Entre intransigeance néo-réaliste et trouble baroque, entre idéologie et imaginaire, à l'heure précise où tout bascule, c'est-à-dire où une époque change de poétique… nous sommes en 1965. Un couple exceptionnel part en voiture à la recherche de "la Bombe", la mythique pétroleuse romaine. Ce sont Pasolini et Fellini. Ils ne la trouvent pas; mais après cet étrange voyage Pasolini écrit un extraordinaire portrait, inédit jusqu'à présent en France, du réalisateur de Rimini. Ensuite Fellini, par delà la mort et les malentendus professionnels et idéologiques, répond à son ami disparu.
Je me rappellerai toujours cette matinée où j'ai connu Fellini, une matinée "fabuleuse" selon son tropisme le plus familier. Nous sommes partis ensemble dans sa voiture massive et molle, ivre et très précise, tout comme lui-même, en quittant la Piazza del Popolo, et de rue en rue, nous sommes arrivés en rase campagne. Avions-nous pris la Flaminia ? l'Aurelia ? la Cassia ? La seule chose physiquement certaine était qu'il s'agissait bien de la campagne avec des routes goudronnées, des distributeurs d'essence, quelques femmes, quelques jeunes paysans en vélo et une immense ceinture de verdure baignée de soleil encore froid, qui recouvrait tout. Fellini conduisait d'une main, et éraflait çà et là des bouts de paysage, risquant sans cesse d'écraser les jeunes ou d'atterrir dans le fossé tout en donnant l'impression qu'en réalité une telle chose était impossible. Il conduisait la voiture comme par magie, comme s'il la tirait et la tenait suspendue à un fil. Avec une main posée sur le volant de la voiture donc, maternelle comme une vieille peau et concentrée comme un alchimiste, de l'autre il se tirait et s'enroulait les cheveux, en utilisant son index comme un tour ou un fuseau. Ainsi il me racontait en m'entraînant dans cette campagne noyée dans la suprême et meilleure douceur de la prime saison, l'intrigue des Notti di Cabiria. Et moi, chaton péruvien auprès du gros matou siamois, j'écoutais, un livre d'Auerbach dans la poche.
Je ne comprenais pas encore Fellini. Je croyais identifier en tant que limitation ce qui par la suite s'est avéré être chez lui une immense et totale vertu.
Imaginez un immense escargot, aussi grand qu'une ville — Knossos ou Palmyre — où vous pénétrez comme l'un des héros de Rabelais: à l'intérieur vous ne découvrez, au début, que des choses décevantes, comme un pompiste ou une petite pute qui fait le trottoir en tenue de bande dessinée: vous éprouvez un sentiment de disproportion entre l'immensité du lieu et la mesquinerie du concret-sensible qui s'y trouve mais ensuite peu à peu vous vous apercevez que l'escargot-labyrinthe digère et assimile tout dans ses entrailles, horribles et radieuses, vous aussi, si vous n'y prenez garde.
La "forme" humaine que possède en propre Fellini vacille sans cesse: elle tend à se rétablir et à se reconstituer sur le dernier modèle qui l'a "suggestionnée". Une énorme tâche qui selon l'imagination peut ressembler à un poulpe une amibe agrandie au microscope une ruine aztèque un chat noyé. Mais il suffit d'un léger coup de vent d'ouest, d'un dérapage de la voiture, pour tout remélanger et retransformer ce monceau en homme: un homme très doux intelligent malin et effarouché avec deux oreilles créées dans le plus parfait laboratoire d'appareils acoustiques et une bouche qui répand autour d'elle les phonèmes les plus curieux jamais nés du croisement des dialectes de Rome et de la Romagne. Cris, exclamations, interjections, diminutifs, tout l'attirail pré-grammatical hérité de Pascoli.
Je redoutais, d'après son article sur les Notti la disproportion entre le concret-sensible de ton, de cadre et de goût réaliste, et l'imaginaire d'origine presque surréelle, bien que transformé par l'humour. L'ayant noté, je le lui dis le soir suivant (nous étions toujours dans le ventre de sa voiture arrêtée et éclairée dans une grande allée tout bête, là où pouvait s'être amarrée la grande "tapineuse" que nous recherchions, la Bombe). Il m'écoutait blotti, recroquevillé sur un siège rouge, tel une poule couveuse ou tel la Madone del Manto, avec ses grosses joues, ses yeux bistrés où s'imprimait tantôt l'attention lumineuse, tantôt l'angoisse, comme une teinte plus opaque, qui le rendait par moment tellement humain, avec sa rétine, sa pupille noisette, qu'il en devenait presque drôle et extrêmement chaleureux quand, par exemple, il était pris de timidité devant mon Auerbach.
