Taslima Nasreen

Chroniques d'une jeune femme en colère
Taslima Nasreen
Taslima Nasreen

L'a-t-elle fait ou ne l'a-t-elle pas fait ? C'est la mystérieuse question. Ses déclarations sur le Coran ont propulsé Taslima Nasreen à l'avant-garde de la plus célèbre controverse de ces derniers temps. Si les dents des fondamentalistes ont grincé, les laïcs ne sont pas pour autant très heureux. Le problème majeur s'est effacé derrière l'écran de fumée de la passion religieuse et communautaire. Il y a très peu d'évaluation critique de l'ensemble des oeuvres de Taslima Nasreen: poésie, écrits en prose, romans. Sa phénoménale popularité d'une part et le rejet condescendant de sa production par les intellectuels d'autre part ont empêché une critique normale. Lorsqu'il s'agit de Taslima Nasreen, le compte-rendu doit être soit brillant et dédaigneux, soit dévastateur, soit d'un enthousiasme illimité, selon la conformation mentale du critique et de la publication dans lequel il est destiné à paraître. On peut dire sans équivoque que le point fort de Taslima Nasreen réside dans le style de sa prose: acéré, incisif, familier, mariné dans une passion intense. Nirbachito Column (Chroniques choisies), et Nasta Meyer Nasta Gadya (Prose perdue d'une femme déchue) publiés tous deux au Bengale oriental par Ananda publishers en témoignent. Nirbachito Column connait un succès galopant. Trois facteurs ont été avancés comme raisons à ce succès: 1) Le livre a gagné le très convoité Prix Ananda Purashkar; 2) Il a créé une controverse à propos de l'authenticité des connaissances de Taslima Nasreen sur les Vedas; 3) Le battage médiatique bien orchestré qui a lancé le livre. Le succès du livre a bien été dû, au moins partiellement, à ces trois facteurs, mais en dernière analyse, le livre a marqué l'histoire de l'édition surtout par sa force de conviction intrinsèque.

Les chroniques de Taslima Nasreen apparaissaient régulièrement dans les nombreux périodique bengalis publiés à Dacca. Celles-ci étaient audacieuses et impétueuses, différentes des articles des journaux établis. Elles eurent un succès immédiat car personne n'avait jamais mis en cause le problème de l'oppression religieuse autorisée à l'égard des femmes, la discrimination sexuelle omniprésente. De par son écriture directe elle semble introduire à un tête à tête avec ses lecteurs. Alors qu'elle n'était qu'une jeune poètesse à la réussite modeste, ce sont ces chroniques hebdomadaires qui rendirent son nom familier dans tout le Bangladesh. Elle ne s'est pas attaqué à des questions théoriques compliquées ou ésotériques. Ses dialogues portent sur les entraves et les restrictions qui emprisonnent les femmes dans une société conservatrice, à base religieuse, et sur les barrières mentales créées et consolidées par la société mais aussi intériorisées par les femmes elles-mêmes. Sa plume pareille à un fouet tombe vivement sur les frontières établies par les hommes dans l'évaluation critique des oeuvres de femmes. Taslima Nasreen fustige l'expression "meilleure parmi les femmes". Sa colère est justifiée parce que les femmes écrivains sont toujours reconnues comme une catégorie à part, jamais partie intégrante du courant principal. Elle emploie des mots qui ont uniquement un contexte féminin: Sati (chaste), Patita (fille perdue), Nasta (gâtée), etc. Ce sont là des termes courants utilisés pour définir les catégories de femmes dans une idéologie féodale, conservatrice et patriarcale. Il y a de la douleur et de la colère dans le texte où elle parle d'une tante de vingt et un ans qui a été détenue dans un camp militaire durant la guerre de libération et victime de viols collectifs pendant seize jours. A la fin de la guerre, toute la famille s'est réjoui du retour de cette proche échappée de l'enfer. Mais il planait un silence embarrassé sur le retour de la femme déshonorée. Tout le monde acceptait les destructions de la guerre, la torture cruelle des bottes et des baïonnettes, même les horreurs de la mort, mais pas l'accident malheureux du viol. La seule échappatoire de cette femme fut le suicide.

