Entretien à Pise avec Antonio Tabucchi, à propos d'engagement politique, des géraniums de son jardin, de Fernando Pessoa, de Sigmund Freud, de Luigi Pirandello, des médecins-philosophes français et des anarchistes toscans.
"J'ai débarqué à Paris, jeune étudiant, au début des années '60. Pendant une année, j'ai suivi les cours à la Sorbonne comme auditeur libre. Mais ce ne fut pas là le plus important pour moi, bien que j'aie eu la possibilité de découvrir Diderot et Flaubert, qui depuis sont entrés d'une façon permanente dans ma "valise d'écrivain". Mais ce que j'ai surtout découvert à Paris ce fut le cinéma, un certain cinéma qu'on n'avait pas la possibilité de voir en Italie à cette époque: je passais des après-midi entières dans les salles du Quartier latin à voir et revoir les films de Bunuel, de Jean Vigo, des surréalistes, de Cocteau. Dès lors, je reviens très volontiers à Paris. Par ailleurs, dans mon oeuvre la culture française est souvent présente: dans mon dernier roman, Sostiene Pereira (qui sortira en France chez Christian Bourgois au printemps 1995 sous le titre Pereira prétend), la littérature française occupe une place centrale par le biais du personnage principal, qui lit et traduit l'oeuvre de Balzac, de Maupassant et des grands écrivains catholiques français, comme Bernanos et Mauriac."
"Après la formation française est arrivé pour moi le moment du Portugal, bien qu'étrangement j'aie entamé la découverte de la littérature portugaise à Paris. En effet, à la fin de mon séjour, en me dirigeant vers la Gare de Lyon pour retourner en Italie, j'ai acheté chez un bouquiniste une plaquette d'un auteur qui m'était totalement inconnu: Fernando Pessoa. Cette plaquette était la traduction française de Tabacaria (Bureau de tabac), que Pessoa avait signé sous le nom d'un de ses hétéronymes, Alvaro de Campos; la traduction, par ailleurs magnifique, était de Pierre Hourcade. Hourcade a été le premier traducteur de Pessoa à l'étranger. Il était attaché culturel à l'ambassade française, et il avait eu l'occasion de connaître Pessoa dans les années '30. Donc j'ai lu ce poème pendant le voyage de retour en Italie, et ce fut une découverte d'une telle force que je décidai aussitôt d'apprendre le portugais: je me suis dit: "s'il y a un poète qui a écrit un poème si magnifique, il faut que j'apprenne sa langue."
"Le poème de Pessoa est surtout un poème sur le regard, sur l'acte de regarder. C'est un poème phénoménologique, qui anticipe, déjà dans les années 30, la phénoménologie de Merleau-Ponty et des autres philosophes français des années suivantes. Pessoa, dans ce poème, s'interroge sur le statut de réalité de ce qu'on voit à l'extérieur et de ce qu'on ressent à l'intérieur. C'est là le coeur de son interrogation poétique. Vous pouvez imaginer quelle découverte cela a été pour moi, habitué à une poésie italienne très lyrique, très individualiste, que je n'aimais pas du tout. C'est aussi un poème extrêmement théâtral, qui garde des échos très forts de la littérature dramatique, au point qu'on pourrait très bien le réciter au théâtre. C'est aussi une poésie narrative, le récit d'une heure ou deux passées à la fenêtre. A cette époque-là aucun poète italien n'était capable de raconter d'une façon si forte: tout le monde se bornait à sangloter sur ses maux d'amour. Il y a aussi dans ce poème une démarche philosophique très radicale, mais qui en même temps n'alourdit pas du tout les intonations plus purement poétiques. Bref, après cette découverte, je commençai tout de suite à étudier la langue portugaise, à l'université de Pise, sous la direction de Luciana Stegagno Picchio. A la fin de l'année, je suis parti avec une bourse pour le Portugal. Là, j'ai connu des intellectuels, des écrivains, tout un monde extrêmement vivant en dépit de la situation très difficile du pays, écrasé par la dictature de Salazar. Les écrivains étaient obligés de vivre d'une façon presque clandestine, ils étaient poursuivis par la censure, certains d'entre eux étaient enfermés pour raisons politiques. Je ressentais une grande solidarité pour ces artistes oubliés par le reste de l'Europe. Mais mon lien avec ce pays fut un lien en même temps humain et intellectuel."
