Neil Bissoondath

Entretien
Neil Bissoondath
Neil Bissoondath

Neil Bissoondath est né à Trinidad en 1955. Il a émigré à Toronto à l'âge de dix-huit ans et vit aujourd'hui au Québec. Il est l'auteur de plusieurs romans et recueils de nouvelles ainsi que d'un essai, Le marché des Illusions, qui suscita de vives polémiques au Canada en posant quelques questions fondamentales en matière d'immigration, d'identité et d'intégration. Ces questions méritent d'être examinées, au risque de nourrir un discours fondé sur le rejet de l'altérité. Même si Neil Bissoondath est avant tout un écrivain, un arpenteur du réel dont l'oeuvre littéraire ne doit allégeance qu'à sa sensibilité et à son imagination créatrice, l'on peut se demander quelle sera la réception de ce discours passionné "d'étranger professionnel", selon la formule d'Abdelkebir Khatibi, dans son actuel pays d'adoption, et s'il ne risque pas malgré tout de servir ceux qui voudraient prendre le séparatisme québécois à contre-pied.

La publication du Marché aux illusions a entraîné de multiples réactions au Canada. Le fait qu'un néo-canadien, selon l'expression consacrée, ait dénoncé la politique officielle de multiculturalisme du gouvernement canadien a pu paraître choquant. Pour quelles raisons avez-vous choisi d'écrire cet essai?

Neil Bissoondath : L'essai était nécessaire. Après vingt ans de multiculturalisme officiel au Canada, il était temps, me semblait-il, d'en faire le bilan. Je l'avais vécu et c'est pourquoi je pensais avoir une perspective différente. Je savais que d'autres personnes avaient essayé de critiquer le programme du multiculturalisme. Malheureusement, ces personnes-là étaient toutes blanches et se faisaient traiter de racistes. Pour moi, ces réactions faisaient aussi partie du contexte du multiculturalisme au Canada: on n'avait pas le droit de le critiquer. Personnellement, en tant que néo-canadien, j'avais beaucoup de critiques à faire de ce programme. Quand mon éditrice m'a demandé si je voulais écrire un essai sur ce sujet, elle a précisé qu'il devrait être très personnel et très honnête. J'ai bien réfléchi, j'ai pensé qu'il était temps et j'ai décidé de le faire, tout simplement. Je ne me suis pas inquiété des réactions des gens. Je savais que j'exprimais ma pensée et mes idées honnêtes. Il fallait un débat dans le pays pour faire le bilan; la seule façon de le faire, c'était en offrant un livre comme Le marché aux illusions.

Vous insistez sur le fait que c'est votre qualité d'étranger ou de néo-canadien qui vous a permis d'aborder ce sujet.

Neil Bissoondath : C'est le fait que je suis Canadien en effet, car je me considère comme tout simplement Canadien, et c'est aussi la liberté d'expression.

En tant que citoyen canadien, que pensez-vous du dernier référendum sur la souveraineté du Québec? La manipulation des néo-canadiens par le gouvernement fédéral visant à accroître les votes négatifs et la réaction brutale de Jacques Parizeau rendant les néo-canadiens responsables de l'échec du"oui"vous confirment-ils dans votre analyse de la politique multiculturaliste?

Neil Bissoondath : Je dois vous dire franchement que j'ai détesté le processus du référendum parce que je voyais des deux côtés des mensonges, des tentatives de manipulation. Personne n'était convaincant, mais il ne s'agit pas nécessairement des effets du multiculturalisme. Le gouvernement fédéral, c'est certain, a essayé de manipuler les gens, mais il essayait de manipuler tout le monde tout comme le gouvernement séparatiste. Je ne peux pas oublier que c'est Monsieur Parizeau qui nous a dit ouvertement et franchement que l'indépendance économique du Québec résoudrait tous ses problèmes économiques et Monsieur Bouchard qui nous a dit que l'indépendance serait comme une baguette magique. Les mensonges étaient généralisés. Parmi tous ces mensonges, il est sûr qu'il y avait des tentatives de manipulation des néo-canadiens mais cela faisait partie du contexte très triste de ce référendum.

Au mensonge officiel, vous opposez la liberté d'expression. En condamnant le multiculturalisme, ne craignez-vous pas, cependant, d'accréditer la vision politique de ceux qui, à l'instar de Preston Manning, le leader du Reform Party, véhiculent un discours souvent ouvertement hostile aux minorités ethniques, sinon raciste?

