Pourtant ce n'était pas un bal qu'il regardait, mais plutôt un drame qui opposait des manières de vivre et des aspirations contraires et où il jouait à la fois le rôle du public et du principal acteur. À vingt ans, il écrivait: "Je savais qu'au fond de moi-même, manque l'essentiel. Lors de la dernière crise, j'ai vu que je n'étais capable ni de courage, ni de persévérance, ni de respect de moi-même." Seize ans plus tard, il conservait la même attitude critique, avec plus de discernement, et il dit à celui qui était venu le voir à La Paix: "J'ai un talent très limité. Je suis un artisan des lettres, un écrivain professionnel. Je sais quand il faut écrire et quand il faut s'arrêter d'écrire." Ce qui représentait le maximum de détachement, quoi qu'il fût à ce moment-là au coeur du drame. Il a dit, dans son carnet de notes, sans la moindre exagération: "J'en ai vu de dures, avec Ginevra et Joe Mank" — respectivement le nom de son premier amour malheureux et celui d'un producteur de Hollywood qu'il accusait, à tort ou à raison, d'avoir abîmé son meilleur scénario. "C'est ce qui a marqué toute mon oeuvre de façon tellement apparente qu'on peut la lire en aveugle, comme du Braille."
Le drame qu'il observait et dans lequel il jouait — non sans exagération — le rôle principal, était un drame de la morale, qui ne devait se terminer que sur une récompense ou une punition. "Parfois, je souhaite m'acoquiner avec cette bande", écrivait-il dans une lettre où il parlait des musical comedies, de Cole Porter et de Rogers et Hart, "mais je crois que je suis trop moraliste au fond de moi et que j'ai besoin de prêcher dans des formes acceptables, plutôt que de distraire." La morale qu'il voulait enseigner, au sein de la confusion régnante, était simple. Ses quatre vertus cardinales étaient: Labeur, Discipline, Responsabilité (c'est-à-dire se montrer bon envers ses semblables et tenir ses engagements à leur égard), Maturité (tout en sachant que l'échec est inévitable, persévérer). Dans ses contes, les bons possèdent ces vertus-là et les méchants, les vices correspondants. "Dans la vie, je ne crois", écrivait-il à sa fille, "qu'en la récompense de la vertu (en accord avec nos capacités) et dans le châtiment de ceux qui n'ont pas rempli leurs devoirs — ce qui est doublement coûteux."
Il voulait que ses personnages fussent animés par leurs rêves. Ceux-ci, ai-je dit, étaient assez banals, ou même médiocres, mais il s'arrangeait pour les situer dans une atmosphère de mystère ou d'incertitude ou bien de miséricordieuse perdition. Une musique accompagne ses meilleures descriptions: la musique lointaine d'une salle de bal, celle d'un phonographe jouant un tango, et parfois le bruit du vent dans les feuilles ou encore la simple musique du coeur. Quand il n'y a pas de musique, ce sont des rythmes sourds: "Amour, naissance, mort, rythme vif de la grande cité, qui remplace les rêves de ceux qui n'ont pas assez d'imagination pour rêver... Vivante, étincelante allure de New York, pareille au pas pressé d'un homme de haute taille." Après avoir dépassé l'idée d'être un grand homme à l'université, les rêves d'adulte de Fitzgerald grandissaient, eux aussi, sur un fond de musique, peut-être celle de la Symphonie inachevée: c'était le rêve de devenir un grand écrivain, un grand romancier surtout, qui aurait été à l'Amérique ce que Tourgueniev, par exemple, avait été à la Russie.
