Romancier autrichien, Robert Musil est né le 6 novembre 1880 à Klagenfurt (Autriche).
D'une vieille famille de fonctionnaires, d'officiers et d'ingénieurs, profondément enracinée dans cette "Cacanie" dont il parlera dans son grand roman, L'Homme sans qualités, avec une tendresse ironique, Musil se destine d'abord à la carrière des armes, qu'il abandonne ensuite pour entreprendre des études d'ingénieur. Nouvelle bifurcation: après une année d'assistanat à l'université technique de Stuttgart (1902-1903), il étudie la philosophie et la psychologie expérimentale à Berlin (1903-1908).
Trois essais dans la vie donc qui seront aussi ceux de son double romanesque, Ulrich. Refusant l'habilitation après le succès de son premier roman, Les Désarrois de l'élève Törless (1906), il choisit de vivre de sa plume, mais n'y réussit qu'à moitié. Le recueil de nouvelles Noces (1911) est mal accueilli.
Après la guerre, qu'il fait sur le front tyrolien — il s'en souviendra dans son remarquable récit Le Merle, publié en 1936 dans un recueil de prose au titre humoristique d'Œuvres préposthumes —, il lui faut accepter un poste à Vienne, tour à tour au ministère des Affaires étrangères et à celui des Armées (1919-1922).
En 1921 paraît un drame, Les Exaltés, qui lui vaut le prix Kleist. Suivent en 1924 un nouveau recueil de nouvelles intitulé Trois femmes, en 1931 le premier tome de L'Homme sans qualités et en 1933 la première partie du second tome.
Vivant depuis 1931 à Berlin d'où le chasse le nazisme (qui interdit bientôt ses livres), puis à Vienne encore, d'où Hitler le chasse derechef, enfin exilé en Suisse, il consacre les dernières années de sa vie, solitaire et oublié, à son grand œuvre: cette quête sans fin qu'est devenu son roman — comme en témoignent ses Journaux. Il faut attendre les années 1950 pour que la réédition de L'Homme sans qualités sorte Robert Musil de l'oubli et que se lève sa gloire.
Qu'il s'agisse de violences sadiques exercées dans le champ clos et ordonné d'une institution militaire (Törless), de désordres amoureux (Noces) ou de la triple aventure mystérieuse du héros du Merle, les œuvres secondaires de Musil annoncent ou accompagnent l'expérience centrale de "l'homme sans qualités": derrière la stabilité apparente des choses se cache un monde de possibles, troubles et fascinants. La réalité elle-même, fiction parmi d'autres, ne saurait prétendre à l'exclusivité. "Il pressent que cet ordre n'est pas aussi stable qu'il prétend l'être; aucun objet, aucune personne, aucune forme, aucun principe ne sont sûrs... c'est pourquoi il hésite à devenir quelque chose." [...] "Chaque génération traite la vie qu'elle trouve à son arrivée dans le monde comme une donnée définitive [...] c'est une conception avantageuse, mais fausse. À tout instant, le monde pourrait être transformé dans toutes les directions. [...] C'est pourquoi il serait original d'essayer de se comporter non pas comme un homme défini dans un monde défini [...] mais, dès le commencement, comme un homme né pour le changement dans un monde créé pour changer". Le héros musilien est donc l'homme du possible, ouvert, disponible, sans préjugés ni tabous, mais sa disponibilité est tout le contraire du rêve et de "l'idéalisme des faibles": c'est son intelligence aiguë et son regard acéré qui lui font discerner le caractère proprement factice de la "réalité" — les hommes vivent avec des mythes qu'ils appellent leur moi, leurs actes, leurs discours, toutes choses dont ils se croient propriétaires. Lui-même "était bien obligé de se dire que les qualités personnelles qu'il s'était acquises dépendaient davantage les unes des autres que de lui-même; bien plus, chacune de ces qualités prises en particulier, pour peu qu'il s'examinât bien, ne le concernait guère plus intimement que les autres hommes qui pouvaient également en être doués".
Ainsi, le sentiment d'être un "homme sans qualités" — il faudrait dire "sans caractère propre" qui est la traduction exacte de "Eigenschaft" — et donc ouvert à toutes les expériences possibles, naît de l'expérience réelle qu'il s'est constituée "un monde de qualités sans homme", vaste théâtre où chacun joue une partie qu'il croit, à tort, la sienne. C'est dire que l'expérimentation du possible, "l'essayisme", comme dit Musil, ne sont pas dissociables d'un autre ressort essentiel du roman: l'ironie.
Essayisme et comédie ne vont cependant pas tout à fait du même pas. La satire ironique des "hommes à qualités", négatifs d'Ulrich, de ceux qui vivent pleins d'eux-mêmes dans l'évidence des certitudes définitives et dans un monde qu'ils s'efforcent de croire éternel, occupe principalement le premier tome; l'essayisme y joue en sourdine.
