Philosophe et épistémologue français, Gaston Bachelard est né le 27 juin 1884 à Bar-sur-Aube. Sa vie incarne à bien des égards l'idéal de l'ascension par l'effort et le travail caractéristique de l'idéologie de la IIIe République.
Petit-fils de paysans champenois, fils d'un cordonnier, il suit des études secondaires au collège de Bar-sur-Aube entre 1895 et 1902, accomplit son service militaire (1903-1905), puis travaille à Paris de 1905 à 1913 comme simple employé des Postes et Télégraphes. Il ne cesse cependant d'étudier les sciences, seul, après le travail du jour. En 1912, le jeune autodidacte obtient sa licence de mathématiques. Il entreprend alors des études pour devenir ingénieur des Télégraphes mais la guerre de 14-18 interrompt ce projet. Il se marie le 8 juillet 1914 avec une jeune institutrice de son pays. Mobilisé d'août 1914 à mars 1919, il passe trente-huit mois au front et participe activement aux opérations dans les unités combattantes, ce qui lui vaut d'être décoré de la Croix de guerre.
Après la guerre, Gaston Bachelard continue ses études scientifiques, toujours en autodidacte, puis entre dans l'enseignement secondaire. À partir de 1920 il enseigne la physique et la chimie au lycée de Bar-sur-Aube. Il perd son épouse la même année et vit désormais seul avec sa fille Suzanne dont il se charge de l'éducation.
Il n'en poursuit pas moins son ascension universitaire, son intérêt se portant sur la philosophie de la connaissance. Docteur ès-Lettres puis agrégé de philosophie en 1922, il soutient deux thèses d'épistémologie en 1927 sous les patronages respectifs d'Abel Rey et de Léon Brunschvicg. Sa thèse de doctorat en histoire des sciences, Etudes sur l'évolution d'un problème de physique: la propagation thermique dans les solides (1928), marque déjà par son sujet et son esprit la place qu'il occupera dans l'évolution de la philosophie contemporaine. En 1928 également, il publie l'Essai sur la connaissance approchée (thèse de son doctorat ès-lettres, couronnée par l'Institut, Prix Gegner), où il examine en savant et en philosophe la connaissance "dans sa tâche d'affinement, de précision, de clairvoyance". Avec cet ouvrage apparaissait "dans la sphère de la philosophie française un style insolite, mûri dans le travail solitaire, loin des modes et des modèles universitaires ou académiques, un style philosophique rural" (Georges Canguilhem). Dans La Valeur inductive de la relativité (1929), c'est en tant que "méthode de découverte progressive" qu'est étudiée la théorie de la relativité, grâce à laquelle on est passé "d'un enseignement réaliste à un enseignement relativiste".
En 1930, Gaston Bachelard entre à l'Université. Il est nommé professeur à la faculté des lettres de Dijon, où il enseignera pendant plus de dix ans la philosophie des sciences. En 1940, il succède à Abel Rey à la chaire de philosophie des sciences à la Sorbonne, où il enseignera jusqu'en 1955. Il est fait officier de la Légion d'honneur le 10 juillet 1951. Devenu en 1955 professeur honoraire à la Sorbonne, il dirige l'Institut d'histoire des sciences et est élu membre de l'Académie des sciences morales et politiques au fauteuil d'Édouard Le Roy. En 1961, il reçoit le Grand Prix national des lettres.
Après avoir tenté d'insérer les nouveaux concepts de la chimie au sein de la philosophie des sciences élargie qu'il s'efforce de promouvoir dans Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne (1932), la curiosité de Gaston Bachelard se porte sur un nouveau domaine philosophique, celui des oeuvres littéraires et poétiques, qu'il aborde et analyse d'une manière neuve dès 1932 avec L'Intuition de l'instant, Etude sur la "Siloë" de Gaston Roupnel.
