Lao Tseu, ou Lao Tse, auteur présumé du Tao Te King est l'un des personnages les plus obscurs de l'Antiquité chinoise. Vers l'an 100 avnt J.-C., l'historien Se-ma Ts'ien (Sima Qian) ne possédait déjà plus que des renseignements si confus et si contradictoires à son sujet que la biographie qu'il lui consacre dans le Shiji est fort décevante. De plus, le texte est particulièrement vicié. C'est cependant cette biographie qui est notre seule source d'information, et ce sont les renseignements qu'elle fournit qu'il nous faut examiner et critiquer.
Sima Qian commence par décliner l'état civil de Lao Tseu: il nous dit que son nom de famille était Li, son appellation Po-Yang, son nom posthume Tan. Tel est du moins le texte actuel du Shiji. Mais des citations anciennes semblent prouver que le texte original disait que le nom personnel de Lao Tseu était Eul, Tan étant son appellation et non un nom posthume auquel, d'ailleurs, il n'avait pas droit, n'appartenant pas à l'aristocratie. La transformation du Shiji est due en partie aux biographies hagiographiques taoïstes. L'appellation de Po-Yang, en particulier, qui apparaît dans le Lie-Sien Tchouan, est empruntée à deux personnages plus ou moins légendaires de l'Antiquité: l'un vivant au temps de l'empereur Chouen, l'autre appelé aussi Po-Yang Fou, grand astrologue à la cour des Cho, sous le roi Yo (VIIIe siècle avant J.-C.), en qui les taoïstes, qui voulaient glorifier la longévité de leur maître, reconnaissaient déjà Lao Tseu.
Les historiens chinois sont donc d'accord pour écarter "Po-Yang" comme appellation, Eul et Tan leur semblant plus satisfaisant en raison du rapport sémantique entre "ming" et "tseu", Eul signifiant "Oreilles" et Tan "Longues oreilles". Mais, d'un autre point de vue, ce sont précisément ces noms qui peuvent paraître suspects: c'est en effet à la longueur de ses lobes auriculaires que se reconnaissait un sage doué de longévité. Il paraît difficile d'admettre que ces noms soient autre chose que les noms légendaires d'un héros non moins légendaire, héros qui avait précisément pour caractéristique d'être un sage qui vécut très longtemps. Pourquoi, en effet, Li Eul est-il devenu Lao Tan ou Lao Tseu ? Selon certains commentaires anciens, Laotan était un nom donné aux vieillards dans les temps antiques; selon d'autres Lao Tseu était né avec des cheveux blancs, c'est pourquoi on l'appelle "le vieil enfant" (Lao Tse). Il est vrai que quelques érudits modernes voient dans Lao un nom de famille et l'on aurait alors tout naturellement un philosophe, maître Lao, comme on dit maître Kong pour Confucius (Kong Tse) ou maître Mong pour Mencius (Mong Tse). Sous les Han, Lao aurait été changé en Li, nom de famille plus courant à cette époque, alors que, à l'époque Tchouen, le nom de famille Li n'existait pas encore. Mais on peut se demander alors pourquoi les anciens interprètes ne l'ont pas dit. Il paraît plus vraisemblable que Lao a toujours gardé son sens de "vieillard" et de "vénérable", le grand âge étant un signe de sagesse et de puissance vitale dans l'ancienne Chine.
Le texte du Shiji indique ensuite le lieu de naissance de Lao Tseu: "Lao était originaire du village de Ts'iu-jen, canton de Lai, sous-préfecture de K'ou, dans le pays de Tch'ou." Bien que là aussi le texte présente des variantes, celles-ci ne soulèvent pas de grosses difficultés. L'une dit en effet Tch'en au lieu de Tch'ou, et Siang au lieu de K'ou. K'ou et Siang étaient deux localités voisines dépendant, sous les seconds Han, du royaume de Tch'en. Plus anciennement, elles avaient dépendu de la principauté du même nom qui fut absorbée par Tch'ou, l'un des grands "royaumes combattants", en 479 avant J.-C.
Enfin, l'historien nous indique la fonction de Lao Tseu: il était archiviste-astrologue, conservateur de la bibliothèque des Tcho. Les "che" (terme qui désigne les historiens) étaient anciennement des savants spécialisés dans les sciences astrologiques, divinatoires, médicales et autres. C'était en réalité une fonction d'ordre religieux et les "che" étaient chargés de la garde des écrits considérés comme sacrés. Dans un autre chapitre, il est dit que Lao Tseu fut "astrologue-archiviste du bas de la colonne", fonction qui consistait à garder les écrits magiques conservés au bas d'une colonne. On ne sait ce que signifiait cette colonne: peut-être symbolisait-elle le caractère sacré des écrits en question ou, selon une autre explication, le couvre-chef en forme de colonne ou de corne que portait les censeurs et les juges. Mais c'est bien la tradition qui faisait de Lao Tseu un astrologue-archiviste des Tcho, et c'est celle qu'adopte Sima Qian.