Il avait renoncé au rêve d'être poète, quoiqu'il en fût un au début et que, d'une certaine façon, il le restât. C'est à propos de lui qu'il disait: "Le talent qui mûrit tôt est habituellement du type poétique, ce qui est mon cas, en grande partie." Ce n'étaient ni Ivan Tourgueniev ni Gustave Flaubert qui étaient ses auteurs favoris, mais John Keats. "Je crois que je l'ai lue une centaine de fois, disait-il de l'Ode sur une urne grecque. Vers la dixième fois j'ai commencé à comprendre de quoi il s'agissait, à percevoir la musique qu'il y avait en elle, et son merveilleux mécanisme caché. De même pour le Rossignol que je n'ai jamais pu lire sans verser des larmes ou pour Le Vase de Basilic, avec ses magnifiques stances sur les deux frères... Quand on connaît ces choses et qu'on leur a prêté l'oreille, on ne peut plus ne pas faire la différence entre le pur et l'impur dans ses lectures." Quand sa fille voulut devenir écrivain, il lui conseilla de lire Jonh Keats et Robert Browning et de se faire la main en écrivant un sonnet en vers réguliers. "La poésie, ajoutait-il, est la seule chose qui puisse t'aider, car elle représente la forme la plus concentrée du style."
Fitzgerald était un poète qui n'apprit jamais les règles les plus élémentaires de la prose. Sa grammaire était hésitante et son orthographe définitivement mauvaise. Par exemple, il écrivait plus souvent "ect." que "etc." et il orthographia de travers le nom de son ami Monsignor Fay dans la dédicace de This side of paradise. Dans sa correspondance, il orthographie toujours mal les petits noms de ses premières et de ses dernières amours. Il n'était pas studieux, malgré tous les livres qu'il avait lus. Il n'avait rien d'un théoricien ni, si l'on peut dire, d'un penseur. Il comptait sur ses amis pour penser à sa place. À Princeton, c'était John Peale Bishop "qui me fit voir, en deux mois, dit-il, la différence entre la poésie et la non-poésie". Vingt ans plus tard, au moment de sa plus grande dépression, il fut forcé de réévaluer son échelle des valeurs et s'aperçut que penser était bien difficile. C'était, disait-il, comme "tourner autour d'un coffre-fort dont on ignore la combinaison". Et il en arrivait à cette conclusion: "Tout entier à mon métier, j'ai consacré peu de temps à la pensée. Pendant vingt ans, il y a eu quelqu'un qui était ma conscience intellectuelle. Ce quelqu'un était Edmund Wilson." Un autre contemporain, Ernest Hemingway, "a été une conscience artistique pour moi. Je n'ai jamais imité son style contagieux, parce que mon propre style, quelle que fût sa valeur était formé avant qu'il eût rien écrit, mais j'éprouvais une terrible attirance vers lui quand j'avais un embêtement".
C'est afin d'être en paix avec lui-même que Fitzgerald a pu faire ce genre de confession et non pas pour prévenir ce que les critiques pourraient dire de lui. Les critiques, eux, voudraient bien pouvoir dire que l'on voit dans son oeuvre une petite influence de Hemingway et un tout petit peu plus d'Edmund Wilson — bien que Fitzgerald ait écrit un jour l'histoire de deux chiens: Shaggy's morning, où il pastiche volontairement et avec beaucoup de finesse le style de Hemingway. Avec beaucoup d'attention, on peut trouver le ton de Hemingway dans d'autres nouvelles, dans celles de la fin, en particulier, mais Fitzgerald est demeuré fidèle à sa vision du monde et à sa façon de l'exprimer. Sa dette envers Ernest Hemingway et Edmund Wilson est réelle, mais difficile à préciser. Malgré ce que Fitzgerald a pu dire, ils n'ont pas été pour lui des consciences artistiques ou morales, car il possédait cette conscience au plus haut degré. S'ils lui ont servi de modèles littéraires, c'est dans la mesure où il a pu comparer son attitude envers son métier avec la leur.
