Philosophe allemande naturalisée américaine, Hannah Arendt est née le 14 octobre 1906 à Hanovre (Allemagne). Son père, ingénieur de formation, meurt en 1913 de la syphilis.
Elle entame des études de philosophie, de théologie et de philologie classique aux universités de Marburg, de Fribourg et de Heidelberg, suivant notamment les cours de Martin Heidegger (avec qui elle a aussi une relation amoureuse), de Edmund Husserl, de Rudolf Bultmann et de Karl Jaspers, sous la direction duquel elle soutient en 1928 sa thèse de doctorat en philosophie sur Le Concept d'amour chez saint Augustin (1929).
La même année, elle épouse un jeune philosophe allemand, Günther Stern. Après avoir été inquitée en raison de son identité juive, elle fuit l'Allemagne nazie en 1933 pour s'installer en France, où elle réside jusqu'en 1940, s'occupant notamment de faciliter l'immigration d'enfants juifs en Palestine. Divorcée en 1937, elle se remarie en 1940 avec Heinrich Blücher, un réfugié allemand engagé dans la mouvance marxiste révolutionnaire. En 1941, elle part pour les Etats-Unis. Elle a le statut d'apatride de 1933 à 1951, date à laquelle elle devint citoyenne américaine. À partir de 1955, elle enseigne la philosophie et les sciences politiques dans les universités de Berkeley, Princeton, Columbia, Brooklyn Collège, Chicago et Aberdeen (Ecosse). De 1967 à sa mort, elle est professeur de philosophie politique à la New School for Social Research (New York).
Ses deux exils successifs — le fait d'avoir été une juive chassée par le nazisme et une déracinée — sont très importants pour comprendre sa pensée. Elle écrit dans la préface de La Crise de la culture (1961) que "la pensée elle-même naît d'événements de l'expérience vécue et doit leur demeurer liée comme aux seuls guides propres à l'orienter". Son intérêt se porte principalement sur le thème de l'agir politique, entendu comme la dimension publique de l'existence humaine. Dans toute son oeuvre philosophique, Hannah Arendt explore le va-et-vient entre la méditation philosophique, la théorie politique et les données de l'expérience, s'attachant notamment à analyser les possibilités de résistance à l'impunissable et impardonnable mal du totalitarisme car "la réalité objective elle-même dépend de l'existence du monde non totalitaire".
La renommée lui vient avec la publication, en 1951, de son premier livre, Les Origines du totalitarisme, qui est l'un des premiers ouvrages à analyser ce que Hannah Arendt tenait pour un phénomène entièrement inédit que ne pouvaient appréhender les catégories de la philosophie et de la science politique traditionnelles. Très différente de celle de l'historiographie traditionnelle, la méthode du livre consiste à mettre au jour les principaux éléments du nazisme, à remonter à leurs conditions de possibilité et à découvrir les problèmes sous-jacents et non résolus de la modernité politique. Elle y analyse le processus historique qui a conduit aux dictatures européennes et à la Seconde Guerre mondiale en trois études successives, à savoir: Le Système totalitaire, Sur l'antisémitisme, De l'impérialisme, cette dernière partie traitant plus particulièrement de la dérive plébiscitaire au sein de la démocratie. Les thèmes ici retenus sont interprétés comme les effets d'une dépolitisation générale et d'une désintégration de la culture moderne.
