Erri de Luca

Entretien
Erri de Luca
Erri de Luca

Nous avons rencontré Erri de Luca à Paris, à l'occasion de la parution chez Rivages de ses romans, traduits par Danièle Valin: Aceto, Arcobaleno ("Acide, arc-en-ciel"), Non ora, non qui ("Une fois, un jour", qui a été réédité avec le même titre, assez éloigné de l'original, par Rivages, après une première traduction chez Verdier), et un livre de commentaires, Una nuvola come tappeto ("Un nuage comme tapis"), qu'Erri de Luca a écrit en marge de sa traduction/relecture du Livre de l'Exode, qui vient de paraître en Italie chez Feltrinelli.

La rencontre parisienne avec l'auteur a été moins un entretien qu'une longue conversation à la table d'une brasserie, enregistrée sur fond de vacarme et d'interférences, et dont on a rapporté quelques passages, démunis de toutes les modulations, les réticences et les impromptus de la vive voix.

Erri de Luca est une des rares et heureuses exceptions à la règle des écrivains lettrés, rivés à l'univers lilliputien de leur table de travail et vigilants administrateurs de tous petits pouvoirs. Lui a toujours vécu sous le signe d'un "exode" comme marque d'une appartenance ratée, ou refusée, voire impossible. Cette expérience de "transfuge" a marqué en même temps sa vie et son écriture, qui est surtout modulée sur ce qu'on pourrait appeler une nostalgie hypothétique, c'est à dire une nostalgie qui ne touche pas seulement ce qui a été mais surtout ce qui pouvait être: la mémoire est alors moins un dépôt d'archives qu'un lieu d'inventions incessantes qui jaillissent sans cesse de ce que Fernando Pessoa appelait le "coeur hypothéthique" de l'écrivain.

"La tâche d'un écrivain est aussi de donner au passé une autre possibilité, une autre intelligence", nous dit Erri de Luca à propos de l'utilisation de la mémoire dans son travail. Et pourtant, sa biographie n'est pas vide d'événements: la militance dans le groupe d'extrême-gauche Lotta continua, les années passées à l'étranger, en France ou en Afrique, le choix d'un travail résolument manuel comme celui de maçon, l'apprentissage de l'hébreu et l'approche de l'écriture biblique prise à la source. Mais la dimension du transfuge, c'est exactement ça: tout traverser, sans pouvoir ou vouloir demeurer nulle part.

Né à Naples en 1950, la première expérience d'appartenance manquée de l'écrivain fut avec cette ville tout à fait singulière, une ville marquée par "un mélange de dévotion et de dégoût, ce mélange spécial qui se crée parmi l'odeur du poisson éventré et les vapeurs d'encens des autels." Naples est pour lui une origine à laquelle il n'a jamais pu adhérer: "Très tôt, à l'âge de dix-huit ans, je me suis senti expulsé de Naples. Et pourtant, lorsque je me souviens de cela, j'éprouve comme une gratitude envers cette ville, car je ne voudrais pas avoir été expulsé d'une autre ville. Cette ville a été pour moi une "cause": cause d'un très grand nombre de mes réactions fébriles, de mes sentiments d'hostilité, et aussi du sentiment "d'inapplicabilité" de moi-même."

"Inapplicabilité": un mot bizarre. D'habitude c'est une loi, une réforme, ou encore un procédé qui est inapplicable. On pouvait dire ça autrement, mais un écrivain choisit bien ses mots, conscient de toutes leurs ressonances sémantiques. L'inapplicabilité, un mot emprunté à d'autres niveaux de la langue pour marquer un destin individuel d'abord, et ensuite collectif. En effet, très tôt, Erri de Luca transportait son inapplicabilité personnelle dans une patrie imaginaire, celle de ceux qui, comme lui, avaient dix-huit ans en 1968. Patrie imaginaire vite devenue un autre lieu invivable, qui d'un coup, à la fin des années 70, a éclaté, éparpillant ses citoyens dans toutes les directions: dans les prisons qui ont englouti les utopistes devenus entre-temps terroristes, ou dans les terres d'exil, ou encore dans une sorte de retraite anticipée, soudain soucieuse de points de repère et d'assurances.