Pour être en paix avec sa conscience, il s'efforça d'écrire non pas simplement comme il le pouvait, c'est-à-dire comme un bon artisan des lettres, mais mieux qu'il n'en était capable. Et il a su se dépasser chaque fois qu'il était assez pris par un sujet et se laisser emporter au-delà de ses moyens habituels, naturels, tels qu'ils s'étaient manifestés auparavant. Gastby le magnifique fut une de ces occasions. Il y a dans ce roman des passages — la première conversation de Nick et de Daisy, la soirée chez Gastby, l'adieu de Nick à Gatsby, les méditations finales sur le récit — qui ne représentent pas seulement ce que Fitzgerald a jusque-là écrit de meilleur, mais qui ne sont même pas prévisibles dans ses premières oeuvres. "Je n'arrive pas à me souvenir des instants pendant lesquels j'écris, dit-il dans ses Carnets; l'époque de This side of paradise (De ce côté du paradis) ou de The Beautiful and damned (Beau et damné), par exemple. Je vivais dans le temps du récit." Lorsqu'il vivait ainsi, il était apparemment plus lucide que dans la vie réelle. Il a dit qu'il relisait ses livres pour résoudre les problèmes qui se posaient à lui. "Parfois, j'y apprends beaucoup et d'autrefois, peu", ajoutait-il.
Par choix et par tempérament, il a cherché à situer le jeune homme ou la jeune fille qu'il jugeait typiques de son temps en un centre privilégié. Ses personnages ne sont plus esclaves des préjugés ou dépendants des forces économiques et sociales — produits d'un milieu social, comme le voulaient les écrivains naturalistes. Au contraire, ils doivent avoir des dons personnels et être capables de saisir les occasions qui s'offrent à eux ou, au moins, jouir d'une certaine liberté d'action, de façon que leurs décisions affectent à la fois leur propre développement et ceux qui les entourent en suivant leur exemple ou s'en détournant: ses héros auraient des vies exemplaires, comme il en souhaitait une pour lui-même. Quelle que soit sa longueur, le récit porte sur leur façon d'évoluer dans le monde, de tomber amoureux, sur la façon dont ils s'arrangent avec la vie ou dont ils échouent. C'est ce qu'avait fait Stendhal dans Le Rouge et le Noir et Charles Dickens dans De grandes espérances: comment un jeune homme peut-il s'élever au sein d'une société imbue de fausses valeurs, quels sont ses atouts et ses stratagèmes ? Fitzgerald a su situer cette évolution dans son époque et ses observations de la vie sociale ne sont pas tellement inférieures à celles de ces maîtres.
Je ne pense pas que le fait que ses héros finissent par lui ressembler soit une faiblesse dans son oeuvre — ni le fait qu'il leur donne souvent un nom irlandais ou que, pour accentuer la ressemblance, il donne à leur voix l'intonation chantante des Irlandais, comme pour Dick Diver de Tendre est la nuit. Parfois, les personnages principaux étaient décrits d'une certaine façon et, à mesure qu'il travaillait, se mettaient à ressembler à l'auteur. Aux critiques que lui adressait son ami Bishop sur Gatsby le magnifique, Fitzgerald répondait: "Tu as raison de trouver le personnage de Gatsby confus et fait de morceaux disparates. Moi-même ne suis jamais arrivé à le voir clairement — car il a commencé par ressembler à quelqu'un que je connaissais, puis il s'est changé en moi-même — l'amalgame ne m'est jamais apparu clairement." En fait, le roman gagne et perd à cette confusion: il gagne en mystère ce qu'il perd en précision. Dick Diver, lui aussi, a commencé par ressembler à quelqu'un que Fitzgerald connaissait et "s'est changé en moi-même" — si bien changé que le destin de Dick était une prophétie de ce qui allait arriver à l'auteur — mais, là aussi, la transformation donne une qualité supplémentaire au roman. La vie personnelle de Fitzgerald, élargie par ses sympathies et le don qu'il avait de se mettre à la place des autres, était bien plus intéressante que les vies qu'il aurait pu inventer ou simplement observer. Tout lui permettait d'écrire des autobiographies, comme les écrivains l'ont toujours fait. "Il n'y a jamais eu de bonne biographie d'un bon écrivain", a-t-il écrit dans ses Carnets. "Il ne peut pas y en avoir. Si c'est un bon écrivain, il est trop de gens à la fois." Il voulait dire que les personnages de ses récits n'étaient jamais lui-même tel qu'il était dans la vie, mais tel qu'il s'imaginait dans des situations variées, où se seraient retrouvés les différents membres de sa famille spirituelle. "Les livres sont des frères, disait-il. Je suis fils unique. Gatsby est mon frère aîné imaginaire, Amory — dans This side of paradise — mon cadet, Anthony — dans The Beautiful and damned — celui qui me donne des soucis, Dick, celui qui, comparativement, est un bon frère, mais ils sont tous au loin."