La Condition de l'homme moderne, publiée en 1958, tente de répondre, sur les bases d'une anthropologie philosophique, à la question ouverte par Les Origines du totalitarisme: y a-t-il des traits perdurables de la condition humaine susceptibles d'ouvrir, de préserver ou de reconstruire un espace politique ? À quelles conditions un univers non totalitaire est-il possible ? L'analyse ne porte pas uniquement sur les conditions de la modernité mais de l'existence humaine en général, des activités et des espaces au sein desquels elles se déploient. Elle prend pour objet la "vita activa" (la vie active dans son opposition traditionnelle à ce que la philosophie appelait la vie contemplative) et l'envisage sous trois espèces différentes: le travail, l'oeuvre et l'action. La réflexion est ainsi sous-tendue par une autre interrogation fondamentale d'Arendt: À quelles conditions la philosophie, qui a le plus souvent privilégié l'attitude contemplative, peut-elle appréhender véritablement le domaine public (le domaine des "affaires humaines") alors que sa préoccupation fondamentale a été jusqu'ici de s'affranchir de la politique afin de pouvoir philosopher dans la "solidité du calme et de l'ordre" ? Elle propose la mise en forme philosophique de l'opposition entre un type idéal de communauté politique — la polis grecque au temps de Périclès — et la décadence de l'agir politique dans la pensée occidentale contemporaine. Bien que dans cette opposition entre Grèce et modernité l'influence de Heidegger demeure sensible, Hannah Arendt rejette toutefois l'attitude de retrait du monde qui caractérise la philosophie du dernier Heidegger. L'agir définit l'être humain comme être-avec-les-autres: l'identité humaine ne se constitue pas dans l'intimité de la conscience subjective, ni dans la société, entendue comme sphère des besoins, du travail et de la reproduction, mais plutôt dans la sphère publique.
La réflexion amorcée avec les analyses sur le totalitarisme et le mal radical se poursuit dans Eichmann à Jérusalem, Essai sur la banalité du mal, publié en 1963. Envoyée spéciale du magazine américain The New Yorker, la philosophe couvre le procès d'Adolf Eichmann, un haut responsable nazi chargé de la mise en oeuvre de la "solution finale" pour les juifs. Capturé en Argentine où il s'était réfugié, celui-ci est jugé en 1961-1962 à Jérusalem par un tribunal spécial qui le condamne à mort. Elle publie cinq articles de fond dans The New Yorker, repris dans le livre Eichmann à Jérusalem qui déclenche une intense polémique. Favorable à une culture juive laïque et tolérante, Hannah Arendt est déjà à l'époque sévèrement critiquée par les communautés juives orthodoxes pour ses écrits critiques sur le sionisme et pour son Rachel Varnhagen (1958), biographie d'une héroïne du Berlin romantique où elle interprète la judéité moderne comme partagée entre l'aspiration à l'assimilation sociale et la fuite dans l'intériorité, aspect spécifique d'une tendance plus répandue dans le monde moderne à une polarisation qui s'opère entre la conscience subjective et la sphère du social. Elle est violemment attaquée pour deux raisons: la première est d'avoir dressé le portrait d'Adolf Eichmann en homme "normal", banal rouage d'une machine infernale, plutôt que le monstre humain que souhaitaient montrer les israéliens à travers ce procès. La seconde est d'avoir mis en cause l'attitude de la communauté juive qui s'est selon elle tout simplement laissée massacrer, et qui a même collaboré avec ses bourreaux via les conseils juifs mis en place par les nazis. Elle fait face à la controverse, soulignant même dans une postface à la seconde édition du livre qu'"il est dans la nature même du totalitarisme, et peut-être de la bureaucratie, de transformer les hommes en fonctionnaires, en rouages administratifs, et ainsi de les déshumaniser".
On ne peut séparer ses ouvrages de philosophie fondamentale de ses essais à caractère plus historique et politique ni même des articles publiés dans les journaux et les revues à l'occasion des événements contemporains (le procès Eichmann, les textes autour de la création d'un État juif, les écrits relatifs à l'Amérique du maccarthysme, etc). Parmi ses nombreux essais, citons entre autres La Crise de la culture (1961), où elle étend la critique de la modernité à des problèmes tels que l'histoire, l'autorité et la tradition; Essai sur la Révolution (1963) où elle analyse surtout les effets pervers des révolutions américaine et française, c'est-à-dire le passage de la liberté publique au règne de la société administrée et de l'État; Vies politiques (1968); Du mensonge à la violence (1972); Judaïsme et modernité (posthume, 1978).
