La République des lettres

Du 14e siècle à aujourd'hui
Histoire de la République des lettres
La République des lettres
Les origines

Dans l'histoire des idées et de la littérature la notion de "République des Lettres" représente à la fois un espace intellectuel, qui réunit une communauté de savants et d'hommes de lettres autour de valeurs communes humanistes, et un réseau de correspondances constitué en Europe dès le début de la Renaissance. Selon l'historien et essayiste Marc Fumaroli, "La République des lettres est l'utopie d'une Europe lettrée, chrétienne et irénique, fondée sur le culte du savoir, de l'éloquence et de l'échange intellectuel qui aurait dominé […] le monde de l'esprit entre Pétrarque et la fin du XVIIIe siècle" (Marc Fumaroli, La République des Lettres, Gallimard, Paris, 2015). De son émergence au début du XIVe siècle à son déclin vers la fin du XVIIIe siècle, la République des Lettres domine donc la vie intellectuelle et culturelle de l'Europe pendant quatre siècles éminemment féconds.

XIVe siècle

Avec sa foisonnante correspondance, Pétrarque (1304-1374) est le premier visionnaire d'une communauté intellectuelle œuvrant dans et hors l'Église chrétienne, par la vertu des Humanités, au développement de la civilisation. Mais l'origine d'une République des Lettres concrète et tangible se situe au début du XIVe siècle avec la création du Collège de Navarre en 1304 et les échanges épistolaires entre les clercs des chancelleries française et italienne suivant l'installation de la papauté à Avignon en 1309. Ces clercs et diplomates érudits ont de nombreux échanges autour de sujets politiques et littéraires multiples. Par delà les frontières, ils lisent, pensent, écrivent, recherchent, traduisent, interprètent et se communiquent des documents de toutes sortes. Dans leurs missives, ils prennent toujours soin de travailler leur éloquence selon le mode oratoire latin. Leurs écrits se conforment aussi aux rhétoriques des grands textes antiques et patristiques, ceux de Cicéron, Pline, Sénèque ou, plus contemporains, de Dante, Pétrarque et Boccace, mais la simple lecture scolastique est remplacée par une étude stimulant désormais la réflexion.

Ce programme intellectuel a pour but de développer, sinon en chaque homme du moins chez les élites, la faculté de développer son jugement et d'éveiller sa conscience. Dans l'esprit de la Pré-Renaissance et inspirés par l'antique communis utilitas, ou utilitas publica (bien commun), ces jeunes intellectuels humanistes passent alors du modèle dialectique dominant de la quaestio et de la disputatio (les deux piliers de la scolastique) à celui de l'epistola, afin de rebâtir sur les grands modèles antiques une nouvelle littérature destinée à servir le bien public.

La première occurrence de l'expression latine "Respublica litteraria" apparaît un siècle plus tard sous la plume d'un disciple de Pétrarque, le diplomate vénitien Francesco Barbaro (1390-1459). Celui-ci l'utilise en 1417 dans une lettre de remerciement à l'écrivain Poggio Bracciolini — qui a envoyé à Florence le fruit de ses recherches d'œuvres anciennes dans des bibliothèques monastiques — "au nom de tous les hommes de lettres présents et futurs, le don offert à la "Respublica Literarum" pour le progrès de l'humanité et de la culture". Rappelant le terme de "Respublica christiana" qui désignait l'idéal clérical de l'unité chrétienne, l'expression "Respublica litteraria" restera dès lors pour désigner l'idéal d'une communauté échangeant idées et œuvres littéraires.

Érasme
Érasme
(1468-1536)
XVe et XVIe siècle — L'âge d'or

La République des Lettres se développe surtout aux XVe et XVIe siècles, après la fondation en 1459 de l'Académie platonicienne de Florence par Cosme de Médicis. Les premières sodalitates litterariae, sortes de confréries d'étudiants venus de toute l'Europe, apparaissent au début du XVIe siècle dans les universités italiennes. Les textes sont "libérés" du milieu ecclésiastique et les savoirs sont vulgarisés. C'est le temps des échanges épistolaires, mais aussi des voyages et des rencontres entre philosophes, poètes, théologiens, rhétoriciens, philologues, juristes, traducteurs, mathématiciens, physiciens, naturalistes, médecins, diplomates, enseignants, juristes et autres intellectuels humanistes.

