Henry Miller

Biographie
Henry Miller
Henry Miller

Henry Miller est né le 26 décembre 1891 à Yorkville (New York, Etats-Unis).

Il y a (presque) une légende de Henry Miller comme il y en a une d'Ernest Hemingway ou de Francis Scott Fitzgerald; mais, à la différence des précédentes, la sienne ne tient pas à ce qu'on lit l'homme dans l'oeuvre: ce serait plutôt le contraire, tellement ses deux Tropiques, tant par les difficultés qu'il eut à les publier en pays de langue anglaise que par le succès de scandale qui suivit leur publication (en France dans les années trente, aux Etats-Unis dans les années soixante), ont contribué à entretenir la réputation "pornographique" de l'auteur.

Or non seulement celui-ci n'a pas toujours mené la vie parisienne "dissolue" qu'il décrit dans ses livres, mais surtout il a continué d'écrire, et même abondamment, des oeuvres très différentes des deux premières. Si on ajoute à ce décalage l'extraordinaire vitalité de l'homme (qui, quoique octogénaire, poursuivait sereinement une "seconde carrière" de peintre) et, surtout, le fait qu'aux Etats-Unis, lorsque la publication des Tropiques y fut enfin autorisée, Henry Miller semble être passé directement du rôle d'écrivain maudit à celui de prophète, on aura idée de la figure qu'il devint dans l'univers américain. On peut dire que, de Big Sur, il a en quelque sorte présidé à l'extraordinaire mouvement d'idées qu'a connu la Californie dans les années soixante.

Pourtant, Henry Miller est un enfant de Brooklyn: "Le reste des Etats-Unis n'existe pas pour moi, sauf comme idée, ou comme histoire, ou comme littérature", écrivait-il dans Printemps noir.

Brooklyn est en quelque sorte le lieu géométrique de ses errances européennes et de sa retraite californienne. Il alla d'abord au City College de New York, mais, après deux mois, il se mit à travailler, et ce jusqu'en 1930, date à laquelle, après un premier séjour d'un an en 1928, il gagna la France. En 1932, il enseigna l'anglais au lycée Carnot de Dijon: voir les pages mémorables qu'il consacre à cette expérience dans le Tropique du Cancer. Sa description de la ville y est digne de Balzac. Mais il vécut surtout à Paris, censément employé par une maison d'édition américaine — et ce jusqu'à la veille de la guerre: c'est la "grande époque" de la vie d'Henry Miller. Il visite alors la Grèce, où il est reçu par Lawrence Durrell à Corfou, avant de rentrer à New York en 1940.

À cette date, il a publié, outre les deux Tropique du Cancer (Paris, 1934) et Tropique du Capricorne (Paris, 1938), Aller-Retour New York en 1935, Printemps noir (1936), Max et les Phagocytes (1938) et L'Oeil cosmologique (1939). Or non seulement ces livres, hormis les deux derniers, n'étaient toujours pas autorisés aux Etats-Unis (où ils paraîtront seulement, comme les Tropiques, après 1960), mais l'auteur se trouva, une fois installé à Beverly Glen, en Californie (1942), dans un tel dénuement qu'il dut publier un appel au secours dans The New Republic. C'est alors qu'un ami lui proposa d'aller habiter une petite maison à Big Sur, près du splendide mont Carmel, sur la côte entre San Francisco et Los Angeles. C'est ce qu'il fit jusqu'à ce que, vieillissant, il préférât la sécurité d'une maison très bourgeoise à Los Angeles.

Après 1940, Henry Miller publia un livre inspiré par son séjour en Grèce, Le Colosse de Maroussi (1941) et un autre, non moins remarquable que percutant, où il raconte son retour aux Etats-Unis: c'est le célèbre Cauchemar climatisé (1945), auquel il devait donner une suite sous le titre Souvenirs, souvenirs (1947). Ces volumes-là furent publiés aux Etats-Unis, généralement par la nouvelle maison d'édition "New Directions" (qui publiera aussi Antonin Artaud, Samuel Beckett, Céline, Jean Genet, etc). Puis ce fut le court et beau Sourire au pied de l'échelle (1948), écrit "pour Fernand Léger", et qui est une émouvante réflexion sur le destin de l'artiste en clown, et Les Livres de ma vie (1952) — peut-être avec le premier Cancer, le Cauchemar et le Sourire, le meilleur Miller.