Dans ses dernières années, Hannah Arendt s'oriente, avec La Vie de l'esprit — oeuvre de "philosophie pure" selon ses propres mots, restée inachevée mais publiée à titre posthume en 1978 — vers une revalorisation de l'expérience spirituelle, en l'articulant en trois activités fondamentales: penser, vouloir, juger. Sans renoncer au rôle prééminent de l'agir dans la définition de l'identité humaine, elle y manifeste un certain scepticisme à l'égard de la possibilité d'une expérience politique authentiquement libertaire dans la société de masse. Pour elle, l'analyse des facultés de base de l'esprit (penser, vouloir, juger) est indissociable d'une réflexion sur l'"incapacité à penser" et donc à juger le particulier sans le soumettre à des règles préétablies, incapacité qui rend possible le mal absolu. Cette attitude est confirmée également dans le cycle des leçons intitulées Juger, Sur la philosophie politique de Kant (1982, posthume), où la dimension publique de l'existence n'est plus située dans l'agir politique mais dans le jugement, c'est-à-dire dans la capacité d'observer le "spectacle du monde".
Hannah Arendt est morte à New York le 4 décembre 1975, à l'âge de 69 ans.
Myriam Revault d'Allonnes,
15 avril 1996
Pourquoi faire la critique de l'édition originale allemande d'un livre désormais traduit en plusieurs langues ? la réponse est que de nombreuses citations et paraphrases qui fondent l'argumentation et la véracité de la "Chronique scandaleuse" d'Elzbieta Ettinger sont tirées de la version originale en allemand. On peut supposer que la retranscription est fidèle aux sources. Mais penser ces citations en une langue qui n'est pas la leur rend l'histoire encore plus obscure. Le professeur Ettinger, qui enseigne au MIT, explique que le Hannah Arendt Literary Trust lui a laissé accéder à la correspondance d'Arendt et de son second mari, Henrich Blücher, qui est maintenant conservée à la Bibliothèque du Congrès à Washington. Ce même fondé de pouvoir l'a autorisée à étudier les lettres d'Arendt à Martin et Elfriede Heidegger et d'en extraire des citations. Ces lettres sont conservées aux archives de Marbach avec celles de Heidegger à Hannah. Elle n'a pas eu le droit de citer les lettres de Heidegger directement, mais elle les a largement paraphrasées.
Pour autant que je sache (mais mon savoir ici est nécessairement faux) ce trésor légendaire et privé ne devait pas être exhumé avant le siècle prochain. Aucun des précédents chercheurs ou biographes de Heidegger (Rüdiger Safranski par exemple) n'a pu y avoir accès. Comment Ettinger a-t-elle pu obtenir le droit d'examiner ces documents ? Quelle autorité a le Arendt literary Trust sur les lettres de Heidegger ? Ces questions cruciales restent sans réponse. Le lecteur doit bien entendu présumer de la bonne foi d'Ettinger. Ses références fréquentes aux idées de Hugo Ott, le plus scrupuleux et le plus précis des biographes de Heidegger, peuvent être apportées comme garanties supplémentaires. Néanmoins, un certain malaise s'attache à cette monographie et l'accompagne d'une inévitable aura journalistique et sensationnelle. Quand l'obsession de la légende tombe-t-elle dans le commérage ? Quelles fonctions de vérité la paraphrase entraîne-t-elle ? (l'idiome français qui s'est glissé subrepticement en allemand est: "on dit").