Dans la vie et dans la création, Fitzgerald accordait beaucoup d'importance à la continuité de l'effort. "Au fond, Max, je suis un bûcheur", écrivait-il à Maxwell Perkins. "Un jour, j'ai eu une conversation avec Ernest Hemingway et je lui ai dit, contre ce qui paraissait logique à l'époque, que j'étais la tortue et qu'il était le lièvre, et c'est la vérité vraie que tout ce que j'ai atteint l'a été après une lutte patiente, tandis qu'il y avait chez Ernest une sorte de génie qui lui permettait de réussir des trucs formidables avec facilité. Je n'ai pas de facilité. J'ai de la facilité pour la facilité, si je puis dire... mais quand j'ai eu décidé d'être sérieux, j'ai essayé de lutter pied à pied, jusqu'à ce que je fusse devenu un démon de lenteur." Démon de lenteur, il rédigea pour Tendre est la nuit un manuscrit de 400 000 mots dont il laissa les trois quarts de côté, y compris nombre de passages qui étaient aussi bons que ceux qui figurent dans le roman achevé. Après que le livre avait été publié et apparemment oublié, il se mit à le revoir en vue d'une nouvelle édition, sans savoir si elle serait imprimée. Le dernier nabab devait être un court récit de 50 000 mots et, à sa mort, il n'était qu'à demi achevé, mais ses notes, ses brouillons, ses résumés et ses ébauches de personnages ont une valeur en eux-mêmes. Il y a trois brouillons du premier chapitre et la troisième de ces ébauches, modèle d'écriture, nous fait pénétrer dans un domaine inattendu chez Fitzgerald. Mais il a écrit en tête du chapitre: "À récrire d'un jet. Est devenu guindé à force de révision. Ne pas se reporter (au premier brouillon). À récrire d'un jet". À la nième révision, il aurait été toujours insatisfait et ceci jusqu'à ce que le chapitre s'accordât exactement à la configuration de son rêve.
Il prêtait moins de soins à ses nouvelles qu'à ses romans, car il se considérait d'abord comme un romancier. "Une nouvelle est réussie si elle est écrite d'un seul mouvement ou en trois temps", disait-il à sa fille. "La nouvelle en trois temps doit être écrite en trois jours, plus un jour environ pour la revoir, et elle vous quitte. C'est évidemment l'idéal." Et Fitzgerald l'atteignit rarement dans les derniers temps... Il a corrigé certaines nouvelles pendant des mois et même des années, sans les trouver meilleures pour autant. Écrire des nouvelles lui rapportait plus d'argent qu'aucune autre activité littéraire. En 1929, par exemple, il gagna 27 000 dollars avec ses nouvelles et seulement 5 450 provenant d'autres sources, y compris 31 dollars 77 de droits d'auteur pour un livre. Il s'intéressait cependant beaucoup plus aux livres et c'était le roman, et non pas la nouvelle, qui lui paraissait "le moyen le plus fort et le plus souple que puisse trouver un être pour communiquer sa pensée et ses émotions à un autre être."