Neil Bissoondath : C'est une des raisons pour lesquelles j'ai écrit ce livre. Je ne peux pas contrôler le fait que le Reform Party ait récupéré mes idées sur le multiculturalisme, toutefois il faut dire que le Parti Réformiste est le seul parti qui a eu le courage de critiquer le multiculturalisme mais ses membres l'ont fait dans des termes souvent racistes. J'ai toujours pensé qu'il était nécessaire de critiquer le multiculturalisme mais je n'aimais pas les termes ni la vision du Parti Réformiste. Ma propre vision est plus positive. Je dois dire que j'ai reçu plusieurs coups de téléphone des députés du Parti Réformiste. Ils voulaient m'inviter à Ottawa et j'ai refusé fermement. Je ne veux rien avoir à faire avec eux. Les racistes et les réformistes ont compris, je crois, qu'ils ne peuvent pas me compter parmi les leurs, tout simplement. Je suis hostile à leurs idées; je ne peux cependant pas m'empêcher de critiquer le multiculturalisme à cause de ces racistes. Il y a certaines vérités qu'il faut dire malgré tout.

Ces vérités qu'il faut dire et que vous exposez dans votre essai concernent l'éclatement de la société canadienne, son morcellement en différents groupes ethniques que rien ne relie entre eux, sinon la crispation identitaire. Vous évoquez aussi la censure franche et larvée qui frappe certains discours ou productions littéraires canadiens s'écartant de la pensée correcte. En réaction, un groupe de professeurs a revendiqué le "droit d'être offensant". Vous semblez assez proche de leurs positions. Cela signifie-t-il que toute pensée est exprimable, que l'on a le droit de tout dire ? Une démocratie ne doit-elle pas aussi protéger immigrés et citoyens des mots qui blessent ?

Neil Bissoondath : Moi, je dirai que non. En tant qu'écrivain, je crois à la totale liberté d'expression.

Mais ne faut-il pas faire une distinction entre la fiction et le discours politique ou l'essai?

Neil Bissoondath : Oui, cette distinction est faite dans nos lois. Par exemple, on interdit des expressions antisémites, des expressions racistes. Je dois dire que cela me rend souvent mal à l'aise parce que l'histoire nous montre que l'on ne peut pas interdire les idées, y compris les idées les plus folles. Quand on essaie d'interdire des idées, elles se cachent mais ne disparaissent pas. La seule façon, me semble-t-il, d'écraser ces idées, c'est en les exposant, en permettant aux gens de s'exprimer, en répondant avec d'autres idées. C'est probablement un peu optimiste mais je n'ai jamais accepté l'idée de la censure. C'est souvent difficile, c'est très dur d'entendre les racistes parler ouvertement. Le plus grand danger est pourtant de les laisser cheminer souterrainement parce qu'ainsi ils vont continuer à vivre.

Ce racisme s'est fortement développé avec l'émigration récente des gens du Tiers-Monde. Votre expérience de l'émigration et de l'intégration est assez spécifique: vous avez librement choisi de venir au Canada et ce pays est maintenant votre patrie. Cependant, pour la majorité des migrants, l'émigration est surtout liée au déséquilibre nord/sud. N'est-il pas légitime que la relation au pays natal reste fondamentale pour ces derniers?

Neil Bissoondath : C'est absolument légitime mais la plupart des émigrants ne sont pas obligés d'émigrer, hormis les réfugiés bien sûr. Les émigrants décident en fin de compte de ce qu'ils vont faire. Il s'agit d'un libre choix, d'un choix très personnel, éclairé souvent. Chaque individu, chaque émigrant — je précise encore que j'établis une distinction entre émigrant et réfugié — doit savoir ce qu'il cherche, ce à quoi il aspire. Le pays natal est certainement important, mais le présent et le futur pour les enfants nés au Canada sont encore plus importants. Souvent, on oublie cela, on devient prisonnier du passé. J'ai vu trop de gens qui ne sont pas parvenus à s'intégrer et à réussir une nouvelle vie à cause du passé, un fardeau trop lourd à porter qui les écrase.

Dans ce cas, le métissage ethnique vous paraît-il une solution ou un espoir pour l'avenir du Canada? Est-ce que l'on peut envisager également une forme de métissage culturel?