Arendt commença ses études de philosophie à Marburg à la fin de l'automne 1924, à l'âge de dix-huit ans. Heidegger était âgé de trente-cinq ans et travaillait à la rédaction de Sein und Zeit qui devait être publié trois ans plus tard. Il était déjà, selon les mots d'Arendt, "le roi secret de la pensée". Son influence charismatique sur ses étudiants, la théâtralité originale de ses cours magistraux et de ses séminaires, la subversion radicale de la métaphysique occidentale qu'il annonçait par son langage, hypnotisaient. Pour sa part Arendt apporta aux "constipations" d'une université de province teutonne sur le déclin un souffle nouveau, une élégante excentricité et l'ouverture d'esprit d'une élève brillante. Selon Ettinger, maître et élève devinrent des amants passionnés peu après leur rencontre (la première lettre de sollicitation professorale de Heidegger est datée du 10 février 1925). Dès le début, c'est lui qui "avait le dessus". Férocement conscient de son statut professionnel et de son avenir universitaire, Heidegger protégea son mariage et sa vie familiale. Il contraignit Arendt à l'obéisssance et à la clandestinité. Ils se rencontraient en secret au gré de ses caprices, à Marburg ou dans quelque lieu de campagne des environs. Si Heidegger était, pour paraphraser Ettinger, "comme possédé", sa jeune maîtresse et disciple lui était entièrement soumise. Une dialectique plus sombre encore était à l'oeuvre. Ettinger voit dans la juive aux cheveux noirs, l'incarnation des rêveries interdites du "jeune gars catholique de Messkirch". Le troublant arôme d'une tristesse millénaire, de la sensualité orientale, la femme juive comme fruit défendu enflammèrent l'imaginaire spirituel et érotique de Martin Heidegger. Elle était la proie à la fois interdite et attrayante d'une sensibilité despotique, archi-germanique, profondément contaminée par un anti-sémitisme plus ou moins conscient. A sa façon, la soumission d'Arendt, sa passion sacrificielle pour Martin, venait en place des affinités électives poignantes et fatales qui attirèrent les Juifs allemands émancipés vers leurs bourreaux. L'histoire d'amour des Juifs allemands pour Richard Wagner est un exemple. celle de Heidegger, entouré par des élèves doctorants comme Arendt, Karl Löwitch et Herbert Marcuse en est un autre. Nécessairement simplifié, le modèle, comme Ettinger le présente, n'est nullement nouveau, mais n'en est pas moins plausible.
Le plus difficile à avaler est son récit fébrile de la véritable "affaire". Heidegger exaltait la soumission "virginale" de Hannah. Ses silences étaient pour lui plus désirables et plus parlants que ses paroles (Dans le fond, que pouvait avoir à dire un être humain inférieur à celui en qui "la langue même parlait" ?). Elle lui chuchotait: "quand/si tu me veux où et quand cela te plaira". Ces mots témoins de la servitude sont donnés en tant que citations. Sont-ils vraiment extraits des lettres d'amour ou en sont-ils une version paraphrasée ? Ettinger voulait rester simple mais il en résulte par moments un kitsch surchauffé beaucoup trop clinquant. Très inquiet des possibles indiscrétions, Heidegger encouragea le transfert d'Arendt à Heidelberg. Selon Ettinger, ses arguments pour y parvenir relevaient d'une fine hypocrisie. Il valait mieux que sa jeune maîtresse prît ses distances et acquît une certaine indépendance. Ils devaient évidemment rester intimes. Les rendez-vous seraient arrangés selon ses ordres. Les lettres devaient être échangées grâce à diverses "boîtes aux lettres". Ainsi le mariage du professeur et la réputation de l'élève seraient protégés.
Hannah quitta Marburg en 1926. Elle fut dès lors attirée dans l'orbite de Karl Jaspers, son second maître. A partir de ce moment, la relation entre Heidegger et Arendt devient une pièce d'un puzzle très complexe impliquant Jaspers et son épouse juive, Heidegger et Elfriede Heidegger et quelque temps plus tard, Heinrich Blücher. L'entremêlement adroit et ambiguë des conflits et des révélations est digne des Liaisons dangereuses. Les relations entre Heidegger et Jaspers sont parmi les plus douloureuses et les plus fascinantes de l'histoire de la pensée. Cela commence par une entente passionnée et réciproque. Quand Jaspers fut contraint d'émigrer, la sensibilité et la prise de position pro-nazies de Heidegger s'affichèrent franchement. En 1945, proche de l'effrondrement, Heidegger s'en vint trouver refuge chez son vieux compagnon d'armes, implorant aide et amnistie. Jaspers répondit avec une humanité glacée. Mais c'est le drame sous-jacent authentifié de façon lancinante par les écrits de Jaspers sur Heidegger qui importe le plus. C'est la prise de conscience grandissante, extrêmement honnête, de Jaspers qui avoue que ses propres dons, bien qu'impressionnants, n'égaleront jamais le génie de Heidegger. Se rappelant les années sombres et difficiles, Jaspers se savait une présence de moindre poids que son contemporain, que l'histoire des idées allait placer aux côtés de Platon, Kant et Hegel. Heidegger était jaloux de ce qu'il interprétait comme la profonde sensibilité de Hannah pour Jaspers (dont il vint à mépriser le travail). Simultanément il manoeuvra de telle sorte que l'association Jaspers-Arendt lui serve d'écran pour poursuivre ses relations amoureuses. Si Ettinger a raison, cela n'a été révélé à un Jaspers très choqué qu'au retour de Hannah, après la guerre. Pour compliquer cet imbroglio, Jaspers essayait de convaincre Arendt de l'antisémitisme politique de Heidegger alors que celle-ci s'entêtait à le défendre et l'excuser. Mais, à certains moments, Arendt était beaucoup plus amère, lucide et perspicace que Jaspers. Cet homme digne ne pouvait véritablement se détacher de l'énorme emprise de Heidegger.