À cette date, cependant, il avait commencé son plus ambitieux projet, une trilogie, dont paraissent d'abord, à Paris, chez Olympia Press, Sexus (1949), puis Plexus (1953); le troisième tome, Nexus, ne paraîtra (toujours à Paris) qu'en 1960, et les trois volumes portent le titre général de La Crucifixion en rose. Malheureusement, ce n'est pas quand il est le plus ambitieux qu'Henry Miller est le meilleur: à preuve, par exemple, le verbiage mythico-métaphysique de son Hamlet (1941-43, traduction Corrêa, 1956), écrit en collaboration avec Michael Fraenkel. On peut même pousser le paradoxe jusqu'à dire que c'est quand il "écrit" le moins qu'il écrit le mieux. Quand il est mû par la passion, que ce soit celle des femmes, des amis ou des livres, ou encore la colère que lui inspire le spectacle de la côte Est à son retour, alors son style charrie le lecteur dans une sorte d'ivresse qui rend tout son sens primitif au mot enthousiasme.

Autrement dit, tout comme il y a évidemment du viveur rabelaisien chez Miller, il y a aussi du vaticinateur forcené, à la Céline. Dans certains livres, en effet, il est, semble-t-il, tout autre chose qu'un écrivain: une sorte de prêtre laïc. C'est d'ailleurs ce qui le rapprocha sur le tard de John Cowper Powys, avec qui il échangea une correspondance.

Après Plexus, Henry Miller publiera toujours davantage de "non-fiction": souvenirs, essais, réflexions. Ainsi, Jours tranquilles à Clichy (Paris, 1956) — manuscrit retrouvé après quinze ans; Le Temps des assassins (New York, 1956) — livre consacré à Arthur Rimbaud et écrit après l'échec d'un projet de traduction d'Une saison en enfer; Big Sur et les oranges de Jérôme Bosch (New York, 1957), qui reprend Un diable au paradis (1956); Peindre c'est aimer à nouveau (1960); Immobile comme l'oiseau-mouche (1962). Ce dernier livre contient un important essai sur Henry David Thoreau qui est sans doute, avec D. H. Lawrence, l'écrivain qui a le plus influencé Henry Miller.

Mais, en quantité au moins, la partie la plus considérable de l'opus millerien risque d'être sa correspondance. Ont déjà paru: L'Art et le scandale (Londres, 1959), qui contient surtout des échanges avec ses amis Perlès et Durrell; Une correspondance privée (1963) entre Miller et Durrell; et ses Lettres à Anaïs Nin (1965).

De la figure et de l'oeuvre — indissociables puisqu'il s'agit constamment d'une sorte d'autobiographie —, on peut retenir la double ligne que constituent la révolte permanente contre les hypocrisies, au premier desquelles figure évidemment le puritanisme en matière de sexualité, et l'anarchisme libertaire et pacifiste: à ces deux titres, nul doute qu'Henry Miller est apparu, pendant un quart de siècle (du début de la guerre de Corée jusqu'à la fin de celle du Viêt-nam), comme un chef de file, une sorte de maître spirituel, pour les jeunes révoltés des deux côtes.

Peut-être, à une heure où les Etats-Unis s'assagissent de façon inquiétante, son influence est-elle moindre; il a aussi été "récupéré" par l'Establishment. Il n'en reste pas moins vrai que son investissement dans la littérature et la façon dont, à l'opposé de l'esthétisme, il a toujours revendiqué pour elle un rôle, finalement romantique, de guide de la vraie vie, font de lui une manière de pape: témoin l'extravagant ouvrage que lui a consacré Norman Mailer.

