Chateaubriand

Biographie
François-René de Chateaubriand
Chateaubriand

Écrivain français, François-René, comte de Chateaubriand, est né le 4 septembre 1768 à Saint-Malo.

Son père René-Auguste, armateur, ne connaît qu'une passion: rendre fortune et considération à la branche déchue de la vieille famille des Chateaubriand qu'il représente. En 1761, il peut acquérir le domaine et le château féodal de Combourg où, en 1775, il prend résidence seigneuriale. Il a épousé Apolline de Bédée, tour à tour mystique et mondaine, trop encline à confier ménage et enfants à des mains mercenaires. François-René, dit "Franchih", est le sixième enfant vivant d'une lignée dont l'aîné, Jean-Baptiste, magistrat et petit-gendre de l'illustre Malesherbes, mourra sur l'échafaud en 1794. Quatre filles suivent: la dernière, Lucile, deviendra la confidente préférée de son puîné.

Emporté d'abord par sa nourrice au village de Plancouet, François-René, de trois ans à sept ans, court les grèves de Saint-Malo avec les "sautereaux" du pays, fils de pêcheurs, de nobles ou de bourgeois. Lecture, écriture, calcul s'apprennent à la diable chez de vieux maîtres privés. Les études secondaires ont lieu au collège de Dol, couronnées par un séjour d'un peu plus d'un an au collège plus important de Rennes, où des prêtres distingués assurent la relève des jésuites en maintenant leurs méthodes.

François affirme des dons précieux pour les lettres. Il achève cependant son cours de mathématiques avec l'intention de devenir "officier de mer". Il est envoyé à Brest pour y subir l'examen probatoire de "garde-marine", mais est vite las d'y attendre l'autorisation des bureaux de Versailles. À Combourg pendant l'été 1783, il déclare sa "volonté ferme d'embrasser l'état ecclésiastique", volonté qui ne résiste pas à un séjour de plusieurs mois au collège ecclésiastique de Dinan, antichambre du séminaire. Il y apprend du moins quelques rudiments d'hébreu.

Suivent deux pleines années (1784-1786) de séjour au foyer paternel, années décisives pour la formation de son esprit et de son cœur. Dans le vieux château féodal, il n'a d'autre distraction que ses méditations, ses lectures, et la compagnie de sa sœur Lucile. Intelligente, sensible, d'une nervosité maladive — elle se suicidera en 1804 dans une crise de dépression nerveuse —, elle partage le désenchantement précoce du jeune rêveur. "Tu devrais peindre tout cela", lui conseille-t-elle au cours de leurs promenades. Il tente des "tableaux de la nature" en des vers encore maladroits mais Lucile a éveillé la conscience de son génie.

Au milieu d'août 1786, le vieux comte, qui décèdera le mois suivant, remet au chevalier un brevet de sous-lieutenant au régiment de Navarre. François-René part pour Cambrai où son bataillon tient garnison. De 1786 à 1791, il achève sa formation au contact de l'armée et de Paris. Sa vie militaire est entrecoupée de congés dits "de semestre" — de trois ou de six mois. Par le crédit de son frère aîné Jean-Baptiste, il découvre les salons parlementaires et quelques cercles littéraires. Présenté à la Cour, il a l'honneur de chasser avec le roi. Le lendemain, il retourne s'enfermer dans sa chambre, esquissant, en fils spirituel de Jean-Jacques Rousseau, le projet d'une vaste épopée se déroulant dans les forêts d'Amérique. Là, croit-il, on trouve encore de véritables "hommes de la nature".

En 1790-1791, il est témoin des premiers excès de la Révolution. D'accord avec son maître Malesherbes, il décide de gagner le Nouveau Monde, se proposant de découvrir le "passage du Nord-Ouest" qui relie les mers polaires à l'Atlantique. Il prépare ce voyage avec soin dans la bibliothèque de Malesherbes. Embarqué le 7 avril 1791 à Saint-Malo sur le brigantin le "Saint-Pierre", il débarque le 11 juillet à Baltimore. Le 10 décembre, il reprend passage à Philadelphie sur un bâtiment qui fait voile vers Le Havre. Comment a-t-il employé ces cinq mois sur la terre américaine?