Hannah Arendt n'a eu aucun contact avec Heidegger de 1933 à 1950. Elle est revenue à Freiburg le 7 février 1950. Ettinger fait un récit très détaillé de la journée du 8, lorsque Hannah vint à Martin et Elfriede Heidegger, non comme une Allemande ou une Juive (!), mais comme "la jeune fille du lointain" du poème de Schiller. Mary Mc Carthy m'a fait un récit totalement différent de cette anecdote et de la nuit du 7 au 8. Dans le cadre d'une conversation de peu d'importance avec des personnes qu'elle ne jugeait point comme ses égaux, Mary se délectait de jouer avec son imagination et de conter une histoire invraisemblable (tout simplement pour voir si ses interlocuteurs sont assez naïfs pour la croire). Je ne fais référence à ce possible incident que pour justement souligner l'extrême difficulté qu'il y a à interpréter des preuves apparemment authentiques. Quoiqu'il en soit, la relation entre Heidegger et Arendt s'est de nouveau enflammée de façon intense, mais intermittente, pour plus de 25 ans malgré quelques anicroches. Bien qu'elle sache que Martin "notorisch immer und überall lügt", bien qu'elle eût à endurer sa froide indifférence ou même son hostilité envers son propre travail, sa renommée universitaire et internationale, Hannah agît comme l'agent littéraire, l'attachée de presse et l'avocat de Martin. C'était souvent elle qui mentait aux victimes de Heidegger et plus généralement au monde à propos de ce qu'elle ne pouvait ignorer de son passé et de ses idées.
Le bilan d'Ettinger est d'une lecture très pénible. Elle déclare qu'Arendt avait un besoin absolu d'être utilisée et dénigrée par Heidegger. Elle couvrait Martin de cadeaux. Elle portait seule l'essentiel du fardeau de l'adultère, supportant leur culpabilité vis à vis de l'ineffable Elfriede, irrémédiablement national-socialiste. Elle décrivit avec douleur à son mari la condescendance de Heidegger (l'incroyable soutien de Blücher dans cette histoire relève de la farce tragi-comique). Il y eut pourtant entre 1952 et 1967, alors qu'elle était aux USA, une interruption de ses visites plutôt régulières à Freiburg. Il y a de longs silences dans leur correspondance. Enfin, Hannah, Martin et Elfriede s'accordèrent dans la paix et le pardon. Ils se rencontrèrent pour la dernière fois vers la mi-août 1975. Arendt mourût en décembre, Heidegger six mois plus tard. Hannah Arendt pouvait afficher une arrogance brutale qui frisait les limites du supportable. Elle avait une très bonne opinion d'elle-même. Comment alors a-t-elle pu supporter une si longue sujétion ? Mon idée est que les racines s'en trouvent justement dans cette volonté de puissance. Il était hors de question pour Hannah de se laisser influencer à cet égard par les idées et les preuves des autres. Plus les contradictions de Heidegger devenaient visibles (pour Jaspers par exemple), plus il était isolé, mis en cause et en accusation, plus la certitude de Hannah qu'elle seule était autorisée à juger grandissait. De plus, si son idée de la stature durable de Heidegger s'avérait exacte, sa place dans sa vie allait lui assurer sa propre renommée.