"J'ai fait partie d'une génération qui s'est révélée tout à fait inapplicable. Une génération qui a vécu si longtemps dans l'hostilité et l'éloignement à l'égard de la contingence des choses, et qui ensuite n'a pas réussi à se réinsérer dans la réalité. Il y a des exceptions, bien sûr, mais ce sont des gens qui, quoi qu'ils aient traversé, auraient de toute façon occupé responsabilités et pouvoirs. Ce qui compte, c'est que la majorité de cette génération a été inapplicable. Je porte moi aussi le deuil de nombreuses personnes ayant partagé mes choix et responsabilités politiques, et qui aujourd'hui sont en prison ou dispersées en terres d'exil. Mon sentiment de non-appartenance dépend également de ceci: tant que ces personnes continueront à mener une existence suspendue, prise en otage, conséquence d'actes autrefois accomplis, je ne pourrai appartenir à quoi que ce soit."

Même pas au souvenir de ces années-là, à la fonction de mémoire de l'écrivain qui rappelle aux jeunes générations et à lui-même ce qui s'est passé, pour que tout un patrimoine d'expérience et de douleur ne soit pas perdu ? Erri de Luca secoue la tête: "Mon regard se tient à l'écart. Je raconte à partir des éléments terminaux, à travers la voix de personnages désormais loin de tout ou sur le point de tout abandonner. Et puis, je ne suis pas un intellectuel comme il faut, je n'ai pas l'impression d'avoir une mission à remplir dans la société, puisque je n'appartiens pas du tout à cette société."

Et donc, même l'appartenance symbolique à une mémoire collective demeure impossible. Tout paraît se passer encore sous le signe de l'inapplicabilité, mise en évidence dès son premier roman à travers cet incessant reproche maternel adressé aux enfants: "Pas ici, pas maintenant !", qui donne son titre au récit. Le choix fait par le premier éditeur français de traduire par Une fois, un jour, par souci de sonorité probablement, a l'effet bizarre de bouleverser les fondations mêmes du discours poétique de l'auteur: discours fondé sur une double négation (pas, pas) dissimulée sous un anodin reproche maternel, mais qui par un jeu de langage renverse le traditionnel "hinc, nunc", et a comme dernière conséquence la négation même de l'immanence et de la réalité. En effet, dans ce roman, on voit bien que si quelque chose peut se passer, si un brin d'existence peut prendre forme, ce n'est qu'au conditionnel: à la fin du récit le héros, âgé, imagine qu'il rencontre sa mère dans une photo la montrant, encore jeune, en train de traverser la rue à côté d'un autobus. Il se glisse par l'imagination dans cet autobus, immobilisé pour toujours dans cette image en noir et blanc. Il invente alors l'unique rencontre possible avec sa mère, voire avec la réalité elle-même, et cette rencontre se déroule sous le signe du conditionnel: "Maintenant, sur la photographie qui nous arrête, moi je pourrais descendre à cet arrêt. Je viendrais à ta rencontre en traversant la rue. Pour nous, il pourrait y avoir encore une suite. Je viendrais te donner le bras ? Que ferions-nous ?", et après le texte indique toute une série de gestes hypothétiques, que la force de l'invention transforme dans les seuls "hinc et nunc possibles, voire "applicables".

Même la maison de campagne, sur le point de s'écrouler, dans laquelle se passe tout le récit de Acide, arc-en-ciel, apparaît tout de suite comme le seul lieu possible pour des rencontres impossibles. Dans ce lieu hypothétique, qui "est" sans avoir besoin d'"exister", le personnage central est enfermé "à l'écoute du monde qu'il avait manqué." A tour de rôle, lui rendent visite trois personnes, des amis de jeunesse, en réalité trois projections biographiques de l'auteur. Il y a le terroriste, pour lequel la politique n'avait été "que l'organisation d'une colère, l'épaississement d'un cal", et qui s'est aperçu très vite que sa colère était une valeur inapplicable, une fausse monnaie. Il y a le missionnaire que l'Afrique a rongé, corps et âme, et qui rentre mourir chez lui enfin il y a le troisième personnage, qui avait cru à la possibilité de mener une vie détachée de toutes contraintes et de toutes règles, une vie libre, et qui s'est bien vite aperçu de son erreur.