Les spécialistes en discutent encore au rythme des découvertes de documents nouveaux. A-t-il eu, par exemple, avec George Washington, l'entretien qu'il contera plus tard? On peut lire la relation contenue dans le texte intégral des Mémoires d'outre-tombe, mais ce récit présente des lacunes. Il semble être descendu depuis les lacs du Canada jusqu'au confluent de l'Ohio et du Mississippi, puis séjourné là quelque temps, poussant un certain nombre d'excursions vers Natchez et la Floride. On manque de précisions sur sa remontée vers Philadelphie. Dépourvu d'argent, il apprend par hasard la fuite du roi Louis XVI à Varennes, et se presse de rentrer en France pour rejoindre l'armée des émigrés. L'explorateur Chateaubriand ne rapporte à Malesherbes qu'un vague plan, mais, écrivain, il développe déjà l'esquisse de son "épopée indienne" car son voyage a enrichi son imagination par une vision neuve de la nature et des hommes.

Débarqué au Havre le 2 janvier 1792, Chateaubriand gagne Saint-Malo. Le 21 février, il se laisse marier par sa mère à Céleste Buisson de la Vigne, jeune orpheline que l'on croit riche héritière. Il vit avec elle quelques semaines à Paris puis se rend à Bruxelles en juillet, en même temps que son frère (lequel, rentré imprudemment en France, y périra sur l'échafaud avec Malesherbes, en avril 1794). De Bruxelles, "quartier général de la haute émigration", il part à Trêves où il est incorporé dans une des compagnies bretonnes de l'armée des princes, où gentilshommes et anciens officiers y servent comme simples soldats. Blessé à la jambe pendant le siège de Thionville, malade de fièvre et de dysenterie, mis en congé le 16 octobre, il doit battre retraite seul, pensant plus d'une fois mourir sur quelque talus, à travers le Luxembourg et la Belgique. D'Ostende, une mauvaise barque le mène à Jersey, près d'un oncle émigré qui le soigne et le fait passer avec un maigre viatique à Londres où il arrive le 21 mai 1793.

À Londres, il connaît d'abord, dans un misérable grenier, les extrémités du dénuement et de la faim, vivant de leçons, de traductions pour des libraires. Il commence son Essai historique sur les révolutions. Après un dur hiver, il accepte au printemps 1794, un emploi de professeur de français dans deux écoles bien classées de la petite ville de Beccles (comté de Suffolk). Il donne aussi des "leçons privées" aux jeunes filles des notables et bourgeois de la région, par exemple à Charlotte Ives, fille du pasteur de Bungay. Soigné chez le révérend après une chute de cheval, il commet l'imprudence de se laisser aimer par cette enfant de quinze ans. "Je suis marié", s'écrie-t-il lorsque Mme Ives lui propose de devenir son gendre, et il s'enfuit à Londres. Il y retrouve à la fin de 1796 les épreuves de son Essai, que le libraire Debofle met en vente le 18 mars 1797. Le succès relatif de ce premier ouvrage, "livre de doute et de douleur" dira-t-il, mais "non pas livre impie", lui vaut un début de célébrité dans les salons de la "haute émigration" que de grandes dames — qu'il nomme les "félicités exilées" — tiennent dans l'ouest de la capitale. Il y rencontre Mme de Belloy avec qui, jusqu'aux premiers mois de son retour en France, il entretient une liaison passionnée.

Son ancien ami Fontanes, gagné aux idées religieuses que l'on professe en ces milieux élitistes, est auprès de lui lorsqu'il apprend, en juin 1798, par une lettre de Jersey, la mort de sa mère, première étape de ce qu'on appellera sa conversion. Une lettre de sa pieuse sœur Mme de Farcy, en septembre, lui confirme la nouvelle. Mme de Farcy meurt elle-même en juillet 1799. À cette date, Chateaubriand, pour répondre à la publication sacrilège du poème de Parny, La Guerre des dieux, entreprend d'écrire "un petit ouvrage très chrétien" intitulé Des beautés poétiques et morales de la religion chrétienne. Cet ouvrage grossit vite sous sa plume et comporte bientôt deux volumes. Le premier est imprimé lorsque, au printemps de 1800, à l'appel de Fontanes rentré à Paris, Chateaubriand décide audacieusement de rompre son exil.

