La courte biographie qui suit reproduit un article nécrologique publié dans le journal Erlangen Tageblatt lors de la mort d'Eugen Herrigel, en avril 1955.
Après une existence discrète, nourrie des richesses profondes de la vie intérieure, existence en même temps débordante d'efficacité et qui s'acheva dans une solitude non exempte d'épreuves, le professeur d'université Eugen Herrigel est entré dans la paix suprême. Aux dernières années de sa vie pourrait s'appliquer ce mot de Maître Eckhart, parent spirituel du défunt: "Ce qui nous assaille là n'empêche pas notre appartenance à l'éternité, car cela n'atteint pas la cime suprême de l'esprit".
Eugen Herrigel était encore, il y a dix ans, l'un des maîtres les plus actifs de l'Université d'Erlangen. Ce que disait Maître Eckhart peut, encore une fois, nous éclairer sur ce qui faisait le charme de sa personnalité. Si Herrigel a exercé dans son enseignement une telle fascination, s'il laissait dans les esprits une impression si profonde et si persistante, c'est que, plus encore qu'un maître ès-humanités, il était un maître dans l'art de vivre. L'homme, la vie, l'oeuvre — tout en lui était véritablement un, d'une seule coulée.
Il fut un temps où les salles de conférences les plus vastes n'étaient pas suffisantes pour contenir tous ceux qui voulaient assister aux cours d'Eugen Herrigel. Plus d'un parmi ses auditeurs confessait qu'à l'origine, du moins, ce n'avait pas été par intérêt pour les branches particulières de la philosophie qu'il représentait, mais bien à cause du conférencier lui-même, qu'il s'y était rendu, puis s'était mis à y assister régulièrement. En cela, le goût du sensationnel était la dernière chose à entrer en ligne de compte.
La manière dont Eugen Herrigel traitait les domaines et les périodes les plus différents de la philosophie européenne était celle d'une objectivité empreinte d'une tendre dévotion. Son exposé était dépourvu de toute rhétorique. Dépouillé à l'extrême, il était à la mesure de l'auditoire et stimulait en chacun la pensée personnelle.
Mais il était Clément, avec un grand art de la formule juste, extraordinairement saisissant, impressionnant, en raison d'une puissance inouïe, qui lui donnait la maîtrise souveraine d'une inépuisable documentation. Herrigel ne se servait jamais d'un manuscrit ni d'aucune note; il parlait par une libre inspiration, souvent, le même jour, sur des sujets très différents, tant à l'Université d'Erlangen, qu'à l'Ecole Supérieure d'Economie de Nuremberg et dans des conférences organisées au dehors. Il donnait à ses cours une forme sans cesse renouvelée, si bien que lorsque le même sujet se représentait au cours des années les auditeurs n'entendaient jamais deux fois les mêmes propos. Il acquit ainsi, dans l'art du conférencier, une maîtrise parfaite. A ne pas s'y méprendre, ses élèves sentaient là, à l'oeuvre, une forme de vie, du fond créateur de laquelle l'accomplissement extérieur semblait tout naturellement tomber comme un fruit mûr.
Ainsi, il gagnait tous les coeurs par une personnalité de professeur qui subjuguait grâce à sa valeur d'exemple, par une action d'autant plus efficace qu'elle n'était pas recherchée, mais procédait d'une manière d'être. (Certains de ses auditeurs ont supposé que sa faculté de concentration peu commune, dont émanait une bienfaisante paix, ne pouvait s'expliquer que par un certain entraînement dont Herrigel savait les entretenir dans un cours, repris à intervalles, sur "Le Japon et les Japonais", entraînement comme on le pratique au Japon, qu'Herrigel lui-même avait suivi, et qui, selon ses dires, parvient à délier des forces spirituelles insoupçonnées).
A cette époque, un livre connut en Allemagne une certaine notoriété, dans lequel un Allemand vivant au Japon rendait compte de l'activité de ses compatriotes en Extrême-Orient. Il y mentionne qu'on lui avait affirmé dans les milieux dirigeants japonais que pour ce qui est de pénétrer dans le Japon "intérieur", au plus profond de la vie spirituelle extrême-orientale, un seul Européen y était parvenu, Eugen Herrigel, professeur d'Université à Erlangen.
Cela n'est sans doute pas sans rapport avec le fait que Herrigel reçut de diverses régions d'Allemagne des invitations à faire des conférences sur le Japon. En 1936, il en fit une à la Société Germano-Japonaise sur l'art du tir à l'arc. Cette conférence fut ensuite traduite en japonais et en hollandais; elle contenait la première esquisse de son futur ouvrage: Le Zen dans l'Art Chevaleresque du Tir à l'Arc.
Sans conteste, Herrigel était considéré jusqu'à présent comme celui qui connaissait le mieux le Bouddhisme Zen, que d'autres ont exploré depuis. Avec le Bouddhisme Zen, nous avons affaire à un phénomène spirituel et religieux qui, il y a de cela une génération, était quasiment inconnu en Europe, mais qui, de nos jours, a provoqué en particulier l'intérêt des spécialistes de la psychologie des profondeurs, et qui est considéré par des psychologues comme Carl Gustav Jung et G. Schmaltz comme la fleur la plus éclatante de la vie spirituelle de l'Extrême-Orient.