Sostiene Pereira est un roman complexe, qui peut être lu à différents niveaux. Au niveau historique, la narration suit l'"éveil au courage" d'un obscur chroniqueur déjà âgé. Le récit se déroule en 1938, en pleine dictature salazariste au Portugal. A travers un lent et complexe processus de prise de conscience, Pereira arrive à saisir la notion de responsabilité: la responsabilité de chacun par rapport à l'Histoire et par rapport aux autres. Antonio Tabucchi, en parlant de ce personnage qu'il a beaucoup aimé — et qui par ailleurs aura bientôt le visage et la voix de Marcello Mastroianni dans la version cinématographique de Faenza —, dit: "Pereira découvre en lui-même une âme démocratique, dans le moment le plus sombre de l'Histoire européenne. En 1938, Franco est en train de gagner la guerre civile en Espagne, Mussolini est déjà bien installé en Italie, Hitler est au pouvoir en Allemagne et est en train d'envahir la Pologne, et Salazar de son côté a déjà réussi à s'imposer au Portugal. C'est dans ce cadre que Pereira arrive à découvrir sa vocation pour la démocratie. Ce qui n'est pas du tout une démarche aisée pour lui, mais au contraire une initiation douloureuse à travers différentes étapes, différentes rencontres: il accède à cette vocation démocratique à travers le remords pour une vie non vécue, à travers la lecture de Balzac, puis il y a la rencontre avec les jeunes clandestins, Monteiro Rossi et sa fiancée Marta, ou les conversations avec le docteur Cardoso qui lui explique la théorie des médecins-philosophes, ou encore il y a la présence de Don Antonio, un prêtre franciscain d'idées progressistes. Toutes ces rencontres sont pour Pereira des étapes de son éveil à la responsabilité."
La notion de responsabilité de l'individu par rapport à l'Histoire est un thème de réflexion qui revient souvent dans les textes d'Antonio Tabucchi. On peut rappeler par exemple le personnage témoin de Piccoli senza importanza (Petits malentendus sans importance). Pendant un procès politique dans lequel deux de ses plus chers copains de jeunesse sont engagés dans les rôles de juge et d'accusé, ce personnage qui est caché parmi le public du tribunal avec son cahier de notes, s'aperçoit d'un coup qu'il ne peut pas, n'a pas le droit ni la possibilité, de sortir du jeu de l'Histoire, ni de se cacher derrière son rôle neutre de témoin. Pereira est en quelque sorte dans la même position. Tabucchi: "Le procès de responsabilité a été nommé très bien par Sartre, quand il disait que l'écrivain engagé est quelqu'un qui se mêle des affaires des autres. Pereira, le personnage de mon roman, découvre qu'on ne peut pas passer toute sa vie à regarder son propre nombril, il faut à un certain moment lever les yeux et se mêler aux affaires des autres hommes. C'est ainsi qu'il arrive à s'engager avec l'Histoire, bien que son engagement soit plus existentiel que politique."
Antonio Tabucchi utilise dans le roman les théories des médecins-philosophes français, Théodule Ribot et Pierre Janet, en particulier la théorie de la "confédération des âmes" qui serait présente dans chaque individu. Selon cette théorie il n'existe pas de moi unitaire, mais une confédération de moi parmi lesquels à chaque étape de la vie s'impose un "moi hégémonique". L'âme qui correspond à cette conception est une âme plurielle.
"Cette notion d'âme plurielle est très importante dans mon travail d'écrivain, malheureusement les médecins-philosophes ne sont pas encore traduits en Italie. C'est une théorie de la fin du XIXe siècle, qui depuis a été effacée par la théorie freudienne, mais qui a eu un grand pouvoir de séduction chez les écrivains. C'est exactement cette réflexion sur la prolifération des identités qui m'a frappé chez Pessoa. Bien sûr, il y avait chez nous Pirandello qui avait fait une réflexion similaire: mais la démarche de Pessoa a été extrême et dramatique, et il arrive en effet à des conclusions bien plus radicales que la poétique pirandélienne du "un, personne, cent mille".
"Pessoa ne posait pas seulement une question radicale sur l'identité, mais aussi sur l'âme, sur le statut de l'âme plurielle. A mon avis Pirandello connaissait les théories des médecins-philosophes. Je n'en suis pas sûr pour Pessoa, mais j'ai la conviction que d'une façon ou d'une autre il est arrivé à connaître ces théories et a en être profondément influencé. D'une manière différente de celle de Pirandello, bien sûr. Pessoa avait un fond de culture anglo-saxonne qu'il avait acquis en Afrique du Sud: c'était surtout la culture des esthètes et des classicisants anglo-saxons du XIXe siècle, comme Walter Pater. A mon avis c'est sur cette trace qu'il a opéré, il est arrivé aussi à inventer parmi ses hétéronymes un philosophe fou, Antonio Mora, qu'il "rencontre" dans un asile psychiatrique à Cascaïs, et qui est en train d'écrire un traité sur le retour du paganisme. Pessoa, au fond, lutte contre l'idée de l'âme catholique, chrétienne, l'âme unique et indivisible. Il souhaite le retour d'une âme plurielle comme dans la religion classique, païenne. L'influence des théories des médecins-philosophes français chez Pessoa n'aurait pas eu un impact sur le versant psychologique ou psychanalytique, mais plutôt sur le versant religieux. Pirandello, qui est plongé dans une atmosphère méditerranéenne, est en fin de compte un catholique, aligné au fascisme et à l'idée dominante de Dieu-famille-patrie; mais Pessoa, en une démarche de grand isolé due à la situation particulière du Portugal, arrive à saisir le niveau philosophique de la question et réfléchit sur la pluralité de l'âme à travers la récupération des croyances de l'antiquité païenne. C'est là la grande nouveauté de Pessoa."