Après avoir ainsi exposé l'état civil de Lao Tseu, le Shiji raconte une entrevue célèbre mais douteuse que Confucius aurait eue avec Lao Tseu: Confucius se rendit au pays de Tcho avec l'intention de le consulter au sujet des rites. Il lui répondit: "Les gens dont tu parles (c'est-à-dire ceux qui instituèrent les rites), leurs os même sont tombés en poussière, il ne reste que le souvenir de leur parole. De plus, l'homme supérieur ne se déplace en carosse que lorsque les circonstances sont favorables; sinon, il s'en va au gré du vent comme une feuille morte. D'après ce que j'ai appris, le bon marchand cache si bien ses richesses qu'il semble démuni. L'homme supérieur qui possède une vertu complète ressemble à un sot. Renonce à cet air orgueilleux et à tous ces désirs, à cette attitude suffisante et à ces ambitions excessives. Tout cela ne peut être d'aucun profit. Voilà tout ce que j'ai à te dire." Confucius, s'étant retiré, dit à ses disciples: "Je sais que les oiseaux volent, que les poissons nagent, que les quadrupèdes courent. Les animaux qui courent peuvent être pris au filet, ceux qui nagent peuvent être pris à l'hameçon, ceux qui volent peuvent être atteints par les flèches. Quant au dragon, je ne puis dire comment il s'élève vers les cieux sur les vents et les nuées. Aujourd'hui, j'ai vu Lao Tseu, il n'est comparable qu'au dragon." L'entretien de Confucius et de Lao Tseu a suscité en Chine de longues discussions sans que les historiens soient parvenus à une solution même si, en dehors du Shiji, il en est également question dans le Lun Yu et le Tchouang Tseu.
Ces entrevues entre Confucius et Lao Tseu semblent bien relever de la légende comme d'ailleurs le voyage vers l'Ouest dont Sima Qian vint à parler peu après: voyant que les Tcho tombaient en décadence, Lao Tseu partit. Arrivé aux confins de l'Empire, le gardien de la passe dit: "Vous allez disparaître; il faut auparavant que vous écriviez un livre pour moi." Alors Lao Tseu écrivit un livre de plus de cinq mille caractères où il exposait ses idées sur le Tao, puis il partit et l'on ne sait ce qu'il advint ensuite de lui. Cette histoire du voyage de Lao Tseu vers le "monde des sauvages et des immortels" devait donner lieu plus tard à la légende inventée par la propagande taoïste selon laquelle le Maître se serait rendu en Inde où il serait devenu le Bouddha et aurait converti les Barbares à la doctrine taoïste. En réalité, tout ce que ce texte semble dire, c'est que lao Tseu est allé dans le pays situé à l'ouest de la passe connue sous le nom de Sien-Kou, située à la porte du pays de Tsin. Cet épisode est néanmoins l'évènement crucial de la vie de Lao Tseu puisque c'est le moment où le Tao Te King aurait été rédigé, et la personnalité du gardien de la Passe, auquel ce livre fut révélé pour la première fois, est naturellement de première importance. Malheureusement, ce personnage est encore plus mystérieux que Lao Tseu lui-même. Le dernier chapitre du Tchouang Tseu (qui est un exposé des diverses écoles philosophiques écrit par des taoïstes de l'école de Tchouang Tseu) évoque Kouan Yin, donné comme l'auteur d'un ouvrage taoïste figurant dans le catalogue de l'histoire des Han, qui écrit: "La Gardien de la Passe avait pour nom Si. Lorsque Lao Tseu franchit la passe, Si quitta sa fonction et le suivit." De même une autre glose dit que le chef de la passe, Si, écrivit un livre sur le Tao en neuf chapitres. D'après ces textes, Kouan Yin est un nom de fonction, mais dans d'autres textes ces deux caractères deviennent des noms propres. En tout cas, les anciens ouvrages ne parlent que de Kouan Yin, et non de Kouan Ling Yin Si comme le Shiji.
Aussitôt après avoir raconté le voyage de Lao Tseu et la rédaction du livre, Sima Qian mentionne un personnage nommé Lao Lai Tse, auteur d'un livre taoïste en quinze chapitres, contemporain de Confucius et identifié parfois à Lao Tseu. Puis il ajoute: "Lao Tseu aurait atteint l'âge de cent soixante ans, certains disent plus de deux cents ans; et cela parce qu'il savait entretenir sa longévité en pratiquant le Tao." Les anciens chinois admettaient que des hommes supérieurs pouvaient vivre cent à deux cents ans ou plus, et il est alors normal que les taoïstes, dont l'idéal était précisément de vivre éternellement, aient attribué à leur maître une longévité peu commune ou même l'immortalité. Quoi qu'il en soit, si l'on admet l'existence d'un Lao Tan contemporain de Confucius, il ne peut avoir été le grand astrologue Tan. Cependant, de nombreux critiques, impressionnés par le fait que certains passages du Tao Te King actuel ne peuvent avoir été écrits à l'époque des "royaumes combattants" (vers l'an 300 avnt J.-C.), admettent que Tan est l'auteur véritable. On tire argument aussi de la généalogie des descendants de Lao Tseu que donne le Shiji: son fils aurait été un certain Tsong. Or ce personnage, qui est connu, ne peut avoir été le fils de Lao Tan, mais pourrait à la rigueur avoir été celui de l'astrologue Tan.