Neil Bissoondath : Oui, absolument, le métissage existe déjà dans des villes comme Toronto et Vancouver, moins à Montréal, mais ce processus est déjà engagé malgré le multiculturalisme et c'est le futur, je crois. Le multiculturalisme officiel, en favorisant l'ethnicité, est une barrière à ce processus tout à fait naturel. Pour moi, il serait fascinant de voir ce que deviendra le Canada dans cent ans, dans cent cinquante ans. J'ai l'impression que le multiculturalisme aura disparu et que l'on trouvera dans ce pays une culture tout à fait nouvelle.

L'élaboration de cette nouvelle culture passe par le dépassement de la nostalgie du pays que l'on a quitté. Votre premier roman: Retour à Casaquemada semble faire écho à votre expérience personnelle. Comme vous, le narrateur a quitté son île antillaise pour venir étudier à Toronto; contrairement à vous, il retourne au pays natal et cette expérience se solde par un échec tragique. Est-il abusif de voir dans ce roman une forme d'exorcisme du spectre du pays natal?

Neil Bissoondath : C'est tout à fait possible, ce n'est pas une idée que je rejette, c'est une idée très intéressante. Quand je pense à ce roman, je sais qu'il y a certaines choses que j'ai inventées et d'autres fondées sur mon expérience personnelle qui servent de bases pour réfléchir, pour rêver, pour tisser la fiction. Dans ce roman, il est possible que j'explore le cauchemar du retour que je n'ai pas vécu.

Dans ce même roman, le système onomastique qui désigne les lieux est caractérisé par une pratique du détour et de l'ironie: l'île se nomme Casaquemada, la ville du narrateur Salmonella. Pourquoi ce choix?

Neil Bissoondath : J'ai inventé Casaquemada.

Vous vous êtes toutefois inspiré de Trinidad.

Neil Bissoondath : De Trinidad, de la Guyane, de la Jamaïque, de la Grenade aussi. Ce sont les quatre pays qui ont inspiré Casaquemada. A Trinidad, et dans les autres pays des Antilles, on trouve souvent des noms qui indiquent un événement du passé enfoui dans notre mémoire, mais renvoyant à une histoire très intéressante. Le nom de Trinidad, par exemple, est espagnol et évoque la Trinité. Ces histoires ont été perdues. Dans ce roman, j'essaie de recréer le passé de l'île pour ne pas le perdre.

C'est tout de même très négatif, ironique.

Neil Bissoondath : J'ai, pour ma part, trouvé ça très drôle. Il y a souvent une certaine ironie, des références à une violence historique

Casaquemada condense effectivement toutes les violences. Est-elle un microcosme de l'Amérique-latine ou renvoie-t-elle plus profondément à tous types de dictatures sévissant dans le monde?

Neil Bissoondath : C'est ce que je recherchais en effet: renvoyer à toutes les dictatures, à tous les pays pauvres qui essaient de s'imposer et qui en sont incapables, qui découvrent la violence interne, pas seulement l'Amérique-latine, pas seulement les Antilles mais également l'Afrique. J'ai rencontré de nombreuses personnes qui se sont reconnues dans mon roman: par exemple, un jeune éthiopien, à Toronto. Il avait dix-huit ou dix-neuf ans et j'avais fait une lecture dans son école. Il est venu me voir pour me dire que Retour à Casaquemada lui avait rappelé son pays d'origine: l'éthiopie. J'ai alors pensé que j'avais réussi à dépasser l'autobiographie ou la représentation insulaire.

Après Retour à Casaquemada, vous avez consacré deux oeuvres à Toronto: un recueil de nouvelles, à l'Aube des lendemains précaires, et un roman, L'innocence de l'âge. Dans vos nouvelles, la plupart des personnages, émigrants et Canadiens, sont brisés par la torture, la misère ou la vie. Est-ce que la nouvelle, en tant qu'art du fragment, peut traduire cette solitude qui traverse des villes comme Toronto?

Neil Bissoondath : Pas plus qu'un roman. Un roman en serait capable aussi. Je dois dire que ce n'est pas moi qui choisis les nouvelles, c'est les nouvelles qui me choisissent. Roman ou nouvelle, la fiction commence toujours pour moi par une voix dans ma tête, un personnage qui me parle, qui me montre quelque chose et je n'ai pas le choix, il faut que je commence à écrire... Je commence à travailler, à écouter, j'écris et lentement je découvre le personnage, l'intrigue, le contexte. Je découvre aussi si ce que j'écris est un roman ou une nouvelle. Je ne décide pas.