Henry Miller est mort le 7 juin 1980 à Pacific Palisade (Californie, Etats-Unis), à l'âge de 89 ans.

Le Colosse de Big Sur

Le 8 juin 1980, face à l'océan Pacifique, s'éteignait Henry Miller. Il quittait un monde dans lequel il avait souffert, assurément, mais aussi dans lequel il avait vécu avec joie. Miller avait attendu l'âge de quarante-trois ans pour voir son premier "vrai" livre, Tropique du Cancer, publié par Jack Kahane chez Obelisk Press. À partir de cet événement, en 1934, il ne cessa de mener de front deux activités: vivre et écrire.

Henry Miller est né en 1891 dans le quartier de Yorkville, à New York. Rien d'américain pourtant dans son nom et ses débuts dans la vie. Sa petite enfance sera imprégnée d'une atmosphère totalement allemande: on parle allemand, on se nourrit allemand dans le quartier de Williamsburg, à Brooklyn, et la rue, présente dans toute l'oeuvre, restera le décor initiatique de son travail d'écrivain. Les études et surtout les méthodes pédagogiques le dégoûtent. Son passage à l'Université municipale de New York sera bref. A dix-huit ans, Henry Miller affronte le monde du travail. Difficile pourtant de se plier à une discipline, un horaire, un supérieur. L'imaginaire et le désir de la fuite l'obsèdent car les divers petits emplois occupés ne le passionnent guère. De rédacteur adjoint d'une maison de vente par correspondance au poste de chef du personnel à la Western Union jusqu'en 1924, Miller aura rencontré les milieux les plus disparates sous l'angle de l'humour et de la dérision. Ses journées sont cependant bien remplies. Le sport va l'accaparer et le passionner à tel point que certains critiques ont affirmé que Miller avait été cycliste professionnel. Sans aller jusque-là, il consacrera à la bicyclette un article intitulé My best friend dans Le Livre des amis.

Assoiffé de connaissances et de rencontres, il découvre Dostoïevski, Nietzsche, Hamsun dont le roman La Faim le marquera fortement. Il se familiarisera avec la musique hindoue et le jazz, le hockey et les échecs. Quant à son père, il espère que son fils reprendra la boutique de tailleur. C'est l'époque des premiers écrits — notamment sur l'Antéchrist de Nietzsche — qui ne seront pas publiés. De toute façon Miller est plus attiré par Nietzsche et Bergson que par les costumes et les reprises. Aux yeux de sa mère, c'est un raté. Pourtant son contact quasi permanent avec le peuple américain le met en rapport direct avec l'un des problèmes les plus cruciaux de son époque: le chômage. "Tous les matins, il y avait une foule qui m'attendait dans l'antichambre, qui attendait l'embauche. Parce que nous avions surtout les épaves, la racaille. Et parmi eux, il y avait des gosses épatants. Des tas de malfrats. Ça ne me gênait pas tellement. Mais c'étaient tous des menteurs" (Henry Miller par lui-même, Robert Snyder, Ottawa, 1978). Cette atmosphère devient cauchemardesque mais aussi révélatrice de sa propre condition d'homme. Miller prend conscience d'une nécessaire humilité vis-à-vis d'autrui.