Les développements de la psychanalyse le conduisent à s'intéresser aux travaux de Carl Gustav Jung et à sa notion d'inconscient collectif. Dans ses nombreux ouvrages d'épistémologie qui paraîtront au cours des années suivantes, il s'attache à fonder un "nouvel esprit scientifique" éliminant de la recherche toute part irrationnelle ou inconsciente, notamment les métaphores ou les comparaisons fallacieuses qui font dévier la pensée. Ces images, cependant (par exemple les quatre éléments de la physique antique: feu, eau, air, terre), méritent selon lui d'être étudiées pour elles-mêmes; elles constituent en effet le fonds de notre imaginaire, organisent notre vision du monde, et sont à l'origine de toute poésie. L'imaginaire est, à ses yeux, une forme de connaissance plus profonde que la connaissance proprement scientifique et technique, notamment en ce qu'elle a sa source dans des états d'âme que la connaissance scientifique ne parvient pas à modifier. L'imaginaire, d'après Bachelard, joue un rôle important dans la science puisqu'il est le fondement intuitif des conceptions qui, reprises, triées et filtrées par la démarche proprement scientifique, forment le contenu vivant de la science développée.
Il conçoit son étude comme une explication des thèmes de l'oeuvre, comme l'exposé des résonances de ceux-ci dans la méditation du lecteur philosophe. Les Intuitions atomistiques: Essai de classification (1933) ouvrent une autre section de la pensée bachelardienne: l'étude archéologique et psychanalytique de la pensée scientifique en évolution. C'est déjà sur l'élémentaire, ici la poussière, que Bachelard met l'accent. Cet ouvrage annonce une oeuvre magistrale du philosophe et historien des sciences, La Formation de l'esprit scientifique: contribution à la psychanalyse de la connaissance objective (1938), étude systématique de quelques-uns des concepts sur lesquels ont vécu les sciences au XVIIe et au XVIIIe siècle.
Si Gaston Bachelard se retourne ainsi vers le "passé" c'est pour mieux montrer la non-fixité des positions acquises par la science, affirmer sa mobilité nécessaire. Aussi, dans Le Nouvel Esprit scientifique (1934), souligne-t-il que les anciennes théories ne sont jamais que des cas particuliers de théories nouvelles plus vastes et qui les englobent.
En dix ans, de 1930 à 1940, sortent ses cinq grands ouvrages consacrés à la poétique des images élémentaires dans la littérature (romantique et moderne, surtout), dont l'objet est de "saisir l'homme dans le monde des matières et des forces". Sa démarche apparaît dès La Psychanalyse du feu (1938): isoler dans des textes divers des réseaux d'images semblables, analysées comme des complexes structurant l'imaginaire, tels les complexes de Prométhée, d'Empédocle, etc. Fondés sur le même principe, paraissent ensuite: L'Eau et les rêves: essai sur l'imagination de la matière (1942), un essai sur les rêveries liées à la fluidité, mais aussi aux eaux dormantes et inquiétantes; L'Air et les songes: essai sur l'imagination du mouvement (1943), qui s'attache, plus qu'à la substance proprement dite, aux images de la légèreté aérienne, de l'envol, à "l'imagination du mouvement". Il y définit l'imagination poétique non pas tant comme une faculté de "former des images" que comme celle de les "déformer". Pour lui, l'imagination poétique ne fausse donc pas la réalité pour induire en erreur, elle ne la transforme pas en illusion de réalité, mais elle produit effectivement un monde imaginaire nouveau auquel il est possible de se rapporter de multiples manières. L'imagination poétique change ainsi la réalité en la recréant selon des lois nouvelles qui lui sont propres. Le cycle s'achève avec deux volumes consacrés aux images de la matière solide: La Terre et les rêveries de la volonté: essai sur l'imagination des forces (1948), étude des rêves démiurgiques liés au rocher, au cristal, aux métaux, à la mine, et enfin La Terre et les rêveries du repos: essai sur les images de l'intimité (1948), analyse des rêves d'intimité et d'enracinement, de "la vie souterraine comme image du repos". Ces ouvrages possèdent un ton particulier: Bachelard y mêle librement les éléments de sa culture d'infatigable "liseur" (écrivains majeurs et poètes mineurs, philosophes, vieux traités scientifiques), ses souvenirs et sa sensibilité.