Vous décidez pourtant de certaines situations existentielles. à l'Aube des lendemains précaires porte un regard attentif sur la souffrance parfois intolérable que subissent les hommes. Pourquoi êtes-vous aussi attentif à la souffrance?

Neil Bissoondath : Je ne suis pas certain d'avoir la réponse. Je suis né peut-être avec une certaine sensibilité qui est parfois pénible à vivre et je pense que c'est une partie importante de ma personnalité d'écrivain. Je peux percevoir une situation dans une photo, dans un film ou dans la réalité. Je me trouve alors tout à coup dans les souliers des personnes qui sont dans cette situation et je commence à ressentir leur souffrance. Je ne sais pas pourquoi, mais c'est une des raisons pour lesquelles je suis capable d'écrire. Pour moi, l'écriture est l'exploration de la réalité, des autres, des gens très différents de ma personnalité.

L'altérité a un rôle important dans vos oeuvres. L'immense espace du Canada est aussi pour vous une forme d'altérité, pourtant vos fictions sont centrées sur la ville. Envisagez-vous d'écrire sur l'immensité canadienne?

Neil Bissoondath : Je ne sais pas. Je ne peux pas prédire le cheminement de mon écriture. Il faut toujours que je quitte un endroit pour pouvoir le décrire dans ma fiction. J'ai quitté Toronto pour écrire L'Innocence de l'âge, il va falloir quitter Montréal pour décrire cette ville dans un roman, peut-être faudrait-il que je quitte le Canada pour parler de cette immensité qui me plaît, qui me parle au niveau personnel mais qui ne s'est pas encore transmise dans ma fiction.

Vous envisagez de quitter Montréal?

Neil Bissoondath : Oui, nous partons pour Québec. Il serait intéressant de voir si dans un an ou deux ma vision de Montréal va évoluer, si la distance va introduire un changement par rapport à ce que je vis maintenant.

Les lieux influencent votre écriture. D'autres écrivains, en particulier votre oncle V. S. Naipaul, ont-ils joué un rôle dans votre écriture? Existe-t-il des liens entre la fiction de Naipaul et la vôtre?

Neil Bissoondath : Seulement le fait que ma fiction existe. On m'a souvent parlé de ressemblances, de liens très importants entre Naipaul et moi. Je suis certain qu'il y en a parce que quand j'étais jeune, je lisais mon oncle, je le lis toujours. Il fait partie de mon monde intellectuel et émotif. Il m'est toutefois difficile de cerner ces liens ou de les décrire. Je n'en suis pas assez conscient, je sais seulement qu'ils existent. On peut probablement déceler des rapports entre Retour à Casaquemada et Les Hommes de paille de Naipaul. C'est possible, je ne le renie pas. Il serait intéressant de lire un jour la vision de quelqu'un d'autre qui pourrait me montrer ces rapports.

A contrario, l'oeuvre du poète et dramaturge Derek Walcott est très différente de la vôtre. Appréciez-vous sa poétique?

Neil Bissoondath : J'ai très peu lu Walcott, hormis quelques poèmes ici et là. Ces poèmes ne sont pas facilement disponibles. Je les ai cherchés dans les meilleures librairies du Canada sans les trouver. J'ai beaucoup aimé ce que j'ai lu, néanmoins je ne peux pas dire que je connaisse cette oeuvre. L'homme lui-même, je le trouve très gentil, très doux, je l'aime bien.

La critique littéraire contemporaine parle beaucoup de World fiction ou des écritures migrantes. Vous sentez-vous proche de ces courants ou revendiquez-vous une totale indépendance à leur égard?

Neil Bissoondath : Une totale indépendance, en effet. S'il faut que j'accepte une étiquette, ce serait celle d'écrivain canadien parce que dans cette catégorie il est possible de tout mettre: ce n'est pas limitatif. L'étiquette "écrivain émigrant" ou "écrivain antillais" restreint la vision de ce que l'on fait, la vision des autres, c'est un stéréotype. L'idée de World fiction est une invention d'un journaliste, nécessaire jusqu'à un certain point. Le fait de me retrouver parmi des écrivains que j'admire ne me dérange pas mais cette dénomination est surtout utile pour les études universitaires. Pour un working writer, ce n'est pas vraiment important.

Propos recueillis par Véronique Bonnet,
01 juin 1996

Copyright © La République des Lettres, Paris, dimanche 10 novembre 2024
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