Nous n'avons jamais trouvé la Bombe, bien que nous ratissions toutes ces allées qui serpentent et s'enroulent autour de la Passeggiata Archeologica, avec ses grappes de rouges putains éclairées de biais par les feux des voitures et ses malfrats, par cliques ou solitaires, à califourchon sur les murs, leur petit cul cambré et le col du blouson gracieusement relevé autour de leurs têtes soignées comme des gâteaux de mariage, la raie droite et blanche, les frisettes, la banane au vent.
La Bombe fut pendant de nombreuses nuits notre unique but: la retrouver, en train de racoler parmi les arbres des allées ou au Colisée ou entre les portails de la Piazza Cavour, n'était pas loin d'avoir acquis une signification symbolique. En réalité, la trouver, nous ne le voulions pas vraiment, et nous ne l'avons pas trouvée. La Vérité doit rester cachée, intérieure et idéale.
A sa place nous avons trouvé de nombreuses reproductions des aspects terrestres et quotidiens de la Vérité. A foison. Et moi, donc, je croyais que la Vérité était une et commune à nous deux: ou du moins qu'il y avait en nous et entre nous une zone franche ou l'accueillir ou la reconstruire ou l'analyser ensemble.
Dans le scénario que j'avais lu, je sentais le danger qui est pourtant resté présent dans ce chef-d'oeuvre qu'est La strada: la coexistence d'une réalité "réelle", vue avec amour et plénitude (le monde de l'Italie des Apennins, avec paysages et figures, petites places et champs, soleils et neige, épisodes en style "humilis" voire même "piscatorius", gens de tous les jours, paysans et putains: bref le monde, le monde "tout court") et une réalité stylisée (la réalité de Gelsomina, et, en partie, du Matta): la coexistence de l'invention pure et d'un a priori stylistique de la poésie et du "poétique". Le problème était d'obtenir l'amalgame: élever un peu le Milieu vers Cabiria et rabaisser un peu Cabiria vers le Milieu.
Je croyais que cette opération pouvait se produire en Fellini à travers les voies rationnelles de la critique et même de… l'historiographie. En réalité Fellini, avec son oreille ultra-fine, devait m'écouter avec la patience avec laquelle on écoute un fou et bien évidemment il me donnait raison, feignant d'être très absorbé par le problème esthétique ainsi présenté. Mais Fellini n'est pas un novateur conscient du goût néo-réaliste en tant que moment culturel et historique: son innovation est d'autant plus violente et explosive qu'elle inconsciente et non engagée.
Il se greffe sur le mouvement néo-réaliste à travers l'apprentissage technique: en tant que tel, il est totalement immergé dans l'action, se brûlant dans un excès de lumière. Plongé dans son domaine particulier, Fellini, déjà là en cette circonstance, n'était pas en mesure d'observer — et donc ne voulait pas le faire — l'horizon général d'une culture en développement. Les données du développement lui tombaient directement du ciel, prenaient forme en son âme. Fellini a appris l'existence d'une réalité et du réalisme par un procès immédiat et non pas problématique. Rossellini a pu l'influencer dans ce sens l'amour pour la réalité est plus fort que la réalité, l'organe qui voit et qui connaît demeure immensément dilaté par la suractivité de la vue et de la connaissance.
Le monde réel des films de Rossellini et de Fellini est transfiguré par leur excès d'amour pour la réalité. Aussi bien Rossellini que Fellini mettent dans la représentation, dans le cadrage, une telle intensité d'amour pour le monde cerné par l'oeil — oeil mille fois oeil — de la caméra, brutal et obsessionnel, qu'ils suscitent souvent tragiquement l'impression d'un espace en trois dimensions (rappelez-vous cette séquence où les Vitelloni rentrent la nuit en donnant des coups de pieds dans une boîte): même l'air est photographié.
A l'heure qu'il est, Fellini a une fonction miraculeuse, celle de sauver le néo-réalisme, justement grâce à ses vices, de le rendre efficace dans ses formes marcescentes et fascinant dans ses obsessions stylistiques.
Renouveler consciemment le néo-réalisme, en reconnaissant les reviviscences, les résidus, les erreurs, semblerait impossible actuellement, justement à cause de l'absence d'une conscience culturelle pleine — et en l'espèce à cause du laisser-aller politique provenant d'une nouvelle théorie nationale et de la déception succédant à l'enthousiasme dans le camp de l'opposition marxiste.