Le 6 mai 1800, sous le nom d'emprunt d'un Suisse, Lassagne, il "aborde à Calais avec le siècle". Fontanes, ancien proscrit du Directoire, est installé depuis le coup d'Etat de Brumaire dans la faveur de Lucien Bonaparte et de Mme Elisa Bacciochi, frère et sœur du Premier consul. Il promet à Chateaubriand la puissante protection de ses protecteurs. C'est ainsi, dans l'atmosphère bienveillante de la haute société consulaire, que pendant quatre ans se développe la carrière littéraire de François-René de Chateaubriand.

Il l'inaugure en publiant le 22 décembre 1800 dans le Mercure de France, acquis et rénové par Fontanes et ses amis, une Lettre sur la seconde édition de l'ouvrage de Mme de Staël, c'est-à-dire sur De la littérature. Il y déclare: "Ma folie à moi, c'est de voir Jésus-Christ partout, comme Mme de Staël la perfectibilité […] J'ai le malheur de croire, avec Blaise Pascal, que la religion chrétienne seule explique le problème de l'homme." De ce principe ainsi affirmé doit sortir toute son œuvre. À Paris, il sent se fortifier tous les élans et tous les choix issus de sa conversion.

Par Fontanes, il rencontre le délicat philosophe platonicien Joseph Joubert et par lui la comtesse Pauline de Beaumont, fragile jeune femme réchappée par miracle, avec une santé compromise, des tourments de la Révolution. Dans son "salon bleu" se rassemble un groupe d'amis du Premier consul appliqués à la restauration de l'ordre religieux. Bientôt aimé de Pauline, Chateaubriand peaufine près d'elle le grand ouvrage presque terminé en Angleterre. Mais d'abord, comme un "ballon d'essai", il en détache un épisode significatif, Atala, qui paraît début avril 1801. L'immense succès de cette "petite histoire américaine" met d'un coup son auteur à la mode.

Pendant l'été 1801, enfermé avec Pauline de Beaumont dans une agréable maison de Savigny-sur-Orge où Joubert et leurs amis viennent les voir, Chateaubriand termine enfin son grand ouvrage. Avec un sens remarquable de l'opportunité, les cinq volumes du Génie du christianisme sont publiés le 14 avril 1802, quatre jours avant que le bourdon de Notre-Dame sonne les Pâques du Concordat: apologie inattendue, toute sentimentale et esthétique, dont le sous-titre indique bien l'inspiration: Génie… ou Beautés de la religion chrétienne. Avec Atala, un second épisode, René, sert d'imagerie démonstrative au chapitre "Du vague des passions". Ces deux petits romans "édifiants et chrétiens" seront réunis en 1805 en un seul volume de "format élégant et commode". René va révéler, enseigner, propager le "mal du siècle". La seconde édition du Génie du christianisme (1803) est précédée d'une dédicace au "Citoyen Premier consul", pour qui "trente millions de Français prient au pied des autels qu'il leur a rendus".

En 1803, le Consul paye sa dette en nommant l'auteur premier secrétaire d'ambassade à Rome, où le chef de la mission est le cardinal Fesch, son oncle. En octobre, Pauline de Beaumont, pauvre "hirondelle" blessée, le rejoint pour mourir bientôt, le 4 novembre, entre ses bras. Cette visite funèbre semble accentuer les différends surgis dès le début entre le secrétaire et l'ambassadeur. Le cardinal ayant demandé le rappel de son subordonné, Bonaparte nomme celui-ci ministre de France au Valais. C'est un avancement.

Chateaubriand, revenu à Paris, publie dans le Mercure de France sa Lettre à M. de Fontanes sur la campagne romaine. Il appelle auprès de lui sa femme demeurée jusqu'alors en Bretagne, et qui désormais ne le quittera plus, puis prépare son départ pour la Suisse. Mais sa conscience monarchiste est réveillée par l'exécution du duc d'Enghien. Le jour même, par l'intermédiaire du ministre Talleyrand, il envoie au Consul sa démission, motivée en apparence par la santé de sa femme. Mais le maître n'est pas dupe. Lié désormais par l'honneur au sort de Louis XVIII et de la monarchie légitime, Chateaubriand ne sera plus pendant dix ans qu'un opposant.

Un nouvel ouvrage, à la fois poétique et religieux, a été conçu par lui à Rome en 1803 et commencé à Paris dès 1804. Il s'appelle alors Les Martyrs de Dioclétien, simple récit historique où, sous le nom du héros Eudore, Chateaubriand se transpose lui-même dans le passé. L'intrigue doit se développer à Rome, en Grèce, en Crète et en Palestine. Fut-ce seulement afin d'en rapporter les "couleurs" de ses tableaux que René-Eudore, en juillet 1806, s'embarque à Venise pour la Grèce et l'Orient? Un passage longtemps retranché de ses Mémoires confesse qu'un autre sentiment le pousse aussi "aux pays de l'aurore". La romanesque Nathalie de Noailles pour laquelle, abandonnant Delphine de Custine (qui dès la fin de 1802 a succédé dans son cœur à Pauline de Beaumont), il conçoit une passion de "délire" et de "folie", lui a assigné rendez-vous à Grenade. Elle semble avoir exigé qu'il accomplît d'abord le pèlerinage, alors périlleux, en Grèce et aux Lieux saints comme une sorte d'exploit chevaleresque, afin de la mériter.

Rentré à Paris le 5 juin 1807, après une longue et fatigante randonnée dont il contera les péripéties dans l'Itinéraire de Paris à Jérusalem, Chateaubriand publie dans le Mercure, dont "une suite d'arrangements vient de le faire seul propriétaire", un article imprudent qui courrouce l'Empereur. Le Mercure est supprimé contre le versement d'une indemnité, son propriétaire exilé à deux lieues au moins de Paris. Avec son indemnité, il achète "une chaumière" à Châtenay, la Vallée-aux-Loups, qui restera pendant près de dix ans sa résidence favorite. Il la restaure, la développe, en dessine le parc qu'il plante de ses arbres préférés et d'essences exotiques, souvenirs de ses voyages.

Repris et remaniés, Les Martyrs sont élargis jusqu'à la dignité d'une épopée chrétienne. Le ciel et l'enfer y participent. Sous cette forme définitive, destinée à justifier le "merveilleux chrétien", ils paraîssent le 27 mars 1809, avec le sous-titre: "ou le triomphe de la religion chrétienne". Leur insuccès relatif afflige Chateaubriand. Au printemps 1811, l'ltinéraire de Paris à Jérusalem ne lui vaut que des éloges. Le 20 février, il est élu de justesse à l'Académie française au fauteuil laissé vacant par le décès de Marie-Joseph Chénier, mais il se refuse à corriger le discours trop libéral préparé pour sa réception. C'est accepter de n'être jamais reçu solennellement.

Les deux années suivantes, il s'occupe de deux œuvres importantes, dont la seconde seule sera pleinement réalisée. D'une part, ayant constaté que l'histoire de la France "est encore tout entière à écrire", il se propose de la "refaire". D'autre part, il forme le projet (apparu dès 1803) de se raconter lui-même directement en des Mémoires qu'il appellle alors les "Mémoires de ma vie". Les deux desseins ont reçu l'approbation formelle de la duchesse de Duras apparue dans son existence en 1809, qu'il nomme "chère sœur", et qui, avec un dévouement infatigable, s'institue son égérie politique jusqu'à sa mort en 1828.

Chateaubriand déclare lui-même que la chute de l'Empire marque la fin de sa carrière littéraire. Avec la Restauration, sa carrière politique commence. Il l'inaugure dès les premiers jours d'avril 1814 par un pamphlet injuste et magnifique, De Buonaparte et des Bourbons, où la haine s'extravase souvent en poésie. Pair de France, ambassadeur en Suède (non résident), ministre d'État, défenseur des "ultras", il publie un traité de politique constitutionnelle en septembre 1816: La Monarchie selon la Charte. Pour y avoir protesté dans un Post-Scriptum hardi contre le renvoi de la "Chambre introuvable", il est rayé de la liste des ministres d'État et privé de ses pensions.

Après avoir été l'âme de la revue Le Conservateur, publiée par ses amis politiques, il rentre en faveur avec eux et, du 1er janvier 1821 au 6 juin 1824, Chateaubriand semble atteindre le sommet de ses ambitions: il est successivement ministre plénipotentiaire à Berlin, ambassadeur à Londres, le poste alors le plus en vue de la diplomatie française, délégué au congrès de Vérone, où il noue des relations personnelles avec le tsar Alexandre Ier, enfin ministre des Affaires étrangères, avec mission d'appliquer le programme de l'intervention exclusive de la France dans la guerre contre les républicains espagnols, décidée par la Sainte-Alliance. "Ma guerre d'Espagne!…" dira-t-il plus tard en se targuant d'avoir réussi là où Napoléon avait échoué.

Le 6 juin 1824, ses dissentiments avec Villèle s'étant accentués, il reçoit une brutale ordonnance de destitution, "chassé du ministère comme un laquais". Il entame aussitôt une campagne implacable dans le Journal des débats, campagne qui, en décembre 1827, finit par amener la chute de Villèle. Lors de la constitution du ministère Martignac — lequel, sans les préventions de Charles X, aurait pu être un ministère Chateaubriand —, il accepte l'ambassade de Rome, refuge, pour lui, de poésie, dont il se démet courageusement en août 1828 lorsque Polignac est appelé au pouvoir. Perspicace, il refuse d'avance de "participer au malheur de la France". Le 7 août 1830, il descend pour la dernière fois de la tribune de la Chambre des pairs, après avoir, dans un discours d'une violence calculée, défini les raisons qui l'empêchent de servir la monarchie "bâtarde" issue des journées de juillet. Les jours suivants, Chateaubriand se dépouille de toutes ses charges et pensions pour n'être plus qu'un écrivain indépendant.

La publication de ses Œuvres complètes (de 1826 à 1831) lui permet non seulement d'enrichir chacun de ses livres d'une introduction substantielle, mais d'y ajouter des ouvrages encore inédits: l'épopée de sa jeunesse, Les Natchez, retouchée dans son âge mûr, les Aventures du dernier Abencerage, nouvelle espagnole contemporaine de l'ltinéraire, Le Voyage en Amérique. Dans ses rares loisirs. Chateaubriand continue en outre son Histoire de France, grand projet avorté, dont les Études historiques, malgré des fragments souvent admirables, ne donnent en 1831 qu'une très insuffisante idée.

Pendant cette période, une amitié féminine éclaire et bientôt domine sa vie. Juliette Récamier sait transformer en amitié amoureuse un amour auquel de 1818 à 1820 elle a accordé des satisfactions jusqu'alors refusées par elle à tant d'autres. Dans le salon littéraire et politique qu'elle tient au couvent de l'Abbaye-aux-Bois, rue de Sèvres, où les revers financiers de son mari banquier l'ont contrainte de se réfugier dès 1819, elle ménage un rôle de plus en plus prépondérant à François-René vieillissant. Depuis 1826, il habite rue d'Enfer, dans un pavillon attenant à l'"Infirmerie de Marie-Thérèse", asile qu'avec sa femme il a fondé pour recueillir de vieux prêtres et de vieilles dames nobles trahis par la fortune. Il le quitte en 1828 pour habiter un appartement de la rue du Bac presque voisin de l'Abbaye. Après 1830, chaque après-midi, il vient au salon de Mme Récamier présider avec elle le cercle d'admirateurs choisis que, pieuse vestale de son culte, elle sait réunir, maintenir, entretenir et renouveler autour de lui.

Par fidélité aux Bourbons exilés, Chateaubriand reprend d'abord sa plume de journaliste politique. Ses pamphlets publiés sous forme de brochures et dont le plus vivant s'intitule: Madame, votre fils est mon roi! défendent la cause de la duchesse de Berry et de Henri V. Membre à Paris du conseil politique de la duchesse, il est arrêté en juin 1832 et subit une détention préventive d'une quinzaine de jours dans les appartements du préfet de police. Un non-lieu est rendu. À deux reprises, en 1833, il tente d'arranger, en qualité d'ambassadeur extraordinaire et secret, les différends de famille survenus entre sa mandataire et Charles X. Deux voyages — le second avec un détour par Venise dont il découvre la poésie pendant un séjour de quelque dix journées — le mènent jusqu'à Prague. Le château de Hradshin abrite l'exil du vieux roi. Il n'obtient rien, et se lasse. Il parle souvent alors de s'exiler lui-même en Suisse ou en Italie, pour y achever, avec son existence, son œuvre capitale.