Ses éditeurs prirent l'habitude de publier un recueil de nouvelles de Fitzgerald une ou deux saisons après la parution de chacun de ses romans. C'était une bonne habitude, car les nouvelles étaient écrites en marge du roman en cours. La plupart des premières nouvelles ont un rapport étroit avec les aventures d'Amory, d'Isabelle et de Rosalinde, les jeunes gens terribles de This side of paradise. Sa première longue nouvelle: May Day (Le Premier Mai) (1920) est, très certainement, l'esquisse de son second roman: The beautiful and damned. Fitzgerald disait lui-même que Winter dreams (Rêves d'hiver) (1922) était une première version de Gatsby le magnifique et qu'Absolution (1924) devait primitivement en être le prologue. Durant les sept années qui suivirent, il écrivit de nombreuses nouvelles sur les Américains à Paris, en Suisse ou sur la Riviera — matériaux qu'il devait utiliser pour Tendre est la nuit — et, parmi celles-ci: One trip abroad (Un voyage à l'étranger) (1930) qui, quoique la plus faible, préfigure le roman définitif.
Les nouvelles servirent aux romans d'une autre façon. Sur les pages détachées d'un magazine où avait paru une de ses toutes premières nouvelles: The smilers (Ceux qui sourient), Fitzgerald a écrit d'une main ferme: "On a ôté de cette nouvelle les passages intéressants. Impossible à republier, en aucune façon." Ces "passages intéressants" furent copiés dans son Carnet où ils furent classés alphabétiquement — A pour Anecdotes, B pour Brillants déchets, C pour Conversation et choses entendues — et tenus en réserve jusqu'au jour où ils pourraient être incorporés dans un roman. Ces pages de magazine furent mises dans un grand classeur marqué: "Nouvelles rejetées et démantibulées." Non seulement celles qui étaient ratées, mais celles qui méritaient un meilleur traitement furent dépouillées de ce qui pouvait servir, comme de vieilles automobiles. Il était capable de sacrifier toute une nouvelle, parfois bonne, pour garder une phrase ou deux qui viendraient renforcer une scène de Tendre est la nuit ou du Dernier Nabab.
Mais ce n'était pas le jugement définitif de Fitzgerald sur ses nouvelles, prises dans leur ensemble. Comme n'importe quel écrivain américain de valeur, il avait l'ambition, aussi ancienne que généralement insatisfaite, de laisser derrière lui ses oeuvres complètes. Il avait le projet de faire une seule édition de tous ses textes, où les nouvelles occuperaient presque autant de place que ses romans. Les Oeuvres Complètes de F. Scott Fitzgerald auraient formé dix-sept volumes. Elles auraient compris sept romans, compte tenu de trois qui n'avaient pas encore été écrits, et l'un de ceux-ci: In the darkest hour (À l'heure la plus sombre), aurait eu deux volumes. À côté des romans, il y aurait eu sept volumes de nouvelles, un volume de poèmes et de pièces de théâtre et, enfin, un volume d'essais. Ce n'est pas tout; à cinquante-cinq ou soixante ans, Fitzgerald devait donner une édition "revue et corrigée" en douze volumes — sans doute avec la même reliure sévère que l'édition de New York de Henry James — et, une fois de plus, les nouvelles auraient pris leur vraie place. Il aurait alors compris, comme nous aujourd'hui, que beaucoup sont aussi bonnes dans leur improvisation que les romans qu'il a récrits si souvent. Elles sont comme les dessins d'un artiste doué, aiguës et rapides dans leurs notations, et nous confrontent avec son véritable univers. Même dans les plus mauvaises de ses nouvelles, il y a de soudaines et profondes intuitions — comme si un rideau se soulevait tout à coup et laissait apparaître une fenêtre là où on aurait pu croire qu'il n'y avait qu'un mur superficiellement décoré —, alors que les meilleures, toutes d'émotion, abondent en vues profondes. "J'ai interrogé un tas de sentiments, pour raconter cent vingt histoires", disait Fitzgerald dans un poème en prose, deux ans avant de quitter Hollywood. "C'était cher payé, pour parler comme Rudyard Kipling, parce qu'il y avait dans tout cela une petite goutte de quelque chose, pas une goutte de sang, ni de pleur, ni de ma semence, mais de quelque chose d'encore plus profond en moi: ce que j'avais en plus." Alors malade et nerveusement épuisé, il ajoutait: "À présent c'est fini, et je suis seulement comme vous tous."