Puis, selon Antonio Tabucchi, la théorie freudienne est venue s'imposer comme la théorie centrale, effaçant toutes les autres écoles ou tentatives. En effet le rapport de Tabucchi avec Freud est plutôt polémique. Il suffit de lire le Rêve de Freud, dans le recueil Rêves de Rêves, pour s'en apercevoir. Avec un "revers de jeu" typique de son écriture, il plonge Freud à travers un rêve au beau milieu de cette toile d'araignée qu'est sa théorie, et il y reste pris comme dans un piège. "Je lis Freud comme un grand romancier, explique-t-il. Mais je suis extrêmement dubitatif sur la possibilité d'appliquer les catégories de la psychanalyse à la complexité de l'âme humaine. Toutefois, on ne peut pas nier que les "cas cliniques" de Freud soient des narrations magnifiques. Ce sont des "récits de récits", qui me rappellent le procédé d'Henri James. Un patient raconte une histoire — son histoire — à Freud, et Freud à son tour la réécrit en ajoutant son interprétation. Ce récit d'un récit devient un acte littéraire. Je suis étonné que personne n'ait jusqu'à maintenant placé Freud parmi les grands romanciers du siècle."
Si Freud est l'écrivain de l'âme unique, Pessoa est l'écrivain de l'âme plurielle, et Tabucchi en revient toujours là dans sa réflexion d'écrivain. Dans Les trois derniers jours de Pessoa, il imagine que Pessoa, pendant son agonie à l'hôpital Saint-Louis-des-Français à Lisbonne, reçoit la visite de tous les hétéronymes qu'il a créés. A côté de son lit de mort, défilent Alvaro de Campos, Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Bernardo Soares, Antonio Mora... Leurs voix surgissent encore une fois pour rendre visite à leur créateur, pour confesser leurs secrets, pour demander l'absolution finale et le viatique pour l'éternité. C'est un théâtre, où des ombres entrent, rendent hommage et disparaissent au fond de la scène. Cette image du théâtre est très appropriée à ce récit. En effet Antonio Tabucchi avait déjà utilisé une chambre d'hôpital comme lieu scénique dans les deux pièces réunies sous le titre Dialogues manqués. Mais dans Les trois derniers jours de Pessoa, le ballet des personnages est réduit à l'essentiel: le temps presse, il n'y a pas de temps pour de longues tirades, pour s'interroger, même pas pour regretter. Les ombres arrivent sur la pointe des pieds, et leurs mots ne sont désormais que de petits éclairs dans le silence de la mort, personnage muet mais central du récit.
Si Pessoa est en quelque sorte une des racines fondamentales du parcours d'écrivain de Tabucchi, il y a aussi un côté tout à fait différent, visible par exemple dans son premier roman, Piazza d'Italia. Ce sont les "racines terriennes", dont parle Cesare Segre dans la présentation de ce roman très particulier, qui, plus qu'un roman, est, de la définition même de l'auteur, un "conte populaire".
"Mes racines sont en effet celles d'une enfance en Toscane. Je suis très fier d'être né dans une région comme la Toscane, imbibée de culture laïque, antifasciste, républicaine, anarchique. Ici les anarchistes ont vécu une partie très importante de leur histoire. Puis, les anarchistes ont été oubliés par l'Histoire, effacés par d'autres idéologies. Mais la littérature a le devoir de récupérer les parties oubliées de l'Histoire, et c'est ce que j'ai fait dans Piazza d'Italia.
"J'ai voulu rappeler dans ce "conte populaire" trois générations d'anarchistes et de garibaldiens qui ont beaucoup contribué à l'histoire d'Italie et d'Europe. Moi, je ne l'oublie pas, mes racines d'homme et d'écrivain sont là."
"A mon avis il est très important de prendre la parole en ce moment en Italie. C'est un moment très délicat, où on se trouve de façon inattendue avec des ministres néofascistes au sein du gouvernement. Toutefois, je crois que le premier devoir d'un écrivain est de suivre ses impulsions. Mon roman Sostiene Pereira est un texte très clairement engagé au niveau politique, au point qu'il a suscité des polémiques. Par exemple Luca Doninelli a écrit dans Il Giornale que mon roman est un pamphlet politique, pire, il a dit que c'est un pamphlet électoral. Evidemment il n'a pas aimé qu'on parle mal de Franco et de Salazar, peut-être aime-t-il bien Franco et Salazar. Malheureusement il n'est pas le seul aujourd'hui en Italie. Pour moi c'était important de prendre la parole et de revisiter la période la plus sombre de l'Histoire européenne. Ceci dit, étant convaincu que chaque écrivain doit suivre ses impulsions: si demain j'ai envie d'écrire un livre à propos des géraniums de mon jardin, je n'hésiterai pas. Puis, après, j'écrirais à nouveau contre les tendances de droite, contre les nationalismes, contre les racismes, qui sont en train de s'installer à nouveau en Europe."
Propos recueillis par Tiziana Colusso,
15 décembre 1994
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