Fellini, disions-nous, n'est pas un novateur conscient de principes stylistiques. Sa conscience stylistique est immense, voire même excessive, monstrueuse même, mais elle est complètement immergée, enfouie, dans son monde intérieur et son sens de la technique.
Du néo-réalisme, il a à la fois pris les vertus et les vices, la fraîcheur et la vieillesse, le charme et la pacotille: et il a tout fait exploser au nom de son amour de la réalité qui est non seulement pré-réaliste mais également préhistorique. Mais qu'est-elle donc, cette réalité, pour Fellini ? Je dirais que c'est une composition sur un ton à la fois fascinant et pathétique de mille détails de la réalité: dans des aspects de la nature jusqu'aux concrétions désormais moribondes d'une civilisation, et aux produits sociaux — mais ceux-ci exprimés sous une forme extrême et immédiate pour obtenir un maximum d'actualité, de proximité et d'évidence — tous modalités et aspects de la superstructure sociale et des moeurs plutôt que de la structure et de l'Histoire.
Et en effet, cette réalité sociale (regardez les Vitelloni et les Bidonisti) aimée d'un amour sensuel et exclusif est sans cesse contredite dans sa rationalité, dans sa norme, par la prédominance de personnages extraordinaires, marginaux, extravagants: de petits êtres inutiles et oubliés qui déchaînent de violents courants d'irrationalité dans le monde pourtant violemment vrai et plausible qui les entoure. La réalité de Fellini est un monde mystérieux- horriblement hostile ou éperdument doux- et l'homme de Fellini est une créature tout aussi mystérieuse qui vit à la merci de cette horreur ou de cette douceur.
Telle était Gelsomina. Et telle est, réalisée beaucoup plus poétiquement, Cabiria.
Un styliste appellerait le réalisme de Fellini "réalisme créatural", un réalisme typique de la vitalité des moments de transition: il y manque une idéologie unique et absolue sur laquelle développer et intégrer le monde de la création artistique et il y manque par conséquent, toute certitude de pouvoir communiquer et connaître.
De nos jours le monde objectif, historique et social est divisé: ses théologies morales ont deux directions: il y a non seulement un rideau géographique qui le déchire — immense tente — et s'insinue d'idée en idée, d'oeuvre en oeuvre, de système en système. Ne pouvant se partager en deux et ne pouvant être tout d'un côté ou de l'autre, il semble donc qu'il ne reste plus à l'homme moderne dans cet interrègne, d'autre possibilité de réalisme que celui-là, la créature seule et perdue dans son désespoir et sa jouissance au sein d'un monde mystérieux. Qui est d'ailleurs un moment pré-religieux, ou religieux en profondeur.
Fellini représente ce moment de notre histoire, et je le répète, avec d'autant plus de violence, d'évidence et de charme qu'il y a été amené plutôt par son instinct que par sa conscience (par ailleurs, énorme et anormalement doué dans le domaine technique, dans la magie du ton).
Avec cette sécrétion calcinée, gangrenée et précieuse comme une perle, avec ce bubon diamantifère, j'ai travaillé quelques semaines, toujours emporté dans l'équivoque dont je parlais: ensuite peu à peu, j'ai compris que Fellini est une savane pleine de sables mouvants, qui nécessite qu'on y pénètre, soit à l'aide du guide noir de la mauvaise foi, soit de l'explorateur blanc de la rationalité, mais que ni l'un ni l'autre ne pouvaient suffire, et que le territoire resterait inexploré si le même Fellini ne nous envoyait, pour nous servir de guide, distraitement et comme par hasard, un petit oiseau magique, un grillon savant, un papillon sorti de Pascoli. Ainsi j'ai pu enfin établir notre relation. Mais peut-être n'était-ce pas nécessaire: de toutes les façons Fellini prend ce dont il a besoin chez ses collaborateurs qu'ils comprennent ou qu'ils ne comprennent pas. Tu parles, tu écris, tu t'enthousiasmes lui, il s'en amuse, et silencieusement puise dans le fond.
Pier Paolo Pasolini,
15 juin 1994
A quelle occasion avez-vous connu Pasolini ?