En 1935 et 1936, il souffrit d'une grave dépression physique et morale. Ce ne fut jamais un secret pour personne. À l'époque, Fitzgerald décrivit son état dans The crack-up (La fêlure) et dans deux autres textes publiés dans Esquire au printemps 1936. Ces textes révélaient les angoisses d'un écrivain qui en était arrivé à se comparer à "... une assiette fêlée, du genre de celle dont on se demande si ça vaut la peine de la garder... On ne peut plus la mettre à réchauffer au four ni la ranger avec les autres dans le buffet. On ne s'en servira pas quand il y aura du monde, sauf pour quelques biscuits au dernier moment ou pour garder les restes dans la glacière."
Les raisons de cette crise n'ont rien de mystérieux et Arthur Mizener en a parlé avec beaucoup de compréhension dans The far side of paradise. Fitzgerald en a décrit les symptômes qui étaient horriblement douloureux, mais non pas exceptionnels. Nous avons vécu une époque où ce genre de dépression était fréquent. Désormais, les cas de centaines, de milliers d'hommes brillants qui ont été ainsi détruits appartiennent aux médecins et il n'y a rien que Fitzgerald ait souffert qui ne porte un nom d'origine grecque et n'ait été catalogué dans les livres médicaux. Toutefois, Fitzgerald échappe par deux aspects de sa personnalité à ce lieu commun de l'Histoire. Le premier se traduit par la simplicité avec laquelle il a décrit tout cela. Peut-être n'a-t-il pas été tout à fait franc à propos de son alcoolisme, mais c'est un symptôme de la maladie elle-même, dont il a essayé de venir à bout. Il a dit tout le reste, sous réserve de ne blesser personne que lui-même.
Je ne crois pas qu'il soit honnête de parler d'exhibitionnisme à propos des trois textes publiés alors dans Esquire. On n'y trouve pas de preuves qu'il ait pris un malin plaisir à se torturer en public. Ces textes traduisent plutôt un sens du devoir. C'est comme s'il avait dit: "Quand j'ai entrepris de devenir un certain type d'écrivain, j'ai accepté de dire la vérité sur ma vie et sur moi-même. C'était une tâche difficile, parfois, dans le passé, et maintenant que c'est suprêmement pénible, je dois continuer à dire la vérité, sous peine de perdre toute dignité si je ne le faisais pas." Sans forfanterie et sans s'excuser plus qu'il ne faut, il raconte simplement son histoire. D'autres écrivains l'ont fait avant lui, mais, en général, ils ont attendu assez longtemps, quand il n'y avait plus rien de honteux à raconter leur histoire et qu'ils pouvaient se vanter d'avoir retrouvé le chemin de la santé. Ils nous ont donné de nombreuses confessions qui pourraient paraître dégradantes pour eux-mêmes, mais il y a un point qu'ils ont toujours passé sous silence: ils ont tout avoué sauf la possibilité d'avoir perdu leur talent. Fitzgerald a raconté son histoire en pleine crise, alors qu'on ne voyait aucune possibilité de le soigner, et il a scandalisé ses confrères en laissant entendre qu'il avait pu perdre son talent en même temps que sa vitalité.
Dans son poème écrit à la mémoire de Fitzgerald, John Peale Bishop rappelle ses souvenirs de ces années de souffrance:
J'ai vécu avec toi le temps de ton humiliation,
Je t'ai vu chercher les autres dans la nuit
Et te haïssant toi-même
Et ne cachant rien
T'ai entendu crier: "Je suis perdu. Mais vous êtes plus bas encore."
Et tu en avais le droit.
D'ordinaire le damné ne sait pas qu'il est damné.