Parmi les plus connus, citons entre autres du XIVe au XVIIIe siècle, Jean de Montreuil (1354-1418), Nicolas de Clamanges (1363-1437), Jean de Gerson (1363-1429), Alain Chartier (1390-1430), Marsile Ficin (1433-1499), Jacques Lefèvre d'Étaples (1450-1536), Johannes Reuchlin (1455-1522), Conrad Celtis (1459-1508), Jean Pic de la Mirandole (1463-1494), Guillaume Budé (1467-1540), Thomas More (1478-1535), Beatus Rhenanus (1485-1547), François Rabelais (1494-1553), Clément Marot (1496-1544), Jérôme Cardan (1501-1576), Étienne Dolet (1509-1546), Jacques Amyot (1513-1593), Pierre de La Ramée (1515-1572), Joachim du Bellay (1522-1560), Michel de Montaigne (1533-1592), Agrippa d'Aubigné (1552-1630), Galilée (1564-1642), Marie de Gournay (1565-1645), Marin Mersenne (1588-1648), René Descartes (1596-1650), Anna Maria van Schurman (1607-1678), Katherine Jones (Lady Ranelagh 1615-1691), Christiaan Huygens (1629-1695), John Locke (1632-1704), Noël Argonne (1634-1704), Isaac Newton (1642-1727), Jacob Spon (1647-1685), Antonio Vallisneri (1661-1730), Voltaire (1694-1778), Benjamin Franklin (1706-1790), etc.

Le philosophe et théologien néerlandais Érasme (1468-1536), principal défenseur du nouvel humanisme et auteur à lui seul d'une correspondance de plusieurs milliers de lettres avec plus de 600 auteurs, est en quelque sorte le fondateur de cette première République des Lettres.

Tout le patrimoine littéraire, religieux, philosophique et savant, ancien ou nouveau, est en permanence copié, recopié, traduit, étudié, interprété, comparé, critiqué, imprimé et diffusé en une sorte d'intense mouvement philologique sur tout le continent européen. Florence, Padoue, Venise, Rome, Sienne, Paris, Lyon, Louvain, Anvers, Salamanque, Oxford, Cambridge, Vienne, Cologne, Tübingen,…, sont les principaux centres de rayonnement de ce réseau humaniste transnational organisé au-delà des cercles d'études universitaires. Vers la fin du XVIe siècle, cette République des Lettres compte au total une dizaine de milliers de lettrés et de savants actifs correspondant entre eux et diffusant les travaux d'environ un millier d'auteurs de l'époque.

L'invention de l'imprimerie par Johannes Gutenberg, en 1453-55, facilite et accélère grandement les échanges par la reproduction mécanique des brochures et des livres. Le texte imprimé permet désormais un accès facile et démultiplié à la connaissance. En outre, l'usage conjoint du latin et des nouvelles formes imprimées donne naissance à une écriture typographique, l'humanistique, qui sera mise au point par quelques grands maîtres imprimeurs typographes de l'époque, donnant ainsi un cachet aux œuvres du mouvement. Citons entre autres le français Nicolas Jenson (1420-1480), père du caractère typographique romain, le vénitien Aldo Manuzio (Aldo Manuce, 1449-1515), créateur des caractères cursifs dits italiques, ou encore le bruxellois Josse Bade (1461-1535), éditeur de plus de 400 grands auteurs.

La fin du XVIe et le début du XVIIe siècle voient les divisions politiques et religieuses s'aggraver. Les oppositions dynastiques et la fracture confessionnelle morcellent l'Europe intellectuelle, le nombre d'étudiants étrangers diminue dans les universités, les diplômes universitaires ne sont plus reconnus partout, le latin, outil et symbole unifiant l'Europe lettrée, décline au profit des langues vernaculaires. Mais des académies littéraires et scientifiques voient bientôt le jour sous patronage royal dans les capitales européennes: l'Académie française, créée par Richelieu en 1634 à Paris, la Royal Society à Londres en 1662, l'Académie royale des sciences à Berlin en 1700, etc. Avec d'autres nouvelles institutions publiques (bibliothèques, revues, sociétés littéraires,…), elles reprennent certains rôles de la République des Lettres en matière d'érudition et de diffusion du savoir. C'est une période de transition où se perpétue encore le commerce épistolier mais où l'audience des publications s'élargit peu à peu. Une nouvelle notion, celle de "Public", vient progressivement s'accoler à celle de "République des Lettres".

XVIIe siècle — La transition

Réflexions philosophiques et politiques, récits de voyages, nouveaux genres littéraires, découvertes scientifiques, et plus généralement toutes sortes de nouvelles connaissances dans le monde des arts, des lettres, de la politique, des idées et des sciences sont imprimées et diffusées auprès d'un public qui n'est plus seulement aristocratique et érudit. Parallèlement au développement des Salons, souvent tenus par des femmes de lettres, et des cafés à la mode où se déploie l'art de la conversation et de la discussion mondaine, voire celui de la dispute et de la querelle littéraire, des feuilles littéraires et savantes à caractère encyclopédique et universaliste naissent et touchent progressivement un public éclairé de plus en plus large.