Je l'ai appelé après avoir lu Ragazzi di vita pour lui témoigner mon enthousiasme il a été très sympathique, il a parlé en termes flatteurs des Vitelloni, de La strada. Seulement plus tard, quand le scénario de Le notti di Cabiria a été prêt, j'ai cru bon de le lui faire lire pour lui demander des conseils linguistiques sur certaines façons de parler argotiques. Le rendez-vous était au bar Canova à Piazza del Popolo. Je l'ai vu arriver et il m'a tout de suite paru très sympathique avec son petit visage poussiéreux de jeune maçon, un petit visage de prolétaire, de poids coq, de boxeur de banlieue. Il a accepté la proposition de collaboration avec enthousiasme, une qualité qui me l'a tout de suite rendu familier. C'était un homme généreux, immédiat. Et nous sommes partis dans ces promenades qu'il décrit si bien.
Pasolini décrit "la forma Fellini" de différentes façons: un poulpe, une amibe grandie, une ruine aztèque, un homme très doux, très intelligent, très malin et effarouché, un matou siamois, un escargot-labyrinthe qui assimile tout. En lequel de ces êtres vous reconnaissez-vous ?
En tous — euh, un peu moins dans l'escargot géant -, mais d'un point de vue littéraire, de la part d'un poète comme l'était Pier Paolo Pasolini, je les accepte. Certes, nous sommes un peu tous de gros escargots, il avait lui aussi quelque chose de très avide dans les yeux, de très attentif, une curiosité fervente, inépuisable. La qualité que j'ai toujours appréciée chez lui était sa capacité d'être un artiste qui absorbe, assimile, transforme alors qu'en même temps une partie de son cerveau semblait fonctionner comme un laboratoire très précis, très attentif, où ce que l'artiste avait créé était évalué, jugé, généralement avec approbation. D'être à la fois créateur et critique très pénétrant, implacable à propos de ce qu'il avait inventé. Une qualité, cette inépuisable présence critique, qui par exemple me fait complètement défaut.
Racontez encore quelque chose de vos randonnées nocturnes à la recherche d'atmosphères et d'inspirations pour Cabiria.
J'errais avec lui dans des quartiers plongés dans un silence inquiétant, des banlieues infernales aux noms évocateurs, Chine médiévale, Infernetto, Tiburtino III, Cessati Spiriti. Il me conduisait comme s'il était Virgile et Charon à la fois, il ressemblait d'ailleurs aux deux mais aussi à un shérif, un petit shérif qui allait surveiller des endroits très familiers. Il riait de mes alarmes, il était là avec le sourire de celui qui en a vu d'autres, qui a vu pire, et qui souhaite même que le pire puisse encore se produire, d'un instant à l'autre, surtout pour satisfaire son ami, hôte et touriste. De toute façon il était là pour expliquer et pour défendre, shérif renommé. De temps en temps, de certaines fenêtres, de certaines portes, de certains sombres recoins surgissaient d'imprévisibles présences de jeunes garçons qu'il se complaisait à fréquenter comme si nous étions en Amazonie, au milieu d'êtres fantastiques, sauvages, antiques…
Vous a-t-il jamais donné l'impression d'une personne qui avait peur de quelque chose ?
Pour le peu que je le connaissais, il m'avait l'air d'une personne qui s'enivrait même du danger conçu sous son aspect diabolique, inconnu, exaltant.
Vous avez raconté la première impression que vous avez eue de lui. Et la dernière ?
Dans les derniers temps il portait des lunettes noires, s'habillait comme un personnage de film de science-fiction d'aujourd'hui, genre Terminator, avec des blousons en cuir. Et puis il était devenu plus silencieux, il tendait à l'immobilité. Je me souviens qu'une fois à Saffa Paltino il est resté assis, immobile et silencieux, pendant des heures, sur une petite chaise inconfortable. Nous nous étions dits bonjour avec grande effusion, nous serrant dans les bras l'un de l'autre, parce que notre amitié nous rappelait un peu comme l'école, et avait besoin du contact physique. Je voyais avec plaisir que notre amitié était intacte même si quelques petits épisodes auraient pu nous éloigner.
De quoi s'agit-il ? Qu'était-il arrivé ?