Tous les chemins de l'appartenance étant barrés, il ne reste à la conscience mise en scène par l'auteur — qui est un "moi" lyrique plutôt que romanesque — qu'à se tourner vers l'horizon hypothétique d'une origine inventée. Donc pas un "retour aux origines", personnelles, sociales, ou même historiques, mais la recherche d'une origine mythique: tout comme dans certaines tribus on inventait des "ancêtres mythiques" ou totémiques investis de pouvoirs spirituels.

Pour Erri de Luca, cette origine mythique est devenue le texte hébraïque de l'écriture, récit démesuré auquel il emprunte sonorités et rythmes: en lisant Acide, arc-en-ciel on s'aperçoit très bien, par exemple, de la réminiscence de la cadence lyrique et visionnaire de certains passages bibliques, même de la tension vers l'oralité, vers une écriture qui devient voix. La langue biblique prend alors pour l'auteur la valeur d'une langue "grand-maternelle" (selon sa propre définition). Et en réalité le souci d'une langue originelle touche aussi à la substance même du texte biblique: dans la relecture qu'il en a faite, Erri de Luca a cherché à se débarrasser de toutes les couches interprétatives qui à longueur de siècles se sont déposées sur le texte, de toutes les "réductions" didactiques et édifiantes de versions officielles, et à rendre au texte ses intonations les plus intenses et véritables.

Pourtant, même cette recherche n'arrive pas à se transformer en une appartenance. Erri de Luca n'adhère pas au judaïsme et se tient à l'écart des implications historiques et même idéologiques liées à l'Etat d'Israël. Si on le questionne à ce propos, il répond tout simplement: "L'écriture biblique est pour moi l'au-delà du temps. Lorsque je travaillais à la traduction de l'Exode, je lisais l'ouvrage d'un scientifique américain sur le Génocide. Ce n'était cependant pas un souci de contemporanéité, mais plutôt une espèce d'évocation simultanée de deux déserts: le désert qui entoure les juifs de l'Exode est le même que celui qui entourait les juifs d'Europe orientale lorsqu'ils se sont retrouvés piégés. A part ça, la Bible ne porte en elle aucune actualité, elle n'est instrument de rien. Pour moi la Bible est l'ailleurs, et il faut aller vers elle pour la comprendre, et ne pas chercher à la réduire à des modèles et des exigences qui lui sont étrangers. Dans la présentattion de Un nuage comme un tapis, j'invitai à lire ou à relire la Bible comme un inépuisable trésor littéraire ou spirituel, au-delà de tout usage guerrier que l'on peut faire d'elle, comme de n'importe quel autre texte religieux ayant une valeur canonique."

Il s'efforce de lire la Bible avec un oeil "défiévré", et d'exercer ce même oeil pour parvenir à une nouvelle intelligence du monde qui serait en réalité une nouvelle invention du monde, une sorte de réalphabétisation poétique, où l'alphabet humain ne serait plus qu'une possibilité ("une possibilité intéressante, certes", dit-il tout en souriant) des innombrables alphabets naturels, des voix cachées dans la substance même du monde. Et en effet, à la fin de Acide, arc-en-ciel c'est exactement ça qui nous est présenté: "C'est la musique de la matière, elle devait y être depuis l'origine du monde. C'est un ton bas qui vibre dans mon corps et de sa force me détache de mes nerfs, défait les noeuds lentement, un à un".

Propos recueillis par Tiziana Colusso,
01 mai 1994

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Paris, mardi 19 mars 2024