Nouvelles de la République des Lettres
Nouvelles
de la République des
Lettres (1684)

Au XVIIe siècle, Nicolas-Claude Fabri de Peiresc (1580-1637), homme de lettres, astronome, avocat de Galilée, conseiller au Parlement de Provence et conseiller artistique de Marie de Médicis, devient le nouveau "Prince de la République des Lettres". Le Mercure françois (1611-1648) est la première revue littéraire à paraître en France. En 1631, Théophraste Renaudot lance sa célèbre Gazette d'information. Le philosophe protestant français Pierre Bayle (1647-1706), auteur d'un monumental Dictionnaire historique et critique, publie à partir de 1684 un périodique composé de comptes rendus de livres intitulé Les Nouvelles de la République des Lettres. Sa publication se veut régie par la raison, fidèle à un idéal d'échange et de dialogue, indépendante des pouvoirs civils et religieux.

De nombreux journaux et revues apparaissent, tels entre autres le Journal des Sçavans (1665-1790) créé à l'initiative de Jean-Baptiste Colbert, ou la revue Le Mercure galant (1672, devenu Mercure de France en 1724). La plupart de ces périodiques offrent des recensions et comptes rendus critiques de livres récemment publiés. À l'occurence "République des Lettres" de son Dictionnaire universel (1690), Furetière donne cette définition: "On appelle figurément la République des lettres les gens de lettres en général, considérés comme s'ils faisaient un corps." L'idée moderne d'auteur, c'est-à-dire de créateur littéraire indépendant appartenant à une "république" idéalement autonome et affranchie du pouvoir politique, naît à ce moment, sous Louis XIV, au tournant du Grand Siècle. C'est aussi la naissance de l'information politique et culturelle, et plus largement de la Presse moderne.

En 1767, Voltaire observe dans une lettre au prince Galitzine "qu'il se forme en Europe une République immense d'esprits cultivés". Le commerce épistolier de la République des Lettres s'étend en outre aux savants du monde entier: Etats-Unis, Inde, Amérique latine… Le concept s'étend également. Il est désormais associé aux idéaux politiques des Lumières.

Couvrant l'actualité littéraire, politique et scientifique, le Journal de Paris, premier quotidien français, paraît en 1777. L'intellectuel accède à un statut et commence à jouer un rôle majeur dans l'opinion publique. Selon une définition de Hans Bots et Françoise Waquet, la République des Lettres passe alors de "l'Âge d'or", dans laquelle les érudits exercent entre eux une activité purement spéculative et théorique, à "l'Histoire", où l'intellectuel s'engage politiquement et communique publiquement. Juridiquement, un régime du droit d'auteur commence à s'installer.

XVIIIe et XIXe siècle — Le déclin

À partir de la Révolution française, la presse d'information politique et sociale connaît un essor fulgurant auprès du peuple, remplaçant la presse savante et littéraire destinée à un public éclairé. Les journaux d'information généraliste se multiplient et leurs tirages ne cesseront d'augmenter jusqu'au milieu du XXe siècle. Au cours de cette période, alors que le concept de "Respublica litteraria" tombe progressivement en désuétude, plusieurs petits périodiques prennent successivement le titre de République des Lettres. Des journalistes et des écrivains y publient nouvelles culturelles et scientifiques, articles politico-littéraires et roman-feuilletons. C'est le cas entre autres de La République des Lettres (1875-1877) de l'écrivain Catulle Mendès et des Cahiers de la République des lettres, des sciences et des arts (1923-1931) du conservateur et archiviste Pierre d'Espezel.

Au milieu du XXe siècle, certains auteurs et professeurs d'université perpétuent encore la tradition du débat spéculatif érudit à travers colloques, congrès et revues purement littéraires ou universitaires. Ils échangent encore parfois leurs points de vue de façon épistolaire et publient quelques articles de critique ou de débat dans la presse, mais ils s'effacent inexorablement, laissant bientôt toute la place aux flux d'info continue des mass-media audiovisuels.

Aujourd'hui

Aujourd'hui, l'esprit originel de la République des Lettres a totalement perdu ses dimensions d'humanisme, d'érudition, de dialogue intellectuel et d'universalisme. La communauté des gens de lettres a quasiment disparue en tant que "corps" constitué visant un idéal civilisationnel. Le savoir s'est fragmenté en multiples disciplines, la science a pris le pas sur la littérature. Les recherches pluridisciplinaires et le corpus des "humanités" disparaissent progressivement de l'université. Avec les mass-media, l'internet et le numérique, les échanges et la sociabilité d'origine ont été remplacée par de nouvelles formes de communication, mais le terme de "République des Lettres" désigne cependant toujours communément le monde des livres, de la littérature, de la culture et de la politique.

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Paris, mardi 15 octobre 2024