Fitzgerald demeurait en purgatoire pour y souffrir, mais hors des zones de froid où le coeur se gèle. En se raccrochant à sa sincérité et à son sens des valeurs, il souffrait plus que s'il avait été parmi les damnés. "C'était le désespoir, le désespoir, le désespoir, jour et nuit", disait une infirmière qui le veillait en 1936. Il passait ses nuits sans dormir, à ressasser tous ses échecs. "Vers trois heures du matin, a-t-il écrit, l'horreur passait par-dessus les toits, elle arrivait avec les klaxons des taxis nocturnes et les cris perçants des noctambules dans la rue. Horreur et désolation..."
"Horreur et désolation. Tout ce que j'ai pu être et faire, perdu, dépensé, enfui, dissipé, irrécupérable... Pour la profonde nuit de l'âme, il est toujours trois heures du matin, jour après jour." Dans ces moments-là, un homme ne peut garder un équilibre mental que par la force de la volonté et, s'il le perd, ce ne peut être que par une sorte d'abandon délibéré. Fitzgerald ne se réfugia pas dans ses rêves ou ses déceptions, ni dans n'importe quel autre substitut du sein maternel. Il y avait quelque chose de solide au fond de son âme — puritanisme provincial, origines de bourgeois catholiques irlandais, ou simple obstination, comme vous voudrez — qui l'empêchait de renier ses obligations envers sa famille, envers ceux qui lui avaient fait crédit, envers son talent d'écrivain. Il remplit ses obligations, et c'est là le second aspect de la personnalité de Fitzgerald: ce n'est pas la maladie ou ses souffrances qui le dominent, mais son sens du devoir et sa volonté de survivre.
Il avait subi une grave défaite qu'il n'essayait pas de cacher, ni à lui-même ni aux autres: "Un homme se remet difficilement de tels chocs, dit-il dans un des textes de Esquire, il devient une autre personne et, le cas échéant, cette nouvelle personne trouve à s'intéresser à de nouvelles choses." L'été 1937, la nouvelle personne était assez forte pour entreprendre un voyage à Hollywood. La Metro-Goldwyn-Mayer lui avait offert un contrat de six mois et, quand il vint à expiration en janvier 1938, il fut renouvelé pour un an, avec un salaire plus élevé. Il buvait peu et prouva qu'il pouvait être un bon artisan du cinéma, ceci en dépit du fait que ses scénarios ne furent jamais réalisés dans leur forme originale. Au cours des premiers dix-huit mois qu'il passa à Hollywood, il gagna 88 391 dollars, paya ses dettes et mit en ordre sa police d'assurance.
Il ne s'agit pas d'une histoire toute simple de rédemption, suivie de nouveaux succès. Au début de février 1939, une semaine après l'expiration du contrat avec la M.G.M., il fut envoyé dans l'Est par Walter Ranger, afin d'écrire avec Budd Schulberg un scénario sur le Carnaval de Dartmouth. Il se mit à boire dans l'avion, se disputa violemment avec Wanger et continua à boire à Dartmouth et à New York. Ce fut sa plus vaste, sa plus triste, sa plus désespérée partie de plaisir. Mais ce ne fut pas la fin, comme c'est celle du principal personnage du roman que Schulberg a écrit sur cette randonnée: The disenchanted (Le désenchanté). L'histoire de Fitzgerald continuait.
II trouva un nouveau travail dans les studios, mais le perdit rapidement. À ce moment-là, Zelda allait assez bien pour quitter le sanatorium et il l'emmena en vacances à La Havane, où il se remit à boire. De retour à Hollywood il ne put trouver de nouveau travail et soupçonna les producteurs de l'avoir mis sur je ne sais quelle liste noire. Il fut obligé de garder le lit et pendant trois mois il était jour et nuit sous la surveillance d'infirmières. C'était une rechute tuberculeuse, dit-il à ses amis (qui soupçonnaient plutôt une rechute d'alcoolisme), compliquée d'une dépression nerveuse: "si grave qu'il y avait à craindre une paralysie des deux bras" — et, pour citer le docteur: "Le Seigneur vous a touché l'épaule." Après une guérison partielle pendant l'été, il connut une autre crise, dont il parle à termes couverts dans ses lettres: "Le lugubre mois de septembre, pour moi et pour tout le monde, quand tout a été de nouveau mis en pièces." Mais ce n'était pas encore la fin de l'histoire.
