Gabriel Garcia Marquez

Aux sources de Cent ans de solitude
Gabriel Garcia Marquez
Gabriel Garcia Marquez

Gabriel Garcia Marquez avait alors vingt-trois ans; il écrivait des histoires et il était déjà convaincu que, pour être réussi, un roman doit être simultanément une transposition poétique de la réalité et une sorte de divination chiffrée du monde. Cela faisait trois années qu'il essayait de donner une expression littéraire à l'univers des cauchemars de son enfance dans les contes réunis sous le titre Yeux de chien bleu et dans un protoroman, sans forme et interminable, La Maison des Buendia. Mais le retour à son village natal, Aracataca, à la fin du mois de février 1950, lui fit prendre conscience de la mauvaise direction qu'il avait prise. Gabriel Garcia Marquez réalisa que pour atteindre le coeur même de ce que Aracataca offrait à ses yeux, ruine et solitude, il lui fallait remonter au-delà du passé de son enfance jusqu'aux temps et aux lieux où vivaient ses aieux maternels. Dans le train même qui les ramenait à Baranquilla, où il vivait et travaillait à la revue El Heraldo, il commença à questionner sa mère: qui étaient en réalité ses grands-parents, d'où venaient-ils lorsqu'ils arrivèrent à Aracataca, quel était l'homme que son grand-père avait tué au cours d'un duel quarante-deux années auparavant et, enfin, avec qui les Marquez Iguaran avaient-ils redonné vie à Aracataca au début du siècle ? A leur arrivée à Baranquilla, il était clair pour lui qu'il devait entreprendre le voyage aux sources, à l'origine de ses aieux, puisque tout ce qui s'était passé dans la maison qu'ils venaient de vendre, à commencer par sa propre naissance, était relié d'une façon ou d'une autre à leur vie même et à leur destinée.

C'est ainsi qu'entre 1950 et 1953, mais surtout pendant cette dernière année, Gabriel Garcia Marquez entreprit une série de voyages systématiques dans les villages et sur les lieux de la mémoire de ses aînés. Il atteignit ainsi Riohacha, en suivant la route inverse que le destin les avait conduits à suivre un peu avant 1910. Au cours de quelques uns de ces voyages, véritables "travaux de terrain" de ce qui deviendra plus tard Cent ans de solitude, il fut accompagné de son ami Rafael Escalona, "le neveu de l'évêque", qui lui fit connaître la Guajira profonde et l'aida à identifier les scènes et les personnages de la plupart des histoires que ses grands-parents lui avaient racontées, à Aracataca, lorsqu'il était enfant. Un jour, alors qu'ils étaient en train de boire quelques bières dans l'unique taverne du petit village de La Paz, voisin de Valledupar, ils tombèrent sur un sosie de José Arcadio, un homme grand et fort, avec un chapeau de cow-boy, des bottes de cavalier et un revolver à la ceinture. Escalona, qui était son ami, le présenta à Garcia Marquez. L'homme tendit une main ferme, mais affectueuse, à l'écrivain tout en lui demandant: "Avez-vous quelque chose à voir avec le colonel Nicolas Marquez ?" Celui-ci répondit qu'il était son petit-fils. "Alors", déclara l'homme sur un ton de familière complicité, "votre grand-père a tué mon grand-père." En effet, il s'appelait Lisandro Pacheco, et l'aïeul de Garcia Marquez, Nicolas Ricardo Marquez, avait tué en duel son grand-père, Medardo Pacheco Romero, il y avait plus de quarante ans, dans le village de Barrancas, dans la péninsule de Guajira. Avec mille précautions, Escalona suggéra à Lisandro de ne pas revenir sur cette histoire, que Gabriel Garcia Marquez ne savait pas grand-chose d'elle et, prétextant son goût et sa connaissance des armes à feu, il lui emprunta son revolver sous prétexte de tester son adresse. "Je pris l'arme", se souvient Escalona, "je vidai son barillet en laissant une balle, et je lui dis : "Je vais voir ce que je vaux aujourd'hui". Lisandro, aimablement, le poussa à faire tous les essais qu'il voulait, et sur le champ, tous deux se lancèrent dans une compétition de tirs à blanc. Ils invitèrent ensuite Gabriel à tester son adresse, mais il refusa. Plus tard, les bières aidant, il se joignit à eux. Les craintes du célèbre compositeur de vallenatos se révélèrent injustifiées: les deux petits-fils devinrent de vrais amis au point de "festoyer trois jours et trois nuits" dans le camion à double fond du contrebandier Lisandro Pacheco, "buvant de la liqueur brûlante et mangeant du chevreau rôti à la mémoire des aieux disparus". Pendant une semaine, ils parcoururent les villages des provinces de Cesar et de la Guajira Copey, Valledupar, Manaure, Patillal, Urumita, Villanueva, San Juan del Cesar, Fonseca, Barrancas, Riohacha et Manaure de Guajira. Au cours de ce voyage déterminant pour le futur écri vain, Garcia Marquez terrnina son travail de terrain pour ce qui, quinze années plus tard, deviendra Cent ans de solitude, et Lisandro Pacheco en profita pour lui présenter "dix-neuf des enfants innombrables" que son aïeul Nicolas Marquez avait semés au hasard avant, pendant et après les années de la guerre civile des Mille jours.