Le Livre du Zen de Herrigel a été traduit en plusieurs langues européennes. Pour l'édition en langue anglaise, qui parut aux Editions Panthéon à New York, une introduction a été écrite par le Professeur Susuki, connu en Europe par plusieurs ouvrages sur le Bouddhisme Zen.
Comme philosophe, Herrigel était parti du Néo-kantisme. Il fut l'élève de Wilhelm Windelbands, en contact philosophique étroit avec Emil Lask, et soutint en 1923 sa thèse de doctorat devant Heinrich Rickert. Revenu de la première guerre mondiale, il considéra comme son premier devoir, avant d'entrer dans l'enseignement supérieur, de publier les oeuvres posthumes de son ami Emil Lask, tombé au champ d'honneur. Récemment, Hans Meyer, professeur à Wurzburg et historien de la philosophie, a reconnu dans sa Weltanschauung der Gegenwart, la place qui revient de droit à Herrigel dans le mouvement kantien de notre siècle. Il situe l'élément capital du premier travail original de Herrigel, Pro-Matière et Pro-Forme (Urstoff und Urform) dans le fait qu'Herrigel, s'élevant au-dessus de la tradition kantienne, a mis le doigt sur le phénomène premier du sens absolu de la sphère vitale et sur le point où surgit la question de l'Etre absolu.
Le deuxième ouvrage de Herrigel, La Forme Métaphysique (Die metaphysiche Form) est une prise de position en face de Kant dans la direction des couches profondes de la métaphysique. Sa publication coïncida à peu près avec celle du livre de Martin Heidegger, Kant et le Problème de la Métaphysique. L'évocation de deux images de Kant diamétralement opposées eut un tel retentissement qu'un livre d'Erich Przywara, sous le titre Kant Aujourd'hui, se donna pour tâche de confronter les conceptions de Herrigel et de Heidegger. Tout récemment, ce spécialiste catholique de la philosophie des religions a repris le même thème dans son oeuvre monumentale parue au Glock und Lutz Verlag à Nuremberg: Humanitas.
Herrigel rapporte, dans son livre sur le Zen, qu'étant étudiant il s'était déjà occupé, comme poussé par une impulsion secrète, de la mystique, qu'il l'avait passablement approfondie, à contre-courant d'une époque qui éprouvait peu d'intérêt pour ce genre de choses, et qu'il ne pouvait se satisfaire de la simple étude littéraire, sous l'angle de la critique des sources, des écrits de cette nature.
Lorsque, peu de temps après avoir assumé son activité professorale à l'Université de Heidelberg, il reçut l'offre d'enseigner l'histoire de la philosophie à l'Université Impériale Tohoku Sendai au Japon, il saisit avec enthousiasme l'occasion de connaître le pays et le peuple japonais, rien qu'à la pensée que cela lui ouvrait la perspective d'entrer en contact avec la pratique de l'extase et de la mystique vivante qui sont cultivées là-bas.
A propos de cette école préparatoire à l'expérience du Zen qu'est la pratique de l'art du tir à l'arc, Herrigel a donné dans l'écrit déjà mentionné, Le Zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc, un compte-rendu impressionnant de ses expériences. Il reçut, alors qu'il séjournait encore au Japon, sa nomination au poste de chargé de cours à l'Université de Heidelberg.
A l'issue de près de six années passées au Japon et consacrées à un enseignement qui trouva son couronnement avec le titre de docteur honoris causa (Bungaku Hakushi), Herrigel fut appelé à la chaire de philosophie systématique à l'Université d'Erlangen. L'activité qu'il y déploya ne fut diminuée ni en étendue ni en efficacité lorsqu'on lui confia des tâches administratives. L'Académie des Sciences bavaroise le reçut comme membre.
Cependant ses amis japonais le pressaient de revenir encore au Japon. Dès l'été 1941 il obtint son visa de sortie pour aller y prendre un poste de professeur étranger nouvellement créé. La suite des événements militaires empêcha la réalisation de ce projet. Au lieu de cela, dans les dernières années de la guerre, alors qu'il était déjà doyen de la faculté de philosophie et pro-recteur, Eugen Herrigel fut nommé recteur de l'Université. On lui a tenu rigueur, par la suite, d'avoir pris en main le gouvernail de l'Université dans une période critique.
Sa personnalité limpide, bienveillante, souveraine et sans peur, n'est pas seulement, durant toute cette période, venue à bout d'une masse énorme de travail, mais Herrigel a été à même, en outre, d'intervenir dans des situations pénibles pour aider ou pour adoucir. Bien peu de personnes ont su, à l'époque, que ce fut grâce à son action que la fermeture de l'Université, projetée dans certains milieux, n'eut pas lieu, et qu'il joua aussi un rôle déterminant dans les négociations qui empêchèrent, peu de temps avant la fin des hostilités, une absurde destruction de la ville d'Erlangen.
Mélanie Wolfe,
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Paris, lundi 11 décembre 2023