Auparavant, il avait souvent exagéré et dramatisé ses ennuis de santé, mais il n'exagère pas, semble-t-il, quand il dit qu'au cours de l'hiver 1939-40, il souffre "d'une horrible dépression, avec des rémissions et des guérisons superficielles, et d'une espèce d'empoisonnement provenant de (sa) maladie du poumon". Il avait tous les jours de la fièvre. Ses amis de Hollywood racontaient qu'il était très pâle et amaigri, qu'il quittait rarement la chambre, mais qu'il écrivait de nouveau — ne fût-ce que quelques heures par jour —, ce qui était important. Bien qu'il y eût déjà sept livres de lui en circulation, personne ne les lisait et son nom était presque oublié. Il se disposait à reconquérir sa place dans la littérature.
La production de la dernière année de sa vie serait remarquable pour n'importe quel écrivain en bonne santé. Il commença l'année en établissant le plan d'un roman et écrivit, en même temps, vingt nouvelles pour Esquire, dont dix-sept appartenaient à la série des Pat Hobby. Les histoires de Pat Hobby n'étaient pas très bonnes, mais elles traduisaient quelque chose de l'atmosphère de Hollywood, et les plaisanteries sur les faiblesses de l'auteur prouvaient que Fitzgerald n'avait rien perdu de son ironie envers lui-même ni de ses dons de double vue. Soudain, il reprit sa correspondance interrompue avec ses amis et se mit à écrire à sa fille une série de lettres extraordinaires, qui se poursuivirent tout au long de l'année. Peut-être étaient-elles trop graves et trop pleines d'une sagesse désabusée pour une jeune fille encore étudiante, mais Fitzgerald les écrivait comme s'il s'agissait de son testament personnel et littéraire. Au printemps, il rédigea — en le recommençant deux fois en entier — un scénario d'après sa nouvelle Babylon revisited (Retour à Babylone). C'était le meilleur de ses scénarios, et, au dire du producteur qui l'avait commandé, le meilleur des scénarios qu'il eût jamais lus. Mais Shirley Temple n'était pas libre pour jouer le rôle d'Honoria et le film ne se fit jamais. Une fois de plus, Fitzgerald se remit à boire. Puis il cessa et revint travailler pour un studio en septembre, gagnant assez d'argent, pensait-il, pour pouvoir achever The last Tycoon. Son travail fut ralenti en novembre par une crise cardiaque, mais il ne s'arrêta pas d'écrire. Il avait dit, dans une lettre à sa fille: "Je voudrais ne m'être jamais reposé ni détourné, mais avoir pu dire après Gatsby: "J'ai trouvé ma ligne, et à partir de maintenant, c'est cela qui doit compter en premier. C'est cela mon but immédiat. Sans cela je ne suis rien." En 1940, il avait retrouvé sa ligne de conduite et peut-être plus encore, puisqu'il avait acquis un sens plus profond des complexités de la vie qu'au temps où il écrivait Gatsby le magnifique. De toute l'année, ce fut au mois de décembre qu'il travailla le mieux, et peut-être mieux qu'il l'avait jamais fait. Il était resté sobre depuis un certain temps et paraissait moins inquiet de sa maladie, quand, tout à coup, quatre jours avant Noël, il eut une nouvelle attaque coronaire et mourut — non pas comme un noceur solitaire, mais comme un associé du vieux James Pierpont Morgan qui aurait travaillé trop dur jusqu'à ce que le coeur lâche.
Malcolm Cowley,
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Paris, lundi 14 octobre 2024