Devons-nous admettre cette solution ? Nous ne le croyons pas, car il est exclu que le Tao Te King soit l'oeuvre d'un seul auteur et le produit d'une seule époque. C'est un livre qui provient de plusieurs milieux philosophiques et religieux. Il nous paraît impossible de lui assigner une date précise ou un auteur unique. Il a été remanié vers l'an 300 après J.-C. et plus tard encore. Mais il est non moins certain qu'il représente un mouvement de pensée qu'il n'est pas exagéré de faire remonter à l'époque de Confucius. La vérité est peut-être dans cette petite phrase de Sima Qian: "Lao Tseu était un sage caché." Durant toute l'histoire de la Chine, il a existé de ces hommes qui choisissaient de vivre dans une retraite plus ou moins rigoureuse, fuyant la vie mondaine, ses tracas et ses honneurs. Confucius eut l'occasion d'en rencontrer quelques-uns qui lui tinrent des propos taoïste. L'un d'entre eux peut avoir été Lao Tseu. En raison de l'importance du Tao Te King, les historiens ont cherché à percer le mystère de son auteur et il en est résulté une grande confusion, plusieurs personnages plus ou moins légendaires se trouvant identifiés avec l'obscur Lao Tseu. Aussi vaut-il mieux avouer que nous ne savons rien de bien certain sur lui en dehors de l'existence du Tao Te King.
En plus de cette biographie de Lao Tseu évoquée dans le Shiji, nous n'avons que quelques mentions sporadiques dans les ouvrages d'anciens philosophes et des biographies légendaires conservées dans des ouvrages taoïstes. Ces hagiographies sont intéressantes pour l'histoire de la formation du taoïsme religieux où la divination de Lao Tseu a joué un rôle important. Les plus anciennes sont celles du Lie-sien Tchouan et du Chen-sien Tchouan, deux recueils de biographies d'immortels taoïstes. Le premier de ces recueils, qui remonte au IIe siècle de notre ère (mais avec des parties plus tardives), raconte que Lao tseu "aimait nourrir son souffle, il prisait l'art d'acquérir de l'énergie vitale et de ne pas la dépenser", faisant de lui un adepte des pratiques taoïstes de longue vie, lesquelles comprennent des méthodes respiratoires, gymnastiques et sexuelles. Bien que ces pratiques soient surtout attestées à partir de l'époque des Han, il n'en est pas moins vrai que certains passages du Tao Te King impliquent que son auteur les connaissait.
Le Chen-sien Tchouan, écrit dans la première moitié du IVe siècle de notre ère, raconte les légendes qui avaient cours parmi les adeptes du taoïsme religieux et qui faisaient de Lao Tseu un personnage mythique: entre autres, plusieurs versions de sa naissance miraculeuse, dont une au moins est influencée par la légende de la naissance de Bouddha: sa mère le porta dans son sein pendant soixante-douze ans et au moment de sa naissance il fendit le flanc gauche de sa mère. Une autre légende prétend donner l'explication de son nom de famille, Li: sa mère le mit au monde au pied d'un prunier (Li). Lao Tseu, qui sut parler dès sa naissance, désigna le prunier en disant: "Que ceci soit mon "sing" (nom de famille). Mais l'auteur du Chen-sien Tchouan n'accepte pas ces légendes, car selon lui Lao Tseu fut un grand taoïste, un grand maître de diététique, mais non un personnage divin.
La divination de Lao Tseu commença cependant dès l'époque des seconds Han, au IIe siècle de notre ère. Dès cette époque il recevait déjà un culte au lieu supposé de sa naissance, ce qui incita un empereur à y offrir des sacrifices. On l'identifia progessivement à un démiurge (l'univers est son corps) puis il fut assimilé au Tao lui-même. Enfin, sous l'influence de la théologie bouddhique, on en vint à distinguer son être authentique (Lao Tsun), qui est l'essence immatérielle et imperceptible du Tao, et les apparences sensibles qui ne sont que le Tao en quelque sorte incarné et multiplié. À ce stade, Lao Tseu est présent dans chaque être humain; il est devenu un principe métaphysique.
L'importance accordée à Lao Tseu à partir des seconds Han, qu'on l'ait transformé en divinité ou qu'on se soit contenté de voir en lui le fondateur de la religion, a permis au taoïsme de trouver l'unité qui lui manquait. En effet, à cette époque, le taoïsme n'existait pas encore en tant que doctrine unifiée. Il y avait de nombreuses branches et écoles qui avaient peu de points communs et qui, chacune, prétendait être le Tao (La Voie) pour parvenir à l'immortalité. L'unité se fit autour de Lao Tseu.
Max Kaltenmark,
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Paris, mardi 15 octobre 2024