Taslima Nasreen écrit sur les femmes qui laissent tomber leurs ambitions créatrices après le mariage car leurs maris les réprouvent. La société enrobe du halo du sacrifice ces mutilations. Ses exemples sont simples, mais convaincants. Ses piques les plus pénétrantes sont réservées aux sanctions religieuses discriminatoires appliquées aux femmes. Elle cite énormément le Coran et d'autres textes religieux qui confirment au-delà de tous soupçons que l'oppression des femmes est approuvée par la religion. Nirbachito Column s'ouvre par cet extrait enflammé: "Est-il vrai que les femmes ne seront libérées qu'à l'heure de leur mort ?"

Le thème de la liberté se retrouve dans le second recueil, Nasta Meyer Nasta Gadya, où elle fait valoir que la femme qui est considérée comme amorale par la société est une femme saine d'esprit et intelligente. Après Nirbachito Column, ce second recueil manque un peu de fraîcheur, sauf dans quelques traits de plumes sur le sculpteur Meera Mukherjee, organisateur politique et directeur de magazine, Lila Ray et Begum Rokya Skhawat. Taslima Nasreen plaide contre les termes "enfant illégitime" et "bâtard" et ravive la nostalgie du passé pluraliste du Bangladesh. Son pouvoir d'évocation est beaucoup plus mis en évidence dans le roman Phera (Le Retour). Il est axé sur le retour d'une expatriée hindoue du Bengale Est au pays de sa naissance et de sa jeunesse. Taslima Nasreen décrit de façon convaincante, avec des détails perçants, la conversion d'une société sécularisée à une société religieuse. L'atmosphère étouffante culmine dans la création d'un fossé infranchissable entre deux proches amis. Cet aspect de son savoir-faire se retrouve également dans Lajja (La Honte) où elle dépeint avec conviction l'aliénation d'une minorité. Toutefois, la fin est décevante de par son immaturité.

Trois autres romans, Shodh, Nimantran et Apar Paksha portent des accusations catégoriques contre les valeurs patriarcales, mais ont des intrigues plutôt minces, et des personnages inachevés. Ils n'ajoutent rien à son renom d'écrivain car ils n'atteignent pas qualitativement le niveau de Nirbachito Column.

Il est difficile d'accepter la plaidoirie de Taslima Nasreen en faveur d'une pure et simple égalisation homme/femme. Par ailleurs, plusieurs de ses conclusions souffrent d'être mécaniques. Pourtant, Column se détache par son intrépidité à détruire de nombreuses "vaches sacrées".

Maitreyi Chatterjee,
15 avril 1996

Taslima Nasreen : La Honte

Le dernier paragraphe du livre qui, curieusement, vient à la suite d'un glossaire, résume bien le sujet de ce document sur le Bengale de l'Est qu'est le "roman" Lajja (La Honte), de Taslima Nasreen: "Lors de la partition du sous continent indien, en 1947, le Bengale a été également divisé, et sa partie orientale, à majorité musulmane, rattachée au Pakistan sous le nom de Pakistan de l'Est. Dès 1952, le problème du bengali, langue nationale (contre l'ourdou que voulait imposer le gouvernement central) a provoqué des troubles qui ont rapidement mené à une demande d'autonomie. Après des émeutes particulièrement violentes en 1969, le Bangladesh a finalement obtenu son indépendance le 26 mars 1971. Il lui a fallu cependant poursuivre le combat pendant neuf mois avant d'être totalement libre de l'occupation pakistanaise le 16 décembre 1971, désormais célébré comme le jour de la Victoire. En 1978, la Constitution, fondée jusqu'alors sur le principe de la laïcité, a été modifiée pour faire de l'Islam la religion d'Etat". En réalité, l'histoire de ce pays tourmenté est plus compliquée: les Anglais divisaient déjà en 1905 administrativement le Bengale en celui de l'Ouest et celui de l'Est, provoquant des émeutes et des départs en masse. Quelques onze millions d'hindous avaient émigrés vers l'Inde au moment de la partition, c'est-à dire de la naissance de l'Inde et du Pakistan, de 1947 à 1948. Des réfugiés musulmans fuyaient en même temps vers le Pakistan. Cependant, les nouveaux-venus, fussent-ils coreligionnaires, restaient à jamais des étrangers. La libération du Bangladesh en 1971 diminua pour un temps l'exode perpétré.

