Ben Okri

Pour un Nigéria libre
Ben Okri
Ben Okri

Une nation qui n'est pas libre ne peut grandir. Le Nigéria a besoin d'être régénéré. Il a besoin de la démocratie s'il veut échapper au chaos qui menace de le détruire. C'est maintenant l'heure de son destin, qui depuis trop longtemps s'est fait attendre. Depuis trente-cinq ans, il souffre de cycles d'espoir qui se muent en cycles de désespérance.

Des nations dérivent vers leur propre enfer, comme dans un rêve. Et puis, un matin, après que le premier coup ait été tiré, la nation se réveille et se retrouve au beau milieu de son pire cauchemar. le Nigéria est sur le seuil. Le chaos et les démons de la guerre, de l'anarchie et de l'enfer se rassemblent imperceptiblement. Mais personne ne pense que tout cela est tout à fait réel. Personne ne croit que l'impensable se produit.

Nous sommes à une époque de l'impensable. En 1993, le Nigéria a eu une élection qui a fait date dans l'histoire. Pour la première fois tout le pays a voté pour un dirigeant du sud. Peu de temps après, les résultats des élections furent proscrits par les militaires, sans explication. Pendant une courte période, la nation et le monde interloqué ont entrevu quelque chose de fabuleux: la possibilité d'une renaissance nigérianne. C'était comme si la nation s'était enfin réveillée d'un mauvais rêve; comme si son âme savait qu'un cycle dangereux devait être jugulé et y procédait avec courage, transcendant tribus et croyances. L'éléction fut un moment déterminant. Son ombre et son cri continueront de hanter la nation dans son désir de transformation.

Il y a une bataille qui fait rage dans l'âme du pays. Entre le besoin de croître et la pulsion de mort. Entre le besoin d'aller de l'avant et le désir de laisser les choses en l'état, c'est-à-dire en fait de régresser. Le monde devrait être rempli de mises en garde; on devrait lui dire maintenant que, à moins d'une solution à la crise politique et militaire, le sang risque encore de hurler au ciel.

Le Nigéria ne peut même pas se permettre la pensée d'une autre guerre civile. Et il n'est pas en mesure de supporter le poids d'une continuation du régime militaire. Les militaires ont clairement démontré qu'ils ne sont pas capables d'apporter la croissance. Il est inutile d'entrer plus avant dans la dévastation du pays, dans le désespoir, le découragement et la misère sordide des rues, autrefois pleines de vie.

Les principales institutions de régénération sont en train de mourir, ou réduites au silence. Les meilleures intelligences sont assassinées ou se sont enfuies. La famine erre sur les routes. La corruption est toute-puissante. La méfiance est partout et le cynisme pollue l'air.

Ce que les militaires ne semblent pas comprendre est qu'une nation ne peut respirer sous la tyrannie du fusil. Les nigérians sont par nature un peuple amoureux de la liberté. Nous ne sommes pas des esclaves. Nous sommes de nombreux peuples dont les rêves s'entrecroisent. Nous apprenions tout doucement à vivre ensemble, à tisser nos rêves en un destin commun.

Le problème, le soi-disant problème ethnique est simple. Les sudistes appréhendent une éternelle domination du Nord. Les nordistes appréhendent une secrète domination du Sud. Ils appréhendent également la vengeance du Sud. Cela est rendu plus complexe par la religion et la division de la nation en termes électoraux, qui donne toujours un avantage au Nord.

Nous devons dépasser notre épouvantable tribalisme. C'est notre fléau et ce sera peut-être notre ruine. Nous devons apprendre de l'Histoire. Les Etats-Unis, comme l'Afrique du Sud, et la Grande-Bretagne sont passés par le même problème. Nous allons devoir transcender nos tribus sans perdre nos racines, transcender nos religions sans perdre nos croyances. Les gens doivent savoir que toute personne, sans que soit pris en compte sa tribu, sa religion ou son sexe, pourrait avoir la possibilité de servir le pays au plus haut niveau. Les fleurs sont odorantes de haut en bas. Nous ne transcenderons jamais la honteuse médiocrité des affaires nationales si vision et fraîcheur n'entrent pas dans et par le gouvernement.

Mais la solution doit venir avec ce qu'il y a de plus essentiel. L'autorité militaire a échoué. Elle n'a fait que générer chaos et conditions économiques désespérées. Elle n'a pas apporté l'espoir, la prospérité, l'éclaircissement et la stabilité. Elle a manqué à toutes ses promesses concernant la démocratie, apportant uniquement la peur et ne rendant pas la nation plus grande ou plus fière. Les militaires ont rabaissé le Nigéria. Leurs armes devraient maintenant s'en retourner dans les casernes pour faire ce à quoi elles sont destinées: protéger, défendre, être une force digne pour la discipline et la stabilité. Le Nigéria a maintenant désespérément besoin de liberté., de démocratie, de débats publics, de visions pour l'avenir.

Les appréhensions du pays doivent être dépassées. Le Nigéria ne trouvera aucune raison d'avoir peur d'un dirigeant du Sud. Le pays pourrait se refaire et étonner le monde grâce à sa volonté et à ses capacités. Et, à l'image de l'Afrique du Sud, il pourrait montrer au monde quelques uns des miracles de la voie africaine. Dans ce chaos, il y a une nation superbement belle et douée qui crie et qui pleure pour naître.

Ben Okri,
01 mars 1996

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Paris, vendredi 19 avril 2024