Ni tout à fait satire de l'Autriche-Hongrie moribonde, ni comédie de l'homme abstrait et étemel, le premier tome de L'Homme sans qualités établit avec une rigueur impitoyable un diagnostic: le monde européen, celui du début du XXe siècle, est malade et sur ce corps en décomposition poussent, comme une excroissance monstrueuse, les idéologies, les différents avatars de l'idéalisme. Ce n'est pas la pulsion des intérêts qui est, comme chez Honoré de Balzac, au centre du roman, mais "la configuration intellectuelle de l'époque", le bouillonnement anarchique des chimères.
D'où une galerie étonnante et inoubliable de personnages qui sont tous, à leur façon, des malades mentaux; qui ont tous une lubie, une manie, un "point", comme dit Musil, plus ou moins fantoches, plus ou moins tragiques; qui tous tentent comiquement ou désespérément de remplacer leur moi et leur monde défaillants par une chimère de totalité, un rêve de rédemption ou de la parole creuse. La force — et l'actualité — de Musil, c'est de montrer que l'irrationalisme, le goût du mystère et de l'intangible, les théories anti-intellectualistes et les mythes de régénération et de purification naissent sur les débris d'un monde et préparent les déchaînements de la barbarie. Cette grandiose entreprise de démystification avait, en 1930, valeur d'anticipation. L'orgie wagnérienne conduit aux désastres sanglants.
La seconde partie du roman, intitulée "Vers le règne millénaire, ou les Criminels", abandonne en partie le terrain de la comédie et celui des mensonges et donne à la quête musilienne de la "vraie voie" toute sa dimension: autre volet d'une entreprise double. Retrouvant une sœur depuis longtemps oubliée, Ulrich retrouve un autre lui-même et tous deux s'approchent, loin de la société, dans une sorte d'intimité à soi retrouvée de ce que Musil appelle "l'autre état", sorte d'en deçà du bien et du mal, d'âge d'or où s'abolissent les frontières, espace plein admirablement décrit.
S'approchent seulement: car cette expérience "aux limites de l'impossible" d'un mysticisme sans Dieu reste pénétrée de raison; l'intelligence aiguë en conçoit les limites, qui sont celles de la vie même, vouée à la répétition. La critique de l'expérience est au cœur de l'expérience elle-même et si l'ironie recule, elle n'est pas tout à fait absente. Le livre, ainsi, reste ouvert...
Le roman de Musil est inachevé non pas parce qu'un accident est venu brutalement interrompre la vie de son auteur, mais parce qu'il était, à proprement parler, inachevable. En face du roman traditionnel, "du roman à qualités", pourrait-on dire, doté d'un temps, d'un espace et de personnages bien "réels" et structuré par une histoire ayant un début et une fin, et fidèles au principe de causalité, Musil crée le roman du possible, "un roman sans qualités", ouvert et multivoque, ou, pour reprendre la formule de Philippe Jaccottet, remarquable traducteur de L'Homme sans qualités en français, "un essai de roman".
Ce n'est pas un des moindres mérites de Musil, même si c'est en général le moins souligné, que d'avoir montré que la forme du roman dit réaliste ne saurait, pas plus que le reste, prétendre à l'exclusivité. Certes, il n'est pas le seul et sa postérité en ce sens est assez nombreuse, mais il est l'un des premiers et, à coup sûr, l'un des plus grands. Le lecteur habitué aux histoires menées de bout en bout et aux ingrédients romanesques habituels est ici déçu. Mais, au vrai, Musil a l'honnêteté de le prévenir, d'une façon quelque peu provocatrice. "D'où chose remarquable, rien ne s'ensuit", tel est le titre du premier chapitre, celui qui ouvre ce qui n'est qu'une "manière d'introduction". Et l'intrigue bouffonne de l'"Action parallèle", qui forme vaguement charpente, c'est "Toujours la même histoire", un mécanisme à répétition, bien plus proche de la comédie que de l'intrigue romanesque.
"L'histoire de ce roman, dit Musil, c'est que l'histoire qui devait y être racontée ne l'est pas." Le roman commence en 1913, mais une série d'indications démontrent le caractère parfaitement aléatoire de cette affirmation; le lieu est Vienne, mais le lecteur est prévenu: "Il ne faut donner au nom de la ville aucune signification spéciale"; deux personnages sont présentés, mais leur identité n'est donnée que comme une hypothèse et une hypothèse d'ailleurs sans fondement; le roman est agencé de telle manière que chaque figure est le possible d'une autre: Arnheim est le double comique d'Ulrich et l'idylle qui se noue entre le Prussien et Diotime est le reflet anticipé et grotesque de l'aventure d'Ulrich et de sa sœur. Ainsi, l'ironie vient saper les fondements sur lesquels repose toute construction réaliste, elle ouvre des brèches dans une forme menacée de sclérose et éveille les possibilités inexplorées qu'elle recèle. Il s'agit, ici aussi, de risquer l'héritage.
Robert Musil mort le 15 avril 1942 à Genève (Suisse), à l'âge de 61 ans.
Michel Vanoosthuyse,
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Paris, lundi 14 octobre 2024