Pourtant comme Ettinger n'a le droit que de paraphraser ces augustes conversations, son interprétation reste de pure hypothèse. Lorsqu'elle met en jeu quelque problématique annexe, cette romance est trop simplificatrice. Le nazisme "privé" de Heidegger (brillant euphémisme forgé par un enquêteur officiel à Berlin) a été jugé dès le départ d'aucune utilité pratique pour le parti. Il a bien commis quelques "saloperies" officieuses à certains de ses collègues ou élèves juifs, mais il semble en avoir aidé d'autres. Il faudra des années pour que l'on puisse tirer au clair les manigances de Heidegger à l'encontre de Husserl, son maître et bienfaiteur. Si la dédicace à Husserl de Sein und Zeit avait été supprimée à l'époque du Reich (éditions auxquelles Heidegger n'avait pas nécessairement donné son accord), les références et les notes de bas de page, plutôt élogieuses, ne l'ont pas été. Il n'y a jamais non plus à un seul instant de racisme biologique dans cet épais volume. Ces doctrines centrales du nazisme n'intéressaient pas Heidegger et lui inspiraient même un certain mépris. Sinon, comment Paul Celan, la voix même du judaïsme échappée de l'horreur de l'holocauste, aurait-il pu mettre tant d'ardeur à rechercher Heidegger et à mettre son oeuvre à contribution ? Là encore, la complexité des preuves et l'état imparfait de la documentation peuvent induire en erreur. Ettinger laisse entendre avec force que c'est cette difficulté à faire reconnaître la moindre responsabilité au maître concernant l'holocauste qui accula le poète au suicide. J'ai moi-même soutenu cette thèse il y a dix ans lors d'une communication publique à Paris. Nous nous sommes tous les deux trompés. Une lettre de Celan à Franz Wurm, datée du 8 août 1967 prouve que la célèbre rencontre à Todtnauberg a été plus que cordiale. Il n'y a pas la moindre preuve, contrairement à ce que soutient Ettinger, qui confirmerait que Celan quitta Heidegger accablé et complètement brisé.
Pourtant la question que soulève ce petit ouvrage est, on peut en être sûr, beaucoup plus large. Il se pourrait que la publication officielle de la correspondance de Arendt et Heidegger révèle en effet une histoire d'amour charnelle et spirituelle, érotique et intellectuelle aussi intense que celle d' Héloïse et Abélard. Toutefois, la différence sera toujours significative. Les lettres immortelles d'Héloïse et Abélard, déroutantes, intimes et franches étaient conçues et écrites pour témoigner publiquement de leur amour tragique, à la face de Dieu et de la Chrétienté. Les lettres de Heidegger et Arendt resteront dans le domaine privé, qu'elles soient publiées ou non. En quoi ces documents contribueront-ils à notre connaissance et à notre compréhension de l'oeuvre ? C'est certainement là toute la question. Les révélations souvent fiévreuses d'Ettinger ne jettent aucune lumière sur l'ontologie heideggerienne, sur la genèse et le déploiement de ses pouvoirs conceptuels, ou sur leur défi à l'ensemble de l'héritage de la métaphysique occidentale. Philosophe de très loin d'une importance secondaire, il se peut qu'Arendt bénéficie d'une telle approche biographique. Peut-être ce qu'Ettinger nous dit de ses désillusions et de son refus de s'opposer à Heidegger nous éclaire-t-il sur un livre aussi prétentieux et décevant que Eichmann à Jérusalem. Il est possible que telle ou telle page importante des Origines du totalitarisme, un monument durable, soit pétrie de l'influence cachée de Heidegger. Et il se pourrait aussi que le traité d'Arendt sur la vie active et la vie contemplative (magnifiquement argumenté) soit en fait un reflet que nous renvoie de façon subtile et abstraite l'image qu'elle entretenait ou construisit de sa relation avec Heidegger à travers une moitié de siècle désespérée. Mais telles qu'elles, les preuves de ce liber amoris amenées ici de façon si critiquable empiètent et nous renseignent bien peu, si ce n'est sur des détails intimes.
George Steiner,
15 avril 1996
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