Taslima Nasreen fait un vrai inventaire de l'évolution de la lutte pour la souveraineté et la libération de son peuple, de l'histoire juridique, des droits des hommes et des femmes, des chasses à l'homme, des "purifications" ethniques ou religieuses qu'elles qu'elles soient, du pillage légalisé, des malheurs subis par la population civile. Rien ne lui échappe. Elle arrive à se glisser dans la peau de l'autre: l'autre sexuel et l'autre communautaire. Le personnage principal du récit est, en effet, un jeune hindou, Suranjon. L'histoire est banale et typique: dans la foulée des exactions contre les hindous au Bangladesh après l'événement d'Ayodhya (Inde), quand la mosquée dite Babri Masjid fut détruite par des extrémistes hindous, des flots d'hindous fuient du Bangladesh vers le Bengale de l'Ouest. La famille Datta résiste au départ tant qu'elle le peut, puis s'y plie: la fille , Maya, aura été enlevée et probablement violée puis tuée, la maison est saccagée, la mère épuisée par le chagrin et le père brisé par la maladie. Le fils Suranjon, lui, est rongé par son échec personnel et rompu par l'évidence du massacre des siens auquel il avait longtemps refusé de croire puisqu'il avait été anti-communautariste et laïc comme toute sa famille. Ils décident de partir lorsqu'ils ont déjà tout perdu. Ce "tout" semble être symbolisé ou résumé par la jeune fille et sa virginité perdue. Il y a une tournure curieuse dans le dernier chapitre. Suranjon fait un cauchemar. Il est emporté par une onde gigantesque, symbolisant sans doute le pays natal suicidaire et peut-être incestueux d'après l'inconscient hindou, d'où le sort le bras sauveur de son père auquel il s'accroche. Sur quoi il se réveille, et se réveille sans doute à la raison (masculine et paternelle) qui lui vaudra la vie sauve (le départ pour l'Inde), mais qui le condamne à la honte comme condition.

La honte se lit dans les deux sens ici: c'est la honte du pays (le Bangladesh) qui a trahi une partie de ses habitants (les hindous, la minorité) et celle de ces mêmes habitants (les hindous) qui, à leur tour, trahissent leur pays en le quittant, puisqu'ils les y oblige. Ainsi Taslima Nasreen s'inscrit dans la longue liste des écrivains, surtout de la période post-coloniale ou post-libération, qui traitent d'une certaine honte existentielle et presque fondatrice, ou au moins refondatrice. Salman Rushdie, auquel Taslima Nasreen a été, à tort le plus souvent, assimilée, avait lui aussi publié un roman intitulé La Honte (Sharam), également un récit documentaire sur le Pakistan, mais qui réfléchissait aussi à un autre niveau, la vergogne de la trahison en traduction ou en translation. Les livres de Salman Rushdie sont, cependant, écrits depuis le recul, depuis l'extérieur, depuis la langue anglaise et neutre, et peuvent porter sur l'écriture, alors que celui de Taslima Nasreen répond à une urgence politique absolue, et est écrit à vif, à partir du massacre. Il n'y avait visiblement pas de temps pour les transpositions métaphoriques, pour les paraphrases, les détours. L'auteur n'emploie que la voie la plus directe pour dire sans ambiguïtés ce qu'elle doit dire, parfois sur un ton didactique, mais toujours documentaire de manière exemplaire. Nasreen ne s'adresse pas, comme Rushdie, au lecteur de langue anglaise ou qu'il soit dans le monde; elle écrit en bengali, et donc pour ceux qui subissent ou ceux qui accomplissent les atrocités. Elle veut rendre compréhensible la peur de l'autre et établir la légitimité de la peur de chacun. Elle a cette rare vertu qui est une distance critique à l'égard de sa propre appartenance, attitude dénoncée comme trahison, mais qui, en fait, représente la plus haute honnêteté. Elle sait qu'il n'y aura un espoir de paix que lorsque chacun commencera à dénoncer ses propres crimes. Elle est traître à sa nation, sa religion, son sexe, puisqu'elle assume le point de vue de l'autre, de l'hindou. et puisqu'elle sait que, malheureusement, le fait d'avoir été victime n'empêche personne de devenir bourreau.