La haine de l'Amérique et de la civilisation moderne ne tarde pas à poindre. Les propos que l'on trouve dans Dimanche après la guerre et dans Le Cauchemar climatisé prennent source dans la confrontation de l'écrivain au monde et aux gens. L'Amérique, dans son esprit, c'est l'avilissement, le pillage, l'humiliation, le crime. Durant les années vingt, le pays traverse une période trouble. Les attentats à la bombe se multiplient, faisant de nombreuses victimes. En 1927, deux anarchistes italiens, Sacco et Vanzetti, sont exécutés. Henry Miller avait été initié par Challacombes aux différentes tendances de ce mouvement libertaire, mais l'anarchisme de Miller n'est pas un anarchisme militant. Il n'en reste pas moins vrai que son oeuvre explosive ébranle les bases de l'édifice conservateur et moraliste. La haine de Miller envers l'Amérique semble de plus en plus forte. Il est conscient que le mal se trouve à l'intérieur du système économique, le capitalisme. Les contacts avec les chômeurs et le long périple de 1940 à travers le continent américain susciteront un regard impitoyable. Dès 1938, le titre s'était imposé à lui: America, The Air Conditioned Nightmare, car l'idée d'écrire un livre sur l'Amérique le préoccupait depuis assez longtemps. Le voyage dura un an et Miller ne ménage pas sa satire à l'égard de son propre pays. Mais la critique adressée au Nouveau Monde aura fréquemment comme point de référence l'Europe et plus précisément la France que Miller connaît pour y avoir séjourné une première fois en 1928, en compagnie de June, puis en 1930-1934.

L'Amérique est donc jugée par rapport au vieux continent et ce jugement empreint de nostalgie traduit un désespoir qui ne fera que s'accentuer durant le voyage. Miller va parcourir New Hope, Détroit, Cleveland, Chicago, cette "monstruosité architecturale". Même les jardins publics le dégoûtent: "Cela sent la tuberculose, la mauvaise haleine, les varices, la paranoïa, le mensonge, l'onanisme et l'occultisme. C'est à croire que tous les incapables, tous les inadaptés, tous les types finis, tous les ratés d'Amérique finissent par échouer là" (Le Cauchemar climatisé, Gallimard, 1954). L'impression qu'il aura de la Nouvelle Orléans sera plus favorable: les villes et les villages portent des noms français. L'océan Pacifique, qui l'éblouira à la fin de sa vie, le laisse pour l'heure indifférent. Déjà, dans Aller-retour New York qui est une très longue lettre à son ami Alfred Perlès, Miller avait dressé un violent réquisitoire contre l'Amérique. La ville, la femme, l'architecture, autant de domaines qui lui servent de cibles. New York est irrespirable: c'est une ville laide, monotone, inhumaine. Elle reste le reflet de l'Amérique: rythme accéléré, mécanisation exagérée. Tout y est codifié, matérialisé, asexué. La femme américaine manque de personnalité, "tandis qu'une pauvre Française maigriote et mal foutue, avec un atome de personnalité ferait sauter le spectacle". "Les masses ouvrières tournent des regards envieux vers ce Paradis, voient la peinture et le chrome, les babioles, les ustensiles de toute sorte, le luxe. Elles ne voient pas l'amertume des coeurs, le scepticisme, le cynisme, le vide, la stérilité, l'absolu désespoir qui ronge l'ouvrier américain" (Aller-retour New York, Buchet-Chastel, 1962). Finalement, Miller reproche à l'Amérique d'être un pays où les moyens qui comblent les hommes ne leur permettent pas d'accéder au vrai bonheur.

Malgré ce tableau pessimiste et désespéré de l'Amérique, Miller arrive à trouver un coin de paradis. Il avait auparavant tenté de rester en France, "son pays", mais l'obligation de payer une certaine somme pour accéder à la nationalité française l'empêcha de l'obtenir. La Grèce l'avait aussi attiré, mais le consul américain en résidence à Athènes lui ordonna de retourner aux Etats-Unis. C'est en 1944 que Miller, en compagnie de sa troisième épouse, s'installe à Big Sur, en Californie. "Autre lieu sublime et qui, d'une certaine façon, se comparait favorablement à la Grèce, à ma Grèce. J'ai vécu là, au milieu des montagnes, du ciel et de l'océan. Chaque jour de ma vie à Big Sur j'avais sous les yeux l'incomparable panorama du Pacifique. Sans cesse changeant, il m'offrait tour à tour, paix et stimulation" (Ma vie et moi, Stock, 1972).

