Virgile

Biographie
Virgile
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Le plus célèbre des poètes latin, Virgile — Publius Vergilius Maro — est né dans la cité de Mantoue (Italie) aux environs de 70 av. J.-C. (des traditions qui n'apparaissent que deux siècles plus tard précisent une date, le 15 octobre 70, et un lieu, Andes, l'actuel village de Pietola).

Nous ne savons rien de sa famille et de son milieu social. Le futur poète grandit pendant l'une des périodes les plus tourmentées de l'histoire romaine: en 63, la conjuration de Catilina, en 49, la guerre civile engagée entre Jules César et Pompée, en 44, le meurtre de César, en 43, celui de Cicéron et les luttes inexpiables entre le parti républicain (le Sénat) et les héritiers de César (Antoine et Octave qui sera plus tard l'empereur Auguste). Ces circonstances impriment dans l'âme de Virgile une horreur des discordes civiles, un amour de la paix instaurée dans l'ordre, qui marqueront toutes ses œuvres.

On peut supposer que ses origines provinciales, en le mettant en contact avec la vie rurale et les spectacles de la nature, ont développé chez lui l'amour d'une humanité laborieuse et estimable, un sentiment de la vie universelle teinté de religiosité. Son premier recueil de vers paraît vers 37. Il est intitulé Bucoliques, d'un titre qu'il reprend à la tradition grecque de Théocrite et qui évoque les chansons des bouviers de la Sicile. Les dix pièces qui constituent ce recueil d'environ huit cents vers ne représentent sans doute qu'un choix opéré par le poète dans une production beaucoup plus ample, qui paraît s'être étendue sur sept ou huit ans, et dont rien d'autre ne nous a été conservé.

Par ces Bucoliques, par les témoignages contemporains du poète Horace, Virgile nous apparaît alors engagé dans des liens d'amitié et des affaires: Cornélius Gallus qui sera préfet d'Égypte, Asinius Pollion, gouverneur de la Gaule Cisalpine. Mais dans ce milieu très raffiné, la littérature est à l'honneur, tout le monde compose des vers; comme il arrive souvent dans les époques troublées où la poésie fournit une évasion, Virgile et ses amis se retrouvent avec bonheur sous les travestissements de la bergerie. Les «bergers» de Virgile sont donc à certains égards des créatures de pure fantaisie qui, au milieu des chèvres et des moutons, agitent des problèmes littéraires, se congratulent ou se querellent gentiment, chantent leurs amours pour des bergères, où l'on est parfois tenté de reconnaître aussi des femmes à la mode. On forcerait à peine en imaginant des charades ou des «fêtes galantes» organisées sous les ombrages de ces grands parcs qui ont toujours été à Rome l'orgueil de la noblesse et le théâtre des manifestations artistiques les plus subtiles. L'artifice de la mise en scène n'exclut d'ailleurs ni la délicatesse et la sincérité des sentiments, ni la précision, ici ou là, du réalisme. En deux de ces poèmes (I et IX), les bergers déplorent les calamités que les guerres civiles font peser sur les petites gens: exils, expropriations, en des termes si pathétiques que depuis l'Antiquité beaucoup de commentateurs veulent y voir une confidence sur des malheurs qui auraient personnellement atteint le poète, dépossédé de son domaine familial au bénéfice des vétérans que les généraux de guerres civiles veulent récompenser en terre italienne.