Les deux descendants prêtèrent une attention spéciale au village des Barrancas car leurs ancêtres, comme José Arcadio Buendia et Prudencio Aguilar, avant la fondation de Macondo, y avaient vécu heureux jusqu'à ce que l'un tue l'autre en duel, le 19 octobre 1908. Nous pouvons affirmer qu 'ici, à cette date, commence la biographie de Gabriel Garcia Marquez, dix-neuf ans avant sa naissance : l'événement qui va survenir ce jour-là, dans la soirée, à Barrancas, va préfigurer le destin personnel de l'écrivain, puisqu'il va non seulement permettre que ses parents se rencontrent dix-huit ans plus tard, mais aussi devenir la cause lointaine car Garcia Marquez, après sa naissance, passera neuf années avec ses grands-parents dans la grande et vieille maison d'Aracataca, fait le plus important pour la genèse de son art et sa vie d'écrivain. Barrancas est situé sur la rive occidentale du fleuve Rancheria dans une petite vallée de la Guajira intérieure, encaissée entre les contreforts orientaux de la sierra Nevada et occidentaux des monts de Oca. A 105 kilomètres de Riohacha, il est à 150 mètres au-dessus du niveau de la mer. Sa température moyenne est de 27 degrés. La chaleur y est intense entre 10 heures du matin et 2 heures de l'après-midi, mais les soirées y sont les plus fraiches de toute la zone caraïbe de la Colombie, grâce aux vents frais qui descendent en vagues successives des contreforts montagneux. Contrairement au reste de la Guajira, c'est une région verdoyante et paisible, comme a été paisible, sauf à de rares exceptions, son histoire. On dit que le village a été fondé par un missionnaire espagnol nommé Barranco en 1664, mais son origine première est liée à une enceinte, fortin en bois des esclaves fugitifs, qu'on trouve à l'origine de nombreux villages et villes des Caraïbes colombiennes. Les Indiens cariaquiles, une branche des Arawaks, comme leurs voisins chimiles qui fondèrent Aracataca, s'installèrent là et développèrent la cul ture du maïs, des haricots, du yuca et du potiron. On trouve la première mention écrite de Barrancas dans l'Anthologie de la Sainte Eglise Cathédrale de la ville et de la province de Santa Marta, écrite en 1725 par l'enseigne royal José Nicolas de la Rosa. Il faut attendre vingt années pour qu'il en soit encore question, lorsque survient le premier soubresaut de son histoire, provoqué par la décision arbitraire de l'évêque de Riohacha, Juan Nieto Polo del Aguila, de l'élever au rang de paroisse, ce qui était incompatible avec sa situation administrative d'alors. Le conflit entre l'évêque et l'alcade de Riohacha remonta au Vatican qui trancha en faveur de son vicaire, ce qui obligea immédiatement l'autorité civile à donner à Barrancas le titre de municipalité en 1746. Vingt-trois ans plus tard, lors de la rébellion des Indiens guajiros, le village devint un poste avancé des armées royales qui réprimaient la révolte, annonçant ainsi une période de conservatisme jusqu'en 1813, année de la première guerre civile colombienne, où se présenta la situation paradoxale d'un maire royaliste et d'un conseil patriote. Après la bataille de Barrancas, pendant la guerre d'Indépendance, il entama une lente décadence qui s'accéléra avec l'immigration du village voisin de Moreno, détruit au cours des combats.