Cela eu lieu lorsque, tout à fait inconsidérément, j'avais convaincu le vieil Angelo Rizzoli de fonder une maison de production qui s'appelait "Federiz" où le "z" représentait Rizzoli et "Federi" Federico. La Federiz avait pour ambition d'aider de jeunes réalisateurs à faire leurs débuts. En réalité tout ce que j'ai réussi à faire pour cette société a été de trouver un bureau et de le décorer. Pendant des mois je me suis amusé à transformer ce lieu en vieux couvent ou en auberge des Trois Mousquetaires. Il a accueilli pendant dix mois tous les sans travail de Cinecitta. En plus il y avait là tout près, via della Croce, le restaurant Cesaretto, et vers une heure c'était facile de se faire porter quelques plats c'était devenu un self plus qu'autre chose. Mais les premiers mois il y avait un grand enthousiasme et j'étais convaincu, moi aussi, que je produirais beaucoup de beaux films, ce qu'ensuite d'autres ont fait. Il cochesito de Marco Ferreri, Il posto de Ermanno Olmi et Accattone de Pasolini. Pier Paolo espérait beaucoup pouvoir débuter comme réalisateur. Le scénario était superbe et il a demandé de pouvoir tourner des bouts d'essai. Il a fallu vaincre les résistances de Rizzoli et de l'autre associé, Clemente Fracassi, très efficace mais tendant à être pessimiste et catastrophique en faisant les comptes. Quant à moi je jouais le producteur et plus encore qu'optimiste j'étais irresponsable. Pier Paolo fit les essais et moi, influencé par les avis négatifs de Rizzoli et de Fracassi, outre une vision trop personnalisée des choses, j'ai jugé et j'ai commis une erreur.
Comment cela s'est-il terminé ?
J'ai été contraint de dire à Pier Paolo non pas la vérité, mais qu'il valait mieux attendre. Mais intelligent comme il l'était, il a tout de suite cru comprendre qu'il y avait des résistances de mon côté aussi, ce qui n'était pas vrai, et en souriant avec un voile de tristesse, il m'a dit: "Je ne peux certainement pas faire du cinéma comme tu le fais." Heureusement il a tout de suite rencontré Alfredo Bini et leur association a marché j'ai essayé de me faire pardonner pour avoir pris les distances, j'ai même surévalué exagérément le film, et surtout j'ai tout fait pour l'affranchir du blocage de la censure. Pasolini a écrit à cette occasion un article dans Il giorno où il racontait toute l'histoire avec honnêteté, beaucoup d'acuité et même un peu d'humour, ce qui ne rentrait pas toujours dans ses cordes. Dans cet article il m'a qualifié d'"élégant archevêque" pour la façon que j'ai eue, pleine de gêne, de lui faire part de la mauvaise nouvelle sur son film.
Et "la Bombe" que vous avez vainement cherchée ensemble, existait-elle réellement, ou n'était-ce là qu'un de vos fantasmes ?
C'était une vieille racoleuse à propos de laquelle j'avais entendu fabuler Ercole Patti les premiers temps de mon arrivée à Rome. En réalité on l'appelait "Bombe atomique" et on en parlait dans un mythique café nocturne qui se trouvait près du Messagero. J'allais au journal la nuit avec un rédacteur sportif légendaire qui collaborait avec le Marc'Aurelia. J'aimais cette vie de journaliste telle que je l'avais imaginée à Rimini, comme dans les films américains, lorsque Fred Mac Murray arrive à la rédaction, jette son chapeau de loin et atteint le portemanteau. Donc une nuit en sortant à une heure du Messagero et en remontant vers la Piazza Barberini, j'ai vu la "Bombe". C'était une espèce de montgolfière tout habillée de blanc. Elle descendait la rue en marchant au centre, ni sur un trottoir, ni sur l'autre, vraiment en plein milieu. C'est cette apparition qui a suscité toutes les Saraghine de mes films. En parlant, des années plus tard, avec Pier Paolo, je m'étais mis en tête de la retrouver. Il s'était joint de bon gré à la recherche et essayait même de m'intriguer encore davantage sur la vie nocturne des banlieues.
Après tant d'années, que vous reste-t-il de Pasolini ?
Le regret de ne pas l'avoir plus souvent vu, de ne pas avoir profité de sa générosité, de sa culture. Et puis, mais je me fais peut-être des illusions, s'il avait eu besoin de quelqu'un à qui se confier, je crois qu'il l'aurait volontiers fait, mais probablement rien que pour me surprendre. De même, pour essayer, comme il y était arrivé quelque fois, d'obtenir un point de vue différent du sien sur ce monde, lequel lui paraissait toujours plus atroce, indéchiffrable, menaçant. Une fois il m'a dit: "La vérité est que tout est chaos." Mais en contraste avec cette phrase qui m'avait frappé par la sincérité railleuse qu'elle contenait, il y avait chez lui une acceptation résignée et vaincue. Il avait une sorte de douceur blessée, Pier Paolo, il émanait de lui ce charme mystérieux et secret que j'ai toujours imaginé chez Kafka.
Federico Fellini,
15 juin 1994
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