Tandis qu'Alfred Perlès y écrit Mon ami Henry Miller (Editions Julliard, Paris, 1956), ce dernier rédige Big Sur et les oranges de Jérôme Bosch (Editions Buchet-Chastel, 1959). Miller ne quittera Big Sur que pour Pacific Palisades près de Los Angeles. Entre une exposition d'aquarelles et la publication de sa pièce Just wild about Harry, quelques séjours en Europe lui permettront de revoir Joseph Delteil et Lawrence Durrell et de préparer une série d'entretiens avec Georges Belmont, son traducteur. Le contact avec le vieux continent se fera... à San Diego, alors que Miller assiste à une conférence de l'anarchiste Emma Goldmann. "Cette femme m'ouvrait le vaste univers de la civilisation européenne, elle donnait à ma vie une nouvelle dimension, une autre direction." Une autre rencontre féminine va bouleverser la vie de Miller. Dans un dancing de Broadway, il fait la connaissance de June Smith, "une entraîneuse divine, drapée comme une reine, fatale, mystérieuse, avec un visage humain digne des peintres Renoir ou Rouault". Ce second mariage semble être pour lui un véritable déclic: "Si je n'avais pas fait sa connaissance, je ne serais sans doute jamais devenu écrivain. Je n'aurais jamais quitté l'Amérique." Véritable obsession, June est présente sous différents visages dans Tropique du Capricorne ou Tropique du Cancer, mais surtout dans la Crucifixion en rose sous le nom de Mona ou de Mara.

En 1928, le couple part pour l'Europe et s'installe à Paris. Miller connaissait déjà la ville sur plan. La sérénité de la capitale est une véritable révélation. Il découvre les terrasses de cafés, lieux de rencontres, de discussion, d'écriture. Surtout celles du Dôme ou de la Rotonde. Lorsque Miller revient à Paris en 1930, il est davantage intéressé par la littérature française (Louis-Ferdinand Céline, Blaise Cendrars, André Breton, Jean Giono) que par la fréquentation des cercles ou des salons parisiens dans lesquels il aurait pu rencontrer James Joyce ou John Steinbeck. Cette période parisienne sera l'une des plus fécondes en rencontres et en écriture.

Jours tranquilles à Clichy (Editions Stock, 1977) correspond à la période pendant laquelle Miller partagea avec Alfred Perlès un appartement à Clichy. Evénement important pour l'écrivain qui a maintenant un domicile fixe, une adresse. Dans cette oeuvre, Miller s'attarde sur l'atmosphère de grisaille de la ville, compare Montmartre à Broadway. Le café Wepler reste l'un des lieux privilégiés de l'observation de toute une faune parisienne. Mais Jours tranquilles est d'abord le témoignage d'une vie intempérante où Cari et le narrateur s'en donnent à coeur joie.

Tropique du Cancer est terminé à Clichy. Miller en avait commencé la rédaction en 1932. La parution a lieu en 1934 lorsqu'il s'installe 18, villa Seurat. Là vivaient des artistes et des peintres, notamment Salvador Dali, Lurçat, Gromaire. Si Tropique du Capricorne raconte la période durant laquelle Miller est le chef des coursiers à la Western Union, s'il y parle de son enfance à Brooklyn et si la sexualité y occupe une place importante (le livre est interdit lors de sa parution en 1939), Tropique du Cancer relate la vie misérable menée à Paris. Miller vivait au jour le jour, allait d'hôtel en hôtel, plus minables les uns que les autres. Toujours à la recherche de quelqu'un, d'un ami, d'un visage connu. "J'habite villa Borghèse. Il n'y a pas une miette de saleté nulle part, ni une chaise déplacée. Nous y sommes tout seuls et nous sommes morts" (Tropique du Cancer, Denoël, 1945).