Barrancas eut sa dernière occasion de renaissance au siècle passé lorsque, en 1879, le déjà célèbre romancier Jorge Isaac vint dans la région pour exploiter la mine de charbon d'El Cerrejon qu'il avait lui-même étudiée et estimée rentable. L'auteur de Maria, qui avait aussi découvert les houillères d'Aracataca, signa un contrat et commença l'exploi tation avec des capitaux et une technologie anglais. Deux années plus tard, on posa les premiers rails de la voie devant relier Barrancas et Riohacha, mais le projet capota et ne fut repris que cent ans plus tard. C'est pourquoi lorsque les aieux de Garcia Marquez arrivèrent vers 1890, Barrancas avait perdu son rang de municipalité et était, depuis peu, rattaché au bourg voisin de Fonseca. Toutefois, quelques uns de ses notables, comme Lorenzo Solano et Tomas Pelaez, parvinrent à lui faire retrouver ce titre en 1892. Ainsi, Nicolas Ricardo Mejia, Tranquilina Iguaran Cotes et leurs deux enfants, en venant de Riohacha, trouvèrent une ancienne région opulente tombée en décadence, mais pleine de verdure, de paix et de tranquillité, bien différente de la ville pleine de poussière, de chaleur et de salpêtre qu'ils venaient de quitter. Nicolas Ricardo Marquez était né à Riohacha le 7 février 1864. Mais il fut élevé loin de là, à Carmen de Bolivar, par sa grand-mère maternelle, Francisca Vidal. Il revint dans sa ville natale à l'âge de dix-sept ans. Il apprit le métier de bijoutier avec son père, Nicolas de Carmen Marquez Hernandez. Après avoir eu deux enfants naturels avec Altagracia Valdeblanquez, à vingt et un ans, il se maria avec une distinguée jeune fille de Riohacha qui était sa cousine germaine, Tranquilina Iguaran Cotes, née le 5 juillet 1863 et descendante d'Espagnols arrivés en Colombie, après un séjour au Venezuela. L'arrière grand-père de Gabriel Garcia Marquez, Nicolas de Carmen Marquez Hernandez, était né en 1820 en Espagne comme ses parents, Nicolas de Carmen Marquez et Juana Hernandez. Lorsqu'elle devint veuve, cette dernière vint en Colombie en partant des Canaries dans le courant des années 20. La mère de Garcia Marquez se souvient que cet arrière grand-père connut Bolivar à dix ans, lorsque le Libertador fit, en 1830, son grand voyage vers la mort le long du fleuve Magdalena. Ce qui est certain, c'est que l'arrière-grand-père devint, avec les années, un maître bijoutier talentueux; il enseigna son art à son fils et eut, comme lui, de nombreux enfants naturels à Riohacha, quelques uns avec Juana Alarcon qui donna son nom à la alarconera de la Guajira. Plus tard, il épousa Luisa Josefa Mejia Vidal qui lui donna quatre enfants: Nicolas Ricardo, le grand-père de l'écrivain, Armando, Francisco et Wenefrida Marquez Mejia, la soeur qui accompagnera Nicolas jusqu'à sa mort. De son côté, la trisaïeule espagnole de Gabriel Garcia Marquez, Juana Hernandez de Marquez, rencontra un deuxième amour à Riohacha : Blas Iguaran, avec lequel elle eut une fille en 1827 : Rosa Antonia Iguaran Hernandez, la demi-soeur du grand-père Nicolas de Carmen Marquez Hernandez. Rosa Antonia, à son tour, eut trois enfants naturels avec le Guajiro Agustin Cotes: Tranquilina, la grand-mère de l'écrivain, Rosa Antonia et José Antonio Iguaran Cotes. Ainsi, grâce aux oeuvres de la trisaïeule espagnole qui vint en Colombie depuis les îles Canaries, au cours des années 30, les grands-parents de Garcia Marquez étaient cousins germains comme le sont, dans Cent ans de solitude, José Arcadio Buendia et Ursula Iguaran.