Rejetant les méthodes de la critique traditionnelle (érudition, histoire littéraire, enquête biographique) pour privilégier une approche de la littérature qui se limite aux textes eux-mêmes, étudiés comme des réseaux de mots et d'images, Gaston Bachelard a ainsi ouvert la voie à ce que l'on a appelé dans les années soixante la "nouvelle critique", des premiers ouvrages de Roland Barthes aux Structures anthropologiques de l'imaginaire (1963) de Gilbert Durand en passant par les essais de Georges Poulet et de Jean-Pierre Richard. Mais on ne saurait réduire son approche à une application des méthodes de la psychanalyse à la littérature: il se refuse à interpréter, à traduire en concepts la richesse des images aux dépens de leur pouvoir d'évocation, animé avant tout par sa passion pour la poésie des textes, et par le désir de comprendre pourquoi ils parlent à la sensibilité et à l'imagination des lecteurs.
Poursuivant son enquête épistémologique sur les conditions intellectuelles qui déterminent la marche en avant de la pensée scientifique, le philosophe examine L'Expérience de l'espace dans la physique contemporaine (1937). Dans La Philosophie du non (1940), où il développe sa dialectique de la connaissance inspirée partiellement de la dialectique hégélienne, il développe le caractère tout provisoire de l'utilité de l'intuition: "Les intuitions sont très utiles: elles servent à être détruites". Il rassemble ensuite les résultats acquis au fur et à mesure de l'élaboration de ses travaux précédents et pose les bases de la nouvelle philosophie des sciences, d'abord dans Le Rationalisme appliqué (1949), où il expose le primat théorique de l'erreur: "Un vrai sur fond d'erreur, telle est la forme de la pensée scientifique"; puis dans L'Activité rationaliste dans la physique contemporaine (1951) et Le Matérialisme rationnel (1953), où il reconsidère "le matérialisme de la matière" et annonce l'avènement d'un nouveau rationalisme matérialiste, d'un matérialisme ordonné, déjà sous-jacent dans la science contemporaine.
À la série d'études sur la rêverie spontanée qui donne naissance à l'oeuvre littéraire se rattachent La Dialectique de la durée (1950), "propédeutique à une philosophie du repos" au moyen de la "rythmanalyse", La Poétique de l'espace (1957) et La Poétique de la rêverie (1960), dans lesquels sa pensée, sans rien perdre de sa prudence critique, aboutit à une ample méditation sur l'universel. La Poétique de la rêverie n'est pas à proprement parler un travail de critique littéraire, mais une apologie de la rêverie, état conscient et apaisant qu'il oppose au rêve. La rêverie est une puissance d'idéalisation qui se constitue en univers intérieur; elle est intimement liée à la part d'enfance qui vit en nous, à l'imagination cosmique et élémentaire; elle est enfin "la matière la plus propice pour être façonnée en poème", et pour cette raison les livres sont nos "maîtres à rêver". Cet essai élabore ainsi une théorie de la création littéraire (cristallisation de rêverie par le pouvoir d'évocation des mots) et de la lecture (invitation à la rêverie personnelle du lecteur, par le partage de grands archétypes oniriques) qui sous-tend toute l'oeuvre du philosophe.
Au début des années soixante, revenant à son premier thème de recherches, Gaston Bachelard projette d'écrire une Poétique du feu. Il n'en a pas le temps, et ce dernier ouvrage, fragmentaire, ne paraîtra que longtemps après sa mort. Pour clore le vaste ensemble consacré à la rêverie liée aux éléments dans les oeuvres littéraires, il publie seulement un bref essai en partie autobiographique, La Flamme d'une chandelle (1961), où il relate les soirées solitaires et laborieuses de sa jeunesse.
Gaston Bachelard est mort à Paris le 16 octobre 1962, à l'âge de 78 ans.
Jacques Brosse,
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