La villa Borghèse, c'est bien évidemment la villa Seurat. Pourtant Miller y recevra des visites, celle d'Anaïs Nin dont le Journal fait de nombreuses allusions à la villa Seurat, mais surtout celle de Blaise Cendrars. Miller avait lu les rares oeuvres de Cendrars traduites en anglais, avant de venir à Paris. Il commence à lire en français Moravagine, à l'aide du dictionnaire. Cendrars représentait aux yeux de Miller l'aventure, la vie vécue: "Il m'est arrivé en lisant Cendrars de reposer le livre pour pouvoir me tordre les mains de joie ou de tristesse, d'angoisse ou de désespoir. Cendrars s'est maintes fois dressé sur mon chemin, aussi implacable qu'un tueur qui vous presse, le canon de son revolver contre l'épine dorsale" (Les livres de ma vie, Gallimard, 1955). L'hommage sera réciproque: envers Miller avec l'article de Cendrars paru dans la revue Orbes, envers Cendrars avec le livre Blaise Cendrars paru chez Denoël en 1951.

Un autre choc littéraire: Céline. Miller avait pu lire le manuscrit du Voyage au bout de la nuit en 1931, grâce à l'agent littéraire Dobo. "Aucun écrivain ne me donna un tel choc", avoue Miller, bouleversé, après la lecture du roman. Bien que les deux hommes ne se soient pas rencontrés, le lecteur peut retrouver dans leurs oeuvres certaines correspondances: la haine pour New York, le portrait chaleureux et humain des prostituées mais surtout l'emploi du langage parlé. Ce n'est qu'en utilisant la violence du langage que l'un et l'autre ont pu aller plus loin. Miller reconnaît sans difficulté l'influence de l'écriture célinienne sur son oeuvre. Tropique du Cancer paraîtra deux ans après Voyage au bout de ta nuit. Ce Tropique que William Bradley, agent littéraire, présente à Jack Kahane qui publiait des livres interdits en Angleterre et en Amérique, comme "un livre qui pulvérise Fanny Hill et Sade et même Rabelais, une charge d'explosifs". Les procès et les attaques se multiplient à tel point que pour venir en aide à Henry Miller, Maurice Nadeau organise un "Comité de défense d'Henry Miller". Plus tard, en 1949, toujours attaqué pour obscénité, Miller adresse à Jean-Paul Sartre une lettre dans laquelle il lui demande son soutien. A cette époque, l'écrivain américain a déjà de nombreuses oeuvres derrière lui, notamment Le Colosse de Maroussi et La Crucifixion en rose.

Le 14 juillet 1939, Miller s'embarque à Marseille à destination du Pirée. Ce séjour de sept mois en terre hellénique sera un véritable enchantement. En compagnie des Durrell, il visite Athènes, Patras, Nauplie. L'homme grec le subjugue. Le paysage l'enchante et le charme. Il y fait surtout la connaissance du poète Séfériadis et de Katsimbalis: il en sortira Le Colosse de Maroussi (Editions du Chêne, 1958). En Grèce, peut-être plus qu'en France d'ailleurs, Miller s'était senti véritablement chez lui. Cette Grèce empreinte dans son esprit d'idéalisme et d'antiquité, va lui permettre de tout découvrir: un paysage, une mentalité, des habitudes antiques. Le moindre détail prend de l'importance. Le verre d'eau traditionnel en Grèce, devient vite pour lui une idée fixe. "Je me prenais à penser à l'eau comme à une découverte, un nouvel élément essentiel de la vie. Terre, air, feu, eau. Pour l'heure, l'eau était devenue l'élément cardinal... La poussière, la chaleur, la pauvreté, la nudité, la discrétion de ce peuple, et cette eau partout, dans les petits verres posés entre les couples tranquilles et paisibles, tout cela me donnait le sentiment qu'il y avait quelque chose de sacré dans ce lieu."