Dans la IVe Bucolique, adressée à Pollion à l'occasion de son consulat, lors d'une accalmie dans les discordes civiles (paix de Brindes entre Octave et Antoine en octobre 40), Virgile s'enhardit à prophétiser le retour de temps plus heureux. Cette félicité qu'il entrevoit, c'est essentiellement celle de la concorde restaurée mais — et c'est ici que les conventions du genre pastoral approfondissent et élargissent singulièrement l'horizon affectif du poème — ce sera aussi le retour à une innocence universelle, à l'âge des bergers, à l'âge d'or des origines. Un enfant (peut-être un fils d'Octavie, sœur d'Octave et femme d'Antoine) est mêlé à cette restauration que garantissent d'antiques prophéties et que déjà préparent silencieusement les influences astrales. La ferveur de l'espérance humaine a rarement trouvé des accents plus pénétrants, animés de plus de foi, et l'on comprend assez qu'à d'innombrables générations chrétiennes le Christ seul ait paru assez grand pour être le héros de ce poème. D'autres pièces (II, VIII, X) déplorent les ravages de l'amour, représenté à la manière antique comme la passion qui aliène, égare, enferme dans la solitude. D'autres, en revanche, les plus belles peut-être (V et VII), exaltent la poésie comme la médiatrice universelle qui réconcilie l'homme et la nature. Les conventions de la mise en scène, la diversité des inspirations n'empêchent pas les Bucoliques de tenir à la terre. Le décor naturel y occupe une place considérable et jusque dans l'imagination, dans les propos, de ceux dont Virgile a voulu faire des bergers: ce ne sont ni la Sicile, ni l'Italie du Nord, ni exclusivement le décor des grands parcs suburbains. Les saisons y confondent leurs fleurs et leurs fruits, mais tous les détails ont un accent de vérité, une prise sur l'imagination, supérieurs à ceux de la réalité même où ils sont empruntés: la vérité d'un bouquet artistement composé, plus vrai, plus pénétrant qu'une prairie d'herbes folles. L'unité du recueil est assurée, outre les traits généraux qui tiennent au genre pastoral, par des arrangements méticuleux qui, alternant pièces monologuées et pièces dialoguées, le font graviter circulairement autour d'un centre idéal en distribuant de façon symétrique celles que leur sujet semblerait rapprocher: I répond à IX, II à VIII, III à VII, IV à VI. On a même observé que les correspondances numériques lient les diverses pièces dans tout un faisceau d'égalités contrastées qui culminent dans un «chiffre philosophal» (666) et ses sous-multiples: ce secret de Virgile, comme on a dit, n'a peut-être pas une bien grande portée philosophique, il témoigne en tout cas d'un goût extrême pour les raffinements formels, et pour les meilleurs, ceux qui sont de pur luxe et que pourra sereinement ignorer le lecteur superficiel.

Quand nous retrouvons Virgile dix ans plus tard, à propos des Géorgiques (publiées en 28), il vit en Campanie, dans la région de Naples ou de Nole, et il est devenu l'ami de Mécène, qui est alors le conseiller le plus écouté du jeune Octave, bientôt l'empereur Auguste. Depuis le 2 septembre 31, date de la bataille d'Actium et de la déroute définitive d'Antoine, la paix est revenue dans l'univers. Ce n'est pas encore l'âge d'or, mais celui de la reconstruction. Il s'agit moins, d'ailleurs, d'une reconstruction économique que d'une reconstruction humaine. Il faut ramener les esprits vers les valeurs d'ordre, de travail, de fidélité, de stabilité qui ont été si affreusement bafouées pendant les trente dernières années et qui tendent à faire glisser toute la population italienne dans les avilissements d'une plèbe urbaine déracinée.

Les Géorgiques, poème de la terre, affectent les apparences d'un poème didactique. On ne méprisait pas alors ce genre littéraire, et c'était un moyen de se couvrir du manteau d'Hésiode, comme les Bucoliques s'étaient couvertes de celui de Théocrite. Mais l'objet du poème n'est pas de promouvoir ni de codifier des techniques de culture. Il est de rendre leur honneur aux gens qui vivent près de la terre, propriétaires petits ou grands, et aux vertus, aux dispositions d'âme, sans lesquelles il n'est guère possible de vivre cette vie. Certains affinements de la sensibilité, l'ouverture à certaines perspectives philosophiques et religieuses n'y étant pas moins nécessaires que la connaissance de l'agronomie. Ce n'est pas à dire que, pour composer son poème, Virgile ait négligé de consulter les écrits des techniciens; les rapprochements que nous pouvons faire entre son œuvre et le De l'agriculture de son contemporain Varron (Marcus Terentius Varro) témoignent de la solidité de sa documentation.

Le poète a choisi pour son poème quatre centres d'intérêt: le blé et les saisons du laboureur (livre I), la vigne et l'olivier (livre II), l'élevage du bétail (livre III), le rucher (livre IV). Mais il s'est efforcé de donner un caractère différent à chacun de ses livres, si bien qu'en chacun, dépassant chaque fois l'objet avoué du livre, ce sont, sur l'ensemble de la vie rurale, des perspectives, des éclairages nouveaux qui apparaissent. Le livre I est dans la tonalité hésiodique: culte de l'effort, sagesse un peu terre à terre, décousu de la composition comme qui feuilletterait un vieil almanach; çà et là, des notations extrêmement précises sur les floraisons, sur la construction de l'araire, et, pour finir, une admirable météorologie pratique. Le livre II exprime sur le mode lyrique l'admiration de l'homme des champs pour la fécondité des sols, l'initiative des plantes, l'incroyable diversité de leurs espèces (les crus de la vigne), la joie qu'il y a à en revêtir la terre. Au livre III, la peinture du monde animal, livré comme l'homme aux tyrannies de l'amour et de la mort, est traitée en des couleurs plus sombres. Virgile rappelle ici Lucrèce et cette nature inexorable devant qui se confondent les vivants. Le livre IV est toute lumière et légèreté, c'est un autre aspect de la communication de l'homme aux mystères du monde animal: dans les abeilles se découvre visiblement à lui qu'en tout ce qui l'entoure il y a, comme en lui, esprit.