Taslima Nasreen est une sorcière. Elle n'est pas vue d'un bon oeil, sauf exception, même par les élites intellectuelles de son pays qui n'ont pas son courage. Elle en restera forcément le bouc émissaire, quelle que soit la qualité de son écriture. Celle-ci est d'ailleurs difficile à évaluer, surtout à partir d'une traduction maladroite comme celle qui nous est présentée, et hors contexte: en dehors du contexte littéraire de la langue bengali et de l'oeuvre de l'auteur elle-même, ainsi qu'en dehors du contexte social. Ce qui est certain, c'est que sa méthode documentaire est courageuse (elle ose mélanger les genres), nette, très conséquente et professionnelle. Il lui tient à coeur de témoigner, et elle le fait de manière exhaustive, répétitive même. La répétition a cet effet de stupéfier. Comment tant de malheur est-il possible ? Des pages entières en italiques portent sans doute la seule mémoire écrite des quartiers rasés, des maisons détruites, des familles décimées, des noms des femmes violées, des biens pillés, des temples saccagés. Dates, lieux, tout y est. Témoignages recueillis et directs, Taslima Nasreen fait le travail de toute une ONG et l'offre à ses lecteurs pour soutenir la résistance. Elle est une résistantc elle même, très esseulée, puisque femme en pays patriarcal. Son jugement est sûr, indépendant et progressiste, elle n'a aucune hésitation moralisante, elle ne fait pas de concessions sentimentales. Interminable flot de misères humaines et en cela universelles.

Car le livre est également prémonitoire: si on n'arrête pas la bête (du communautarisme, mais pour d'autres cela pourrait être le nationalisme, le fascisme, le fondamentalisme et le fanatisme religieux, la discrimination, etc.) dès le début, il est certain qu'elle se déchaînera et rien ne pourra plus l'arrêter. Elle parle d'au moins deux générations de résistants, mais à vrai dire du renouvellement de la nécessité de résister dans chacune. Ainsi, durant la lutte pour la libération du Pakistan, le Bengale oriental avait vu naître un véritable patriotisme transreligieux de tous les Bengalais de l'Est. Sa première constitution était laïque, mais elle fut bientôt bafouée par la proclamation de l'Islam comme religion d'état, et par le maintien de la loi (existant du temps du Pakistan) sur les biens ennemis sous un autre nom (celui de la loi de 1974 sur les biens assignés des personnes ne résidant pas sur le territoire national), qui légitimait le pillage des biens des hindous ayant fuit en Inde, ou sur le point de le faire contraints par le "nettoyage" religieux. La guerre des religions passe aussi par les langues, et de manière grotesque. Ainsi en Inde même, le hindi et le ourdou se font ils la guerre comme le serbocroate aujourd'hui se déchire, et dans les exemples de Taslima Nasreen, le bengali lui-même est parcouru par la langue fourchue: dira-t-on "jaloupaani" pour de l'eau, devient une question de vie et de mort, car le premier terme est ressenti comme hindou, le second comme musulman, quoique leur origine soit la même, et qu'ils soient interchangeables en territoire neutre.

Ce travail sur la langue, Taslima Nasreen ne l'a pas fait en cette occasion d'urgence, mais elle a voulu le signaler, comme elle a signalé tous les autres symptômes du communautarisme et de l'intégrisme.

Rada Ivekovic,
01 novembre 1994

Quatre poèmes de Taslima Nasreen

Traduction de Patrick Hutchinson

LETTRE DE DIVORCE

Si tu fais ton chemin, tu ne seras plus à moi

Tu seras le gigolo de toute une chacune.

Suivant n'importe laquelle

tel le vautour qui s'acharne

sur la forme et la substance

Tu t'en repais — ne percevant plus

La moindre différence

Entre le corps de l'amour et celui

de la femme payée.

A la poésie, tu préfères la ruse.

A la tombée de la nuit, ton sang n'est plus

que piétinement de mille et un chevaux

Sans bride — les ancêtres se réveillent

et tes hémoglobines dansent la rumba.

Je t'ai souvent parlé de clair de lune.

Tu es incapable de percevoir la différence

entre nouvelle et pleine lune.

A l'amour, tu préfères l'opulence.

Sous le talon de n'importe qui, tu aspires

La moindre goutte d'alcool, cet alcool bien aimé

qui t'imprègne de la tête aux pieds

Sans qu'un seul instant tu sois désaltéré.

Je t'ai souvent parlé de rêves.

Toi, tu ne vois aucune différence

entre égout et océan.

Si tu fais ton chemin, tu seras le gigolo

de n'importe laquelle.

Qui est à toute une chacune ne sera jamais mien.

FRONTIERE NATURELLE

Je vais aller de l'avant

Derrière moi, une famille entière qui me rappelle

Mon enfant qui me tiraille par les pans du sari

Devant moi, un mari qui bloque la sortie.

Mais je m'en vais.

Le seul obstacle, c'est une rivière

Mais je traverserai.

Je sais nager, mais ils me l'interdisent

Eux tous, ils ne veulent pas que je traverse.

Il n'y a rien sur l'autre rive, rien

qu'une vaste étendue de champs vides

Mais ce vide-là je veux le toucher

Ne serait-ce qu'une seule fois,

Courir contre le vent, dont les gémissements

Me donnent envie de danser. Un jour,

Vous pouvez en être sûrs, je danserai

Et puis je serai de retour.

Je n'ai pas joué au gollachut depuis des années

Je soulèverai un beau tintamarre un jour,

en jouant au gollachut.

Et puis je reviendrai.

Depuis des années, je n'ai pas pleuré

dans le giron de la solitude.

Un jour je pleurerai toutes les larmes de mon

coeur.

Et puis je rentrerai.

Il n'y a rien devant sauf la rivière

Et je sais très bien nager.

Pourquoi ne m'en irai-je pas ? je m'en vais.

SENTENCE DE MORT

Me voici devant vous.

Procédez à l'ultime examen.

Permettez-moi un dernier bain.

Enquerrez vous de mes dernières volontés.

Demandez-moi, sans doute, d'exprimer mes

souhaits

Quant au menu de mon tout dernier repas:

Un riz spécial ? des langoustes ? du koï frit ?

Un pickles à l'écorce d'orange amère ?

De l'hilsa à la moutarde ?

Les personnes que je souhaite voir — père,

mère, frères, amis ?

Quelqu'un de particulièrement proche, un être

très cher ?

Non, je ne souhaiterais rien de tel.

Plutôt que tout cela, vous auriez l'étonnement

De ne me voir exprimer

Que cet unique désir...

Si je vous dis que je veux un monde sécularisé

Pourriez-vous me l'offrir ?

Ou si je réclame que l'on brise les digues,

les murs, les barbelés et les frontières

entre nations ?

Si j'exige un monde sans classe, sans religion,

Où l'égalité entre les femmes et les hommes

existerait réellement enfin

Sauriez-vous me le donner ?

Pourriez-vous me faire entrevoir l'aube

d'un monde aussi beau ?

Si oui, j'irais à la potence en riant,

J'écouterais sans murmurer ma sentence

de mort.

Sinon, j'arracherais la corde, je m'évaderais

pour vivre encore et encore.

Vivante, tel une rizière aux trois quarts

submergée,

Je sèmerais le monde de mes rêves.

SOIF

(Noyant nos corps dans l'essence de parfum

nous nous ébattrons dans les filets du désir)

Mon plus cher souhait:

Demeurer à jamais

Au contact de ce trésor sans prix.

Si le chant de la pluie emplit enfin le ciel

J'offrirai mon corps à découvert

A ses baisers froids, je répondrai

Avec la tiédeur de mes lèvres entrouvertes.

Je languis d'être enfin à genoux

Dans l'abandon de tout palais, l'oubli

De tout empire.

étendez seulement les bras, cueillez

En une fois toute la chaleur de l'été

Son exquise douceur.

Réveillez l'appel du tambour, j'ai besoin

De la crue pour apaiser ma soif!

Que l'inondation me soit enfin refuge !

Oh, depuis si longtemps j'ai souhaité

Voir le sceau du sang anoblir

Les formes de ce corps trop virginal !

Pour toucher ne serait-ce qu'une seule fois

L'insupportable beauté —

J'abandonnerais monde et foyer !

Taslima Nasreen,
15 avril 1996

Copyright © La République des Lettres, Paris, mercredi 4 décembre 2024
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