Après s'être rendu à Kalami, petit village de Corfou, Miller sillonne le Péloponnèse en compagnie de Lawrence Durrell. A aucun moment, il ne reste insensible à l'architecture du paysage, ce chaos qui l'attire, un peu comme si le désordre était synonyme de liberté. Il vit une expérience spirituelle incomparable et lui, citoyen américain, est exaspéré de voir qu'aux yeux des étrangers l'Amérique puisse passer pour un paradis. L'Amérique est riche matériellement mais pauvre et démunie spirituellement. En Grèce, Miller découvre le contraire. Il est surtout envoûté par la présence de Gheorghios Sefériadis et de George Katsimbalis. Physiquement Katsimbalis n'a rien d'un colosse. Il n'est pas très grand mais corpulent. Miller est conquis par ce personnage qui devient vite extraordinaire: "un corps de taureau, une souplesse de panthère mais aussi la douceur de l'agneau et la timidité de la colombe". Nous ne sommes pas loin des personnages fabuleux de la mythologie. "Plus d'une fois, en écoutant Katsimbalis, j'ai surpris sur le visage d'un auditeur ce regard qui me disait que des fils invisibles étaient branchés sur une communication qui passait à cent coudées au-dessus du langage et de la personnalité, quelque chose de magique, que nous reconnaissons en rêve et qui fait se détendre et s'épanouir le visage du dormeur." Ce conteur à la parole intarissable avait, aux yeux de Miller, rapproché la Grèce antique de la Grèce moderne, dans une langue "pour poètes et non pour boutiquiers", selon ses propres mots. Plus qu'un guide, Le Colosse de Maroussi participe de la naissance d'un homme nouveau. L'enthousiasme d'Henry Miller y est sincère, bien que parfois naïf. Dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, ce texte devient un hymne à la paix et à l'amour. "Au cours de son expérience grecque, Henry Miller connut la paix positive et invincible. A l'instar des ascètes de l'Orient, il fit sa cure de solitude; à l'instar des anciens Grecs, sa cure d'Epidaure. Il en sortit guéri du mal du siècle, libéré de son moi d'esclave-conquistador. Son ultime sagesse rappelle celle de Bouddha" (Pandelis Prévélakis in Synthèses, octobre 1966).

Que ce soit en Amérique, en France ou bien en Grèce, Miller aura été, jusqu'à la fin de sa vie, en contradiction avec lui-même. "Je commencerai par dire que la façon dont je passe la plupart de mon temps n'a rien de commun avec celle qui me plairait. Je suis quelqu'un qui a le respect de ses obligations et de ses devoirs, alors que c'est précisément contre cela que j'ai lutté presque toute ma vie" (Ma vie et moi, Stock, 1972). Pourtant l'oeuvre d'Henry Miller ne laissera personne insensible. Si avec Le Complexe d'Icare, Erica Jong n'a rien à envier à l'auteur des Tropiques, Kate Millett dans sa contestation féministe ne pouvait passer sous silence l'oeuvre de Miller. Sans nier ses immenses qualités d'essayiste et d'autobiographe, elle lui reproche, surtout dans La Crucifixion en rose, de considérer la femme comme un objet. Elle reconnaît toutefois que l'écrivain américain a quelque chose d'important à nous dire. "Son sexisme virulent constitue un apport honnête à notre compréhension des phénomènes sociaux et psychologiques. Nous ne pouvons pas nous permettre de l'ignorer" (La Politique du mâle, Stock, 1971).

L'oeuvre de Miller s'inscrit dans un vaste mouvement novateur, en réaction à l'abêtissement et à l'abrutissement de l'homme. Cette forme de dissidence se retrouve dans un phénomène typique qui s'élargira au delà des frontières du continent nord-américain: la Beat-generation. Miller s'est trouvé à l'avant-garde de cette mutation américaine et ses descendants littéraires sont des auteurs comme Jack Kerouac, Lawrence Ferlinghetti, William Burroughs et d'autres. Le message millérien tient dans ces quelques lignes: "Point n'est besoin d'appartenir à aucun parti, à aucun culte, pour deviner ce qui se trouve devant nous. Point n'est besoin de s'enrôler sous telle ou telle bannière pour aider à la réalisation de ce monde nouveau. Ce qui est vivant n'exige aucun enrôlement, ce qui est vivant s'impose. La chose nécessaire c'est de nous mettre au diapason de ce qui est vital et créateur" (Souvenir Souvenirs, Gallimard, 1953).

Michel Gresset,

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Paris, samedi 20 avril 2024