Comme l'avait été son père à Riohacha, le grand-père Nicolas devint le bijoutier réputé de Barrancas. Dans sa grande maison, aux portes et fenêtres ouvertes aux quatre vents, située au coin de la place opposée au cimetière, il avait son atelier avec son associé Eugenio Rios qu'il avait amené de Riohacha, alors qu'il était à peine un jeune homme car il était le frère, du coté maternel, de Francisca Cimodosea Mejia, la cousine aimée de Nicolas, qui avait été élevée avec lui à Carmen de Bolivar et qui, plus tard, à Aracataca, deviendra la Tante Maman, celle qui élèvera pratiquement Garcia Marquez. Tranquilina aussi aidait son mari à finir les bijoux en y incrustant les rubis et en les polissant. Tandis qu'à Macondo le colonel Aureliano Buendia va fabriquer tout seul ses petits poissons d'or, les petits poissons de la solitude, à Barrancas, le grand-père fabriquait toutes sortes de pièces de joaillerie: des anneaux, des pendentifs, des bourses, des chaînes et des petits animaux.

Après la publication de Cent ans de solitude, ce sont les petits poissons d'or qu'exhibent le plus les héritiers, surtout les descendants des enfants illégitimes du grand-père, qui les montrent avec la satisfaction de posséder le symbole héraldique les intégrant dans la vaste jungle généalogique de l'écrivain. Très vite Nicolas Marquez alternera la bijouterie et l'agriculture. Il se retrouvera dans la propriété El Guasimo, sur les terres de son parrain Benisio Solano Vidal, sur les contreforts de la sierra Nevada de Santa Marta, et plus tard il achètera El Istmo, aux environs immédiats du village, sur les bords du fleuve Rancheria. La plupart des familles de Barrancas possédaient une ferme, presque toujours sur les pentes des monts de Oca, où on cultivait le maïs, les haricots, le yuca, la banane, le coton, la canne à sucre et surtout le café. Nicolas devint donc agriculteur, spécialisé dans la canne à sucre dont il extrayait, dans son alambic, le chirringi, eau de vie de mauvaise qualité qui se vendait en contrebande. Avec des ressources suffisantes et trois enfants seulement, Juan de Dios, Margarita et Luisa Santiaga, la mère de l'écrivain, jouissant d'un solide prestige personnel et professionnel dans une communauté de gens pacifiques et solidaires, Nicolas Marquez Mejia et Tranquilina Iguaran Cotes semblaient avoir trouvé dans le village décadent de Barrancas le paradis d'un âge mûr et d'une vieillesse tranquille. Mais deux événements, l'un historique, l'autre personnel: La guerre civile des Mille jours et le duel entre Nicolas et Medardo, allaient leur tomber dessus comme deux pestes du Moyen Age en un peu moins de huit ans, anéantissant le projet de vie pacifique et transformant le grand-père en un homme triste, accablé de drames en conscience, dont les histoires allaient modeler, trente années plus tard, le destin littéraire de son petit-fils d'Aracataca.

Dasso Saldivar,
15 janvier 1995

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