Cette œuvre, les "Mémoires de ma vie" devenus Mémoires d'outre-tombe à partir de 1832 — œuvre conçue à Rome en 1803 auprès du sépulcre de Pauline de Beaumont, commencée en 1809 et terminée en 1841 —, est l'occupation principale de sa vieillesse. Il la reprend entièrement et la transforme. Divisé en cinquante "livres" et quatre "parties", les Mémoires d'outre-tombe forment alors un livre unique en son genre par son mélange de réel et d'imaginaire, par son investigation psychologique continue et profonde, par sa langue la plus riche et son style d'une extraordinaire variété, enfin par ses admirables portraits et descriptions qui sont parmi les plus belles de la littérature française. Les 2000 pages de récit s'achèvent par une récapitulation où l'écrivain se plaît à souligner les contrastes de sa vie: "Je me suis rencontré entre deux siècles comme au confluent de deux fleuves." C'est à ces Mémoires qu'il entend confier le soin de le transmettre à la postérité. Au printemps 1834, pour un auditoire choisi où figure Sainte-Beuve, Mme Récamier organise à l'Abbaye une série de "lectures" révélant la première partie de l'ouvrage et les livres de la quatrième partie qui relatent les deux "courses" à Prague. En 1836 (année où il publie Essai sur la littérature anglaise), une "société par actions", comprenant mille six cents actionnaires, achète la propriété des Mémoires qu'elle doit publier seulement après la mort de l'auteur, sous condition de lui servir une pension viagère. Pour qu'elle augmente cette pension, Chateaubriand consent, dès 1838, à lui laisser publier les deux volumes du Congrès de Vérone détachés du manuscrit.

En novembre 1841, Les Mémoires d'outre-tombe sont terminés, non leurs tribulations. En 1844, la "Société propriétaire" ayant vendu à La Presse d'Émile Girardin le droit de publier son œuvre en feuilleton dès qu'il aurait fermé les yeux, Chateaubriand impose de prudentes révisions à son texte — trois au moins dont la dernière en 1847. Pour satisfaire aux scrupules de plus en plus exigeants de sa femme, de Mme Récamier et de leurs amis, il lui inflige aussi d'importantes mutilations (jugements politiques, pages de lyrisme et de fantaisies, comme celles du "séjour à Venise", etc.). En 1848-1850, les exécuteurs testamentaires introduisirent à leur tour dans le texte des adoucissements et pratiquent des coupes complémentaires, entre autres de la division en "livres et en parties". Si bien que dans La Presse et dans l'édition originale les Mémoires ne présentent plus qu'une confuse succession de chapitres. Ce n'est qu'en 1948, dans l'édition dite "du centenaire", qu'ont été restaurés les cinquante livres distribués en quatre parties, du texte tel qu'il existait en 1841.

En 1844, Chateaubriand fait paraître une dernière œuvre, la Vie de Rancé, comme pour jeter une suprême lamentation. En racontant les misères et les grandeurs du réformateur de la Trappe, il réussit à se raconter encore lui-même en un style plein de ténèbres et d'éclairs, qui parfois se souvient de Saint-Simon et parfois semble annoncer, par-delà même le symbolisme, les audaces modernes.

Ses dernières années, tourmentées par les douleurs et les impotences d'un rhumatisme goutteux, sont amères et désenchantées. Mme de Chateaubriand meurt en février 1847. Mme Récamier est affligée d'une cécité presque complète. Toujours habité d'une âme aventureuse, le grand vieillard accomplit ses deux derniers voyages pour répondre à l'appel de son "jeune roi" Henri V: l'un à Londres en 1843, l'autre en 1845 à Venise.

François-René de Chateaubriand s'éteint à Paris le 4 juillet 1848, à l'âge de 79 ans. Conduit à Saint-Malo, il est mené le 19 juillet jusqu'au tombeau creusé en plein roc à la pointe de Grand-Bé, où il a souhaité prendre son repos.

Maurice Levaillant,

Chateaubriand en librairie

Copyright © La République des Lettres, Paris, mercredi 4 décembre 2024
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