Selon une technique de composition dont Lucrèce lui donnait l'exemple et qu'il reprendra dans L'Énéide, Virgile n'hésite pas à prendre parfois quelque distance vis-à-vis de son exposé. Il ne s'agit pas de hors-d'œuvre: c'est au contraire en ces passages que s'exprime le plus clairement l'esprit du livre: c'est de ces passages que rayonne, pour l'interprétation, la plus grande lumière. Des Bucoliques aux Géorgiques, il est tentant de croire retrouver les marques d'un approfondissement humain. Les Bucoliques sont souvent pénétrantes, mais dans un genre un peu spécial. Les Géorgiques sont un poème de plein air, de nature, d'humanité: le poète sait renoncer aux conventions sans devenir banal; il a assez d'étoffe pour rester un grand artiste et s'installer dans la totalité de la vie.

Même à ne pas tenir compte du prestige de l'épopée, les préoccupations civiques, nationales, qui ont toujours été si vives chez Virgile, suffiraient à expliquer que parvenu à la pleine possession et conscience de lui-même, il ait, sans doute dès l'achèvement des Géorgiques, songé à écrire un poème national. À lire les Géorgiques elles-mêmes et en particulier le début du livre III, on voit que Virgile avait songé d'abord à un poème centré sur le grand événement qu'il avait jadis appelé de ses vœux et dont il s'assurait désormais d'année en année qu'il était bien réel: le retour de la paix parmi les Romains, l'ordre revenu dans le monde sous la présidence d'Auguste. C'est bien cela, en définitive, qui reste le vrai sujet de L'Énéide.

Mais les habitudes de composition des Anciens, leur souci de s'insérer dans une tradition font que nous rencontrons ici une troisième fois ce que nous avons dû marquer déjà pour les Bucoliques et les Géorgiques. Ici encore Virgile se revêt du manteau d'un Ancien, Homère cette fois. Les apparences sont conformes, mais c'est pour faire tout autre chose. Dans le bric-à-brac de légendes qui s'étaient, au cours des siècles, constituées autour des origines de Rome, l'une, moins ancienne peut-être qu'on ne l'a cru, mais dont la provenance et l'occasion restent encore disputées, racontait qu'après la prise de Troie un prince de la famille royale, Énée, fut par les dieux conduit en Italie. On avait, avant Virgile, imaginé des étapes à ce voyage: une des plus célèbres le menait à Carthage auprès de la reine Didon; une autre était fixée en Épire tout près des lieux où plus tard devait s'engager entre Octave et Antoine,la décisive bataille d'Actium. En Italie, Énée avait consulté la Sibylle de Cumes, bénéficié de révélations surnaturelles sur l'avenir de son œuvre. Parvenu au Latium, il entrait en rapport avec le roi du pays: diverses péripéties surgissaient encore, un conflit armé suscité par la jalousie de divinités contraires; finalement, un accord était conclu, Énée s'unissait à la fille du roi et il était entendu que c'est de leurs descendants que naîtraient un jour Romulus et Rémus, les jumeaux fondateurs de Rome.

On tient là, dans cette légende préexistante, tout le canevas de L'Énéide. Mais ce n'en est que le canevas. Entre plusieurs autres, Virgile paraît avoir retenu cette légende comme particulièrement apte à se charger des intentions et des symboles qui lui tiennent à cœur. La fondation de Rome par un héros troyen venu d'Asie, porteur des bénédictions attachées à la ville de Priam, la sainte Troie comme disait Homère, illustre la vocation de Rome à réunir sous son autorité toute la terre. Plus particulièrement, l'enracinement des antiquités romaines dans les traditions les plus vénérables de la Grèce annule en le transcendant un antagonisme culturel qui avait longtemps déchiré la conscience des Romains. À partir du moment où Énée parvient en Italie, