Aristote

Biographie
Aristote
Aristote

Philosophe grec, Aristote est né à Stagire (Grèce) en 384 av. J.-C.

On peut dire d'Aristote qu'il est le plus grand génie spéculatif de l'histoire de la pensée grecque. Cette primauté ne pourrait être contestée qu'en faveur de son maître Platon. De fait, toute l'histoire de la philosophie est dominée par ces deux grandes figures, et il a été dit à juste titre que tout philosophe, même moderne, est ou platonicien ou aristotélicien, en ce sens qu'il est nécessairement plus proche de Platon ou plus proche d'Aristote puisque toute pensée spéculative digne de ce nom procède à la fois de ces deux philosophes. Mais, si Platon reste un exemple inégalé de génie philosophique pour avoir, le premier, donné à la philosophie son véritable monde, celui de la pensée (le monde des "idées"), et l'avoir exprimé avec une passion contenue qui le place au rang des grands poètes, il n'en est pas moins vrai qu'Aristote est et sera toujours le maître de cette pensée critique et systématique qui est le fondement même de la science. Non qu'il nous offre d'emblée un système achevé et rigide. Bien au contraire. C'est la scolastique qui le représente ainsi, et le dogmatise, au service d'une doctrine d'une portée et d'une signification toutes différentes, la théologie chrétienne. Comme certaines études l'ont montré (Werner Jaeger, Aristote, Première ébauche d'une histoire de son évolution spirituelle), la pensée aristotélicienne est le fruit d'une méditation lente et laborieuse, rien moins que paisible; elle est toujours déchirée par des contradictions intérieures, des inspirations opposées, ce qui permet aux penseurs des tendances les plus inconciliables de se réclamer d'elle à bon droit.

Aristote est encore jeune quand il meurt, mais tout porte à croire que, même s'il était parvenu à un âge plus avancé comme son maître Platon, il n'aurait pas résolu ces contradictions inhérentes à l'attitude fondamentale de la pensée grecque en général. Comme toujours, les circonstances de la vie nous éclairent sur la pensée du philosophe. Le père d'Aristote, Nicomaque, est médecin. C'est même le médecin particulier et l'ami d'Amintas II, roi de Macédoine, ce qui explique en partie du moins la prédilection du fils pour les sciences biologiques. Il perd tôt son père et sa mère, et il est confié à la tutelle d'un parent, Proxène, auquel il garde une reconnaissance qui lui fait plus tard adopter le fils de celui-ci, Nicanor. Mais l'événement décisif de sa vie est son départ pour Athènes, où il s'inscrit à l'Académie de Platon en 367 av. J.-C. Il a alors dix-sept ou dix-huit ans et il y reste jusqu'à la mort du maître (347 av. J.-C.), soit près de vingt ans. Un séjour aussi prolongé s'explique par la conscience qu'il a de se trouver en présence d'un maître d'une valeur exceptionnelle, et par le fait que, selon l'usage des écoles de l'Antiquité, il est libre de travailler pour son propre compte, c'est-à-dire de ne pas souscrire entièrement à son enseignement.

Il convient ici de préciser un point qui éclaire non seulement sa vie, mais aussi sa philosophie. La légende, consacrée par la fameuse fresque de Raphaël L'École d'Athènes, fait état d'une dissension allant jusqu'à l'inimitié entre maître et disciple, ou plutôt entre les deux maîtres. Certes, ils sont en désaccord flagrant sur la question capitale des "idées" qui, selon Platon, ont une existence propre, tandis que pour Aristote elles n'existent pas en tant que telles mais en tant que "formes", qui rendent intelligibles les choses dont elles constituent l'"essence". Chaque chose est composée de matière et de forme, c'est-à-dire qu'elle possède une existence concrète, l'essence, pour la distinguer de ses qualités ou propriétés plus ou moins changeantes, qui en sont les "accidents". La conception platonicienne est, de ce fait même, une conception "statique", d'où la difficulté du platonisme à donner vie et mouvement à ce monde des idées, qui à nos yeux contemporains n'existent évidemment qu'en fonction de l'activité de la pensée qui les pense. La conception aristotélicienne, elle, tout en ayant hérité du platonisme un caractère foncièrement statique — les "essences" des choses sont ce qu'elles sont par elles-mêmes — vise à fonder un "dynamisme" universel, en ce que le monde est conçu comme une évolution des formes qui, en passant de la puissance à l'acte, réalisent dans la matière une intelligibilité de plus en plus grande et parfaite jusqu'à cette intelligibilité absolument pure, dépourvue de matière, qui est l'objet de l'intelligence divine, laquelle ne peut ainsi que se penser elle-même comme l'unique objet digne de l'être.

Donc, le désaccord existe. Mais aussi et surtout un accord fondamental, puisque Aristote, comme Platon, maintient la supériorité de l'intelligence sur le sensible, de la forme sur la matière. Enfin, il est historiquement faux que ce conflit idéologique ait jamais dégénéré en inimitié; Aristote vénère en son maître l'expression la plus haute atteinte par la pensée jusqu'à ses jours. Même lorsqu'il polémique contre la doctrine des idées, plutôt qu'aux œuvres du maître il songe aux écrits de ses disciples qui, exploitant l'obscurité et les incertitudes de la dernière période de l'enseignement platonicien, ont versé dans des élucubrations qui ne présentent plus rien du caractère concret propre à la spéculation philosophique comme aux sciences mathématiques. Mais, même à l'égard de ses adversaires, sa polémique reste toujours dans les limites de la correction, comme en fait foi aussi le passage de l'Éthique à Nicomaque, déformé par la légende en "Amicus Plato sed magis arnica veritas", mais en réalité ainsi conçu: "Pour pénible qu'il nous soit de soulever un tel problème, en raison de l'amitié que nous portons à ceux qui ont introduit ces doctrines, chacun comprendra aisément que l'amour de la vérité parle plus fort que les considérations d'ordre privé, spécialement lorsqu'on fait profession de philosophe". La légende, où il est question de jalousie et d'autres sentiments du même ordre, est née de cette équivoque et du manque de sens critique apporté à l'évaluation des rapports entre les deux doctrines; elle fleurit surtout à la Renaissance, lors des querelles entre platoniciens et aristotéliciens.

Revenons maintenant au jeune Stagirite devenu élève du grand philosophe athénien. Nous devons à Jaeger la connaissance d'un fait capital: avant de critiquer la doctrine de son maître, Aristote en est le disciple fervent. Il écrit à la manière de Platon plusieurs dialogues animés du même esprit. Mieux, si l'on en juge d'après les fragments de l'un d'eux, l'Eudème, il va même plus loin que Platon, poussant le sentiment religieux jusqu'à un véritable mysticisme. Dans ce dialogue et dans le suivant qui s'y rattache, le Protreptique, on trouve, à côté de l'exaltation de la vie philosophique, des accents d'un sombre pessimisme à propos de la vie mortelle à laquelle l'homme est condamné, comme dans ce passage où il met dans la bouche d'un prisonnier du roi Midas ce propos: "La meilleure de toutes les choses est de ne pas naître et la mort est préférable à la vie"; ou bien lorsque, après avoir constaté la "vanité de tous les biens terrestres" aux yeux de celui qui a contemplé ne serait-ce que quelques vérités éternelles, il compare l'union de l'âme au corps au supplice que certains pillards étrusques infligent à leurs victimes, "liant étroitement face à face le vivant et le mort".

Après la mort de Platon, son neveu Speusippe lui ayant succédé à la tête de l'école, Aristote quitte l'Académie et fonde une école à Axos, sur la côte de la Troade où Hermias, seigneur d'Atharnée, a créé un petit cénacle d'élèves de l'Académie. Entre les deux hommes naît une vive amitié qui ne se terminera que par la mort tragique d'Hermias, à l'occasion de laquelle Aristote compose un hymne destiné à son monument funèbre. Il épouse sa nièce Pythias qui lui a donné une fille du même nom. Cette première épouse morte peu de temps après, il contracte une union durable, sinon légitime, avec une femme de Stagire, Herpyllis, dont il a un fils qu'il nomme Nicomaque, en souvenir de son père. C'est pour lui qu'il écrit plus tard l'Éthique à Nicomaque.

Après trois ans, il quitte Axos pour Mytilène, dans l'île de Lesbos, où il ouvre une autre école qu'il dirige jusqu'en 343-42 av. J.-C., lorsqu'il est invité par Philippe, roi de Macédoine, à remplir la fonction de précepteur près du jeune Alexandre (le futur Alexandre le Grand) qui a alors treize ans. Il semble que l'écrit sur les Questions homériques date de cette époque, car la coutume veut que l'on lise et commente les poèmes d'Homère pour former les jeunes gens. La présence d'Aristote à la Cour et son intimité avec Philippe d'abord et Alexandre ensuite ont une influence déterminante sur ses idées politiques, dont la Politique, qui représente en face de l'idéalisme éthique de la République de Platon l'autre pôle de la pensée classique réaliste et politique au sens moderne du terme, reste le témoignage. Lorsque Alexandre devient d'abord régent, puis à la mort de son père, roi, et peu après la bataille de Chéronée qui oppose les Macédoniens aux Athéniens, Aristote quitte la cour de Macédoine. En 335-34 av. J.-C., il revient à Athènes où il fonde sa propre école, nommée le "Lycée" parce qu'elle est installée en un lieu consacré à Apollon Lycien. Il aime dispenser son enseignement en se promenant à travers les allées qui entourent l'édifice de l'école, d'où le nom d'école péripatéticienne, du verbe grec peripatein: "se promener".

Au cours de cette période intermédiaire de voyages (douze ans environ: son enseignement à Athènes dure également douze autres années), Aristote écrit de nombreux ouvrages. Toutefois, il demeure quelque hésitation sur certaines dates, du fait entre autres qu'il les remanie souvent, y introduisant des additions et des corrections, alors que ses éditeurs postérieurs les ont classés selon le sujet traité, se souciant peu ou prou de la différence d'origine et d'inspiration des diverses parties. Rappelons à ce propos une circonstance qui ne laisse pas de surprendre: d'Aristote, l'Antiquité connaît surtout les œuvres de jeunesse, platonisantes, aujourd'hui perdues. Celles de la maturité, c'est-à-dire du temps du Lycée d'Athènes, ont à l'époque presque disparu de la circulation. Il lègue en effet ses manuscrits à Théophraste, qu'il désigne pour lui succéder au Lycée. Théophraste les laisse à son tour à Nélée, autre disciple de l'école, qui les confie à ses parents. Une anecdote rapportée par Strabon et Plutarque relate que pour éviter qu'ils ne tombent aux mains du roi de Pergame, ils sont cachés dans une cave où ils sont livrés aux souris pendant quelques siècles. Ils ne sont retrouvés qu'au temps de l'occupation romaine par un bibliophile amateur de philosophie, Apellicon de Téos, qui les raporte à Athènes. Sylla, le conquérant de la Grèce, ayant eu vent de l'affaire, s'en empare alors pour les transférer à Rome.

Il faut donc attendre le début du 1er siècle après J.-C. pour avoir la première édition systématique et complète du corpus des écrits qui restent d'Aristote, établie notamment par l'érudit et scholarque péripatéticien Andronicos de Rhodes. On y retrouve l'influence de l'ordre des présentations systématiques que les éditeurs de l'époque, influencés par les écoles stoïciennes, donnaient de la philosophie (logique, physique, éthique). Le corpus comprend quatre groupes d'œuvres: un groupe d'écrits de logique, connus sous le litre d'Organon, qui comprend les Catégories, De l'interprétation, les Premiers Analytiques, les Seconds Analytiques, les Topiques et les Réfutations sophistiques. Vient ensuite un groupe d'écrits de philosophie de la nature. C'est le corpus physique et biologique composé des huit livres de la Physique, les traités Du Ciel, De la génération et de la corruption, les Météorologiques, les dix livres regroupés sous le titre Histoire des animaux, les traités De la génération des animaux, Des parties des anintaux, Du mouvement des animaux, De la marche des animaux, De l'âme, le traité intitulé Du sens et du sensible et le traité De la mémoire et la réminiscence. S'insèrent ensuite les quatorze livres regroupés sous le titre de Métaphysique où il est question des principes ultimes de la réalité et de la philosophie première, ainsi nommée par distinction avec la philosophie seconde qui n'est autre que la physique. Enfin, un quatrième groupe de traités comprend des œuvres de morale, de politique, de poétique et de rhétorique: l'Éthique à Eudème, l'Éthique à Nicomaque, la Grande Morale (dont l'authenticité est toutefois douteuse), la Politique, la Poétique, la Rhétorique et la Constitution d'Athènes. À ces œuvres, il convient d'ajouter une série d'écrits apocryphes, compilations et faux célèbres qui font partie du corpus aristotélicien dans la mesure où ils ont été tenus pour authentiques à certaines époques. Citons par exemple la Rhétorique à Alexandre, la Théologie d'Aristote ou le Liber de Causis.

C'est l'Aristote que nous connaissons aujourd'hui. Ajoutons que l'œuvre ne s'intègre véritablement à la culture philosophique qu'au Moyen Âge, d'abord à travers ses interprètes musulmans (Avicenne, Averroès), puis juifs (Maimonide) et enfin chrétiens (Thomas d'Aquin) redonne ensuite à la doctrine un autre sens des textes originaux. Tous parlent de théologie dans un tout autre contexte, si bien que notre Aristote moderne est en définitive celui décanté et élaboré pour s'accorder en dernier ressort avec le dogme chrétien de la philosophie scolastique. De plus, il faut tenir compte du caractère particulier de ces écrits, plans de leçons ou leçons pour la plupart. D'où leur caractère schématique de résumés dictés par le maître ou pris en note par les élèves. Peu nombreux sont les œuvres ou les fragments écrits expressément pour la publication. Il semble avéré qu'Aristote donne deux cours différents: l'un limité au cercle des élèves de l'école (ésotérique), l'autre, plus accessible, destiné à un public plus vaste (exotérique).

Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans le détail des dates de composition des principales œuvres d'Aristote car la question est loin d'être tranchée. Nous contentant d'une approximation grossière, nous dirons que la Physique et l'Organon sont écrits avant la création du Lycée. L'une a joué un rôle fondamental dans la formation de l'esprit scientifique occidental. Elle se rattache naturellement à de nombreux autres écrits appartenant à diverses périodes, dont certains des dernières années: Traité du Ciel, De la génération et de la corruption, Météorologiques, Histoire des animaux, Traité sur les parties des animaux, Problèmes de mécanique, Petits traités d'histoire naturelle. La supériorité d'Aristote sur son maître dans ces matières est indiscutable: à la représentation mythologique de l'ordre cosmique, œuvre du démiurge de Platon, Aristote oppose l'idée de la "nature" conçue comme une réalité qui "porte en soi le principe du mouvement". Aujourd'hui encore, après Galilée, la science, renonçant aux "hypothèses métaphysiques", se borne à étudier ce mouvement. Toutefois, chez Aristote, l'expression est prise dans une acception beaucoup plus large: elle comprend tout "changement" qui se produit dans le monde des phénomènes (v. Emmanuel Kant).

Il n'en reste pas moins vrai qu'Aristote distingue très nettement les branches fondamentales de la recherche scientifique, la physique, les sciences mathématiques d'un côté, et les sciences biologiques de l'autre. Les mathématiques sont à l'honneur en Grèce depuis Pythagore, Platon leur donne la préférence. Aristote est le père de la mentalité biologique, dont on trouve une première esquisse chez les physiologues ioniens, en particulier chez Anaximandre. Il est également le fondateur de la logique: son Organon sera pendant deux mille ans un exemple inégalé de cette science. On sait qu'après l'abus qu'en ont fait les scolastiques, qui l'ont réduite à un exercice purement formel et même verbal, naît avec Francis Bacon l'exigence d'une science de la logique plus conforme à la réalité de l'expérience, puis avec Emmanuel Kant l'idée d'une "logique transcendantale" reprise par Friedrich Hegel qui la transforme en idéalisme absolu. Mais il s'agit toujours là du développement d'une idée qu'Aristote est le premier à concevoir.

Rappelons aussi la Rhétorique et la Poétique. Platon avait tendance à considérer la rhétorique comme l'art propre aux sophistes, tout au plus capable de faire apparaître comme vrai ce qui n'est pas tel. Aristote réserve au contraire une large place à la rhétorique, précisément dans le cadre d'une vision de la réalité humaine qui tient compte du rôle du vraisemblable et du probable dans la vie sociale. C'est dans le livre II de la Rhétorique que l'on trouve la théorie aristotélicienne des passions. La Poétique est même plus ouvertement encore en rupture avec le platonisme: c'est l'une des œuvres d'Aristote qui ont le plus durablement influencé la culture postérieure, notamment à partir de sa redécouverte à la Renaissance. La Poétique était à l'origine composée de deux livres dont un seul, celui sur la tragédie, nous est parvenu. L'art et la poésie, d'après Aristote, sont des imitations de la nature; pour ce qui concerne la tragédie, ce qui est imité, c'est-à-dire représenté, ce sont les actions humaines. L'histoire racontée dans la tragédie n'est certes pas une vérité historique, mais, dans la mesure où elle représente le déroulement des choses humaines selon la vraisemblance et la nécessité, on peut dire que la poésie est "plus philosophique que l'histoire". La poésie manifeste des types humains généraux, là où le récit des événements historiques s'en tient au particulier. C'est précisément en vertu de l'ordre rationnel selon lequel elle présente les actions humaines, en faisant apparaître cet ordre même là où tout semble fortuit et inexplicable que la tragédie peut produire ce qu'Aristote appelle la catharsis, autrement dit la purification des passions dans l'âme des spectateurs. Ces aspects esthétiques de la pensée aristotélicienne sont encore très présents dans la culture occidentale.

Aux œuvres citées, il faut encore ajouter ses ouvrages sur l'éthique et la psychologie: on sait aujourd'hui que l'Éthique à Eudème est une première version de son chef-d'œuvre: Éthique à Nicomaque. Tandis qu'avec la doctrine des Idées Platon a prétendu fonder l'éthique de manière rigoureuse par analogie avec les mathématiques, Aristote théorise explicitement le fait que l'éthique ne peut aspirer à la rigueur de la géométrie. Par conséquent, il construit son éthique en rapport précis avec les coutumes, les traditions existantes et les institutions politiques. Pour la première fois l'éthique est, de façon systématique, fondée sur la nature. Nature signifie ici soit le principe qui de l'intérieur meut chaque individu (et ses facultés), soit la totalité du cosmos, ordre dont dépendent tous ces mouvements et toutes ces tendances. Ce n'est que dans ce cadre de fondation naturelle de l'éthique qu'Aristote maintient la prédilection platonicienne pour la contemplation des Idées. Si la plus haute faculté de l'homme est la pensée, le bien suprême, la perfection et le bonheur pour l'homme consistent en l'exercice de celle-ci, laquelle est d'autant plus digne qu'elle s'applique aux objets les plus hauts, c'est-à-dire au Dieu même. L'Éthique à Nicomaque, composé de dix livres, est l'un des principaux ouvrages exposant la philosophie morale d'Aristote, laquelle demeure en substance la plus significative expression de la morale grecque. Nicomaque, fils d'Aristote, lui donne son nom en tant que premier éditeur des manuscrits. Critiquant la conception platonicienne des Idées, qui préconise le "bien en soi", Aristote traite ici de ce qui doit selon lui guider l'homme dans toutes ses actions, à savoir le bonheur, sens ultime de la vie humaine. Il le fait consister dans le perfectionnement de l'individu, en un équilibre idéal de vertu et de plaisir, de raison et d'appétit. Au-dessus du bonheur que donne l'activité pratique, il place, fidèle en cela à Platon, celui que procure l'activité spéculative et philosophique. Le bonheur, dit-il, est l'exercice de cette activité propre à l'homme qu'est l'usage du "logos" (la raison, l'intelligence), mais sans toutefois exclure la jouissance des plaisirs sensibles. Sur cette base, il développe une théorie des vertus humaines qu'il divise en vertus dianoétiques, relevant de la partie intellectuelle de l'âme, et vertus éthiques, relevant plus du caractère et des sentiments. La vertu aristotélicienne, caractérisée par un juste milieu entre les passions et facultés opposées de l'âme, concilie ainsi tout à la fois des exigences spiritualistes et eudémonistes. Le philosophe considère aussi la vertu comme un fait composé de deux éléments: l'un volontaire, déterminant le but, l'autre intellectuel, donnant les moyens pour atteindre ce but. Le livre 3 est consacré à définir ce qu'il y a de volontaire et d'involontaire dans l'action de l'homme, rejetant la thèse selon laquelle "personne n'est volontairement mauvais" et concluant que la vertu comme le vice résident en notre seul pouvoir. Dans les livres 4, 5 et 6, il décrit des vertus éthiques particulières comme la douceur, la franchise, l'urbanité, la pudeur, le courage, etc., examinant particulièrement la justice et l'équité, puis étudie les vertus dianoéthiques, au nombre de cinq: la science, l'art, la prudence, l'intellect et la sagesse. Le livre 7 traite de l'intempérance et du plaisir, les livres 8 et 9 de l'amitié et de l'amour, désignés sous le même nom. Le livre 10 reprend enfin le problème du rapport entre le plaisir et la vertu, et conclut que le plaisir procède d'une perfection de l'acte, survenant "comme la beauté pour qui est dans la fleur de l'âge". Le bonheur suprême réside dans la pure contemplation de la vérité éternelle. L'Éthique à Nicomaque est une continuelle oscillation entre l'eudémonisme humaniste et l'intellectualisme éthique.

L'ouvrage De l'âme, du moins les deux premiers livres, appartient à la dernière période, de même d'ailleurs que les Parva Naturalia déjà cités: on y trouve la fameuse définition de l'âme, principe formel et actuel de la vie organique, ou psycho-physiologique, qui dans l'homme s'élève du sensible à l'intelligible, participant ainsi à l'intelligence divine elle-même. La question des idées religieuses est plus difficile et complexe, car dans ce domaine nous avons inévitablement tout un héritage chrétien dont on chercherait en vain les sources en Grèce. Le christianisme comporte un dogme fondamental, celui de la création, tout à fait étranger à la pensée grecque, qui pose en principe que l'être vient de l'être, non du néant, et que partant le monde a toujours existé. D'après les penseurs grecs, Dieu fait en quelque sorte partie du monde, c'est sa partie "divine".

La perte de son vaste ouvrage, De la philosophie, que Jaeger situe au début de la période intermédiaire, c'est-à-dire peu après 347 av. J.-C., est un malheur irréparable. Si l'on en juge d'après les fragments assez nombreux qui demeurent, il semble qu'Aristote a voulu y ébaucher une philosophie de la religion, la première du genre, et qu'on y trouve déjà en germe les idées de sa fameuse théologie, exposée dans certains chapitres du Livre VII de la Métaphysique. C'est la première vraie théologie de l'histoire de la philosophie, plus ou moins déformée plus tard par les penseurs médiévaux et chrétiens et surtout par les philosophes scolastiques. Le point où la philosophie d'Aristote se rapproche le plus — ou s'éloigne le moins — du christianisme est dans sa conception d'un premier moteur immobile, qui, selon lui, n'est cependant qu'une finalité cosmique universelle. Il est vrai qu'à l'opposé de Platon, il rend immanent à la nature le principe du mouvement. Mais comme, conformément à la croyance commune de l'époque, il pense que les astres sont de nature divine, il aboutit logiquement à la conclusion qu'au-delà existe un moteur parfaitement immatériel qui règle l'ordre cosmique en tant que finalité suprême, c'est-à-dire en idéal de perfection.

Étant donné qu'il pense, avec Platon d'ailleurs, que la nature, c'est-à-dire le cosmos dans sa totalité harmonieuse, est une œuvre d'art divine (non par son origine, mais par son organisation), il "personnifie" pour ainsi dire le principe final en un moteur situé au-delà du mouvement physique. Il s'agit par conséquent d'une transcendance physique et astronomique, non spirituelle, comme celle du Dieu chrétien. De là à une interprétation panthéiste du type néo-platonicien, il n'y a qu'un pas. Ce pas, Giordano Bruno le fait après la ruine du système de Ptolémée, alors que l'idée du caractère divin des astres est déjà une notion depuis longtemps périmée. Mais on ne peut nier qu'Aristote, tout païen qu'il est, est pénétré d'un sentiment religieux sincère et profond, bien que fort éloigné du mysticisme de sa jeunesse.

La Métaphysique, composé de quatorze livres, est l'œuvre la plus connue d'Aristote. Fondée sur sa conception de la réalité, il y élabore un système du savoir à partir de la question de la Sophia, le savoir philosophique au sens plein du terme qu'il caractérise comme "science des premiers principes et des premières causes". Savoir signifie pour Aristote connaître les causes et les principes. Il passe en revue les réponses données antérieurement par les philosophes du passé, traite des difficultés qui s'opposent à la recherche de la vérité, introduit la distinction entre ce qui est mieux connu relativement au sujet connaissant et ce qui est mieux connu en soi, propose une formulation de l'argument de la régression à l'infini, recense les différentes interrogations (apories) sur la philosophie première, démontre que l'être ne saurait être déterminé comme un genre, pose l'existence d'une science de l'être en tant qu'être. C'est cette science de l'être en tant qu'être qui sera qualifiée dans la scolastique latine tardive d'ontologie. Il donne une sorte de lexique philosophique de trente-quatre termes clés de la philosophie aristotélicienne et s'efforce de situer la philosophie première par rapport aux autres sciences théorétiques, la qualifiant de "science théologique". Il traite aussi de façon complète la question des différentes substances en portant un regard plus attentif sur la substance suprasensible, celle qui peut recevoir le nom de dieu. Il reprend enfin la critique de la doctrine platonicienne des Idées et expose sa théorie des nombres et la manière dont il conçoit le statut ontologique des entités mathématiques. Signalons dans cette œuvre l'admirable groupe des Livres VII, VIII et IX, le dernier surtout, où il fait de la métaphysique un problème de gnoséologie. On comprend alors pourquoi la Métaphysique s'est développée selon deux directions: la première concerne l'étude de l'être en général et traite de ce qu'on peut dire de toute réalité en général, et la seconde concerne l'étude des substances (hypokeimenon, symbebekos, essentia) et traite de la substance divine.

Dans ses dernières années, Aristote, en dehors des études d'histoire naturelle proprement dite, se consacre également à des études historico-politiques sur la constitution des États. De cette série, il ne nous reste que le fragment sur la Constitution d'Athènes. Le monde politique autour de lui est en proie à la plus furieuse tempête menaçant la capitale de l'Hellas classique. Son rêve d'une unification de la Grèce, serait-ce sous la férule de la puissance macédonienne, afin qu'elle prenne la tête de la civilisation, s'évanouit. Dans l'autre camp, celui des "nationalistes" dirigés par Démosthène, on fulmine contre lui, le traître, l'ami d'Alexandre. On porte contre lui, comme contre Socrate, l'habituelle accusation d'impiété. Pour éviter le sort réservé à Socrate, il quitte Athènes afin, dit-il aux Athéniens, de "ne pas pécher deux fois contre la philosophie". Il se retire à Chalcis, dans l'île d'Eubée, bastion de l'influence macédonienne. C'est là qu'il meurt l'année suivante, en 322 avant J.-C., d'une maladie d'estomac dont il souffre depuis longtemps. Son testament se termine ainsi: "Que là où je serai enseveli on transporte les cendres de ma femme Pythias selon qu'elle l'a souhaité. Et quand Nicanor sera heureusement rentré de son voyage, qu'il dédie, pour accomplir le vœu que j'ai fait, à Zeus et à Athéna sauveurs de Stagire, deux statues de pierre de quatre coudées de haut."

Tel est l'homme Aristote, et tel le philosophe que le Moyen Âge chrétien d'Occident a retrouvé pour lui donner la place que l'on sait. La transmission de l'œuvre d'Aristote après la fermeture, en 529, par ordre de Justinien, de l'École d'Athènes, se fait par l'Orient où l'aristotélisme a cherché refuge. Dès le Ve siècle, plusieurs de ses livres sont traduits en langue syriaque. C'est sous cette forme qu'ils arrivent à la connaissance des Arabes et suscitent chez eux, à partir du IXe siècle, traductions et études. Dans le même temps et un peu plus tard, un mouvement analogue se produit chez les Juifs d'Égypte et de Palestine. C'est par ces versions arabes et hébraïques que, après les premières croisades, l'Occident chrétien prend de l'œuvre du philosophe une connaissance plus exacte et plus complète que celle transmise auparavant par les écrits inspirés par l'aristotélisme néoplatonicien qui avait cours jusqu'alors. Puis, dès le début du XIIe siècle, les savants ont en main les textes grecs eux-mêmes qu'ils traduisent en latin. L'une des premières traductions d'ampleur est celle de Guillaume de Moerbeke, utilisée par saint Thomas d'Aquin.

Armando Carlini,

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