Carlos Barral

Autobiographie
Carlos Barral
Carlos Barral

Sous beaucoup d'aspects, ce livre sera encore l'un de mes textes autobiographiques: il est donc lié aux caractéristiques générales de mon oeuvre en prose, en castillan, et si l'on veut bien tenir compte du conditionnement autobiographique de l'expérience poétique, de mon oeuvre en général. Deux aspects différenciateurs très significatifs maintiendront cependant leur singularité, l'un a trait au point de vue ainsi qu'à la volonté d'expression et l'autre à la langue littéraire et au langage en général.

L'éditeur m'avait suggéré l'idée d'écrire un livre sur la mer et la côte catalanes, faisant confiance pour cela autant à mes talents d'écrivain qu'à ma familiarité avec la mer de chez nous, ses choses et ses gens ainsi qu'à mon bilinguisme dont il n'existait, jusqu'ici, nul témoignage écrit en ce qui concerne la langue catalane. J'avoue avoir accepté la commande avec l'intention de donner raison à ces trois professions de foi, dont au moins deux confinaient aux marges de l'aventure.

Ma familiarité avec la mer, ainsi que la présence constante du paysage maritime et de ses échos, tant dans ma littérature que dans les travestissements des personnages sous lesquels je me représente et me suis représenté tout au long de ma vie, aux seules fins de pouvoir me supporter, ont constitué depuis toujours le sujet constant de ma réflexion écrite et il serait fort difficile d'en expliquer brièvement et le caractère et les origines. Je dirai donc, une fois encore, qu'il s'agit d'un procédé de soulignement du sentiment de l'identité propre et de la liturgie du culte oedipien du père, mort prématurément et représenté à travers son héritage marin, réel pour une petite part et, pour la plus grande part, symbolique. En fait, cette relation est devenue en quelque sorte un champ privé d'expérience historique, une manière de scène sur laquelle il faut donner place aux passions de la connaissance et aux manies du geste, ce qui en a fait une relation étrange, égoïste, furieusement conservatrice et nostalgique, outre que ludique et, bien entendu, sportive. Il s'agirait plutôt d'un rapport religieux à une agonisante légalité du langage et de l'histoire; souvent arbitraire, parfois dogmatique et injustement méprisant, mais qui comporte un point de vue très attentif envers des questions qui pour d'autres observateurs ne seraient que secondaires. Mon point de vue sur la mer, sous quelque exotique ou lointaine latitude, est un point de vue fortement conditionné par la géographie natale et par son langage, ce qui fait de moi un observateur pittoresque et transparaît dans ce livre aussi bien à l'avantage qu'au détriment de son objectivité. Je me sens donc tenu de faire excuser mes points de vue maniaques vis-à-vis des possibles lecteurs pour lesquels la mer, la marine et ses charmes sont des champs d'expériences d'une toute autre nature et qui, pour cela même, gardent des souvenirs marins d'une teneur bien differente des miens.

La particularité de mes rapports avec la langue catalane et son rôle en tant que langage de l'enfance et, dorénavant, véhicule de mon commerce avec la mer, ont aussi alimenté ma réflexion littéraire. Je n'aurais pu, bien que le castillan soit ma langue littéraire, écrire ce livre autrement qu'en catalan et, qui plus est, en un catalan fortement marqué par les tournures dialectales des marins et de la marine de la côte méridionale où je l'ai appris, doublé souvent d'un langage trop lu. Je ne saurais traduire ces pages en aucune autre des langues que je connais, parle et écris, sans le trahir. Celle du langage constitue donc encore une singularité de ce qu'a représenté pour moi l'écriture de ce livre.

J'ai essayé, tout au long de ces pages, d'expliquer une bonne partie de ce que je sais-ou crois savoir sur la côte et les gens de mer catalans, surtout les pêcheurs, et sur leurs bizarreries et usages presque éteints. Comme dans d'autres textes de réflexion autobiographique, je l'ai fait sans vérifier ni les données ni les faits, de telle manière que le résultat, comme de bien entendu, ne saurait soutenir la moindre critique scientifique. J'ai employé — surtout lorsque je fais parler des personnages, tant réels que de fiction —, la langue telle qu'il me semble l'entendre; je n'ai nulle prétention d'être un lexicographe et, de ce point de vue non plus, mon texte ne saurait probablement pas résister à un examen sérieux. J'ai cependant fait pour le mieux, afin que le résultat offre une image vraisemblable.

Ce livre est le récit d'un voyage fictif, résumé de dizaines de voyages réels, effectués et répétés des années durant, à différentes occasions et à des moments divers. Il se pourrait que le ton soit celui de bien des récits anciens, feints journaux de bord d'un unique voyage. Les personnages principaux sont des êtres réels transformés en personnages de fiction. Deux d'entre eux possèdent, en plus, un caractère représentatif: le bateau, le "Capitàn Argiiello", en fonction de la liturgie du culte paternel et en souvenir d'autres barques, et de la tâche d'écrivain didactique à propos de la mer et de ses choses, que voulut être mon père; puis Ramon Moreno, Ramon Calvet dit Moreno, compagnon réel de bien de ces voyages résumés ici, mais également représentant d'un esprit et d'un humour ethniques propres au métier. Ramon vivait encore lorsque j'ai commencé à rédiger ce livre; il était vivant et l'esprit bien alerte, mais il ne put en connaître que quelques fragments, parce qu'il préférait le lire une fois terminé et, malheureusement, cela n'a pas été possible. Il est mort, je crois, surtout malade de peur de s'ennuyer à l'avenir, à quatre-vingt et un ans. Naturellement, c'est à lui, personnage principal, maître es sagesses marines et inoubliable compagnon, que ce livre est avant tout dédié. En deuxième lieu, aussi, aux autres gens de mer de Calafell, morts ou vivants, compagnons de voyages et de parties de pêche ou voisins cordiaux et interlocuteurs de café, et aux marins d'autres contrées, nommés ou non tout au long de ces pages, et disséminés à travers la déjà respectable longueur et la diversité des rivages du pays. A certains je dois aussi quelques excuses de leur avoir attribué des propos et des aventures inexacts.

Carlos Barral,
01 février 1988

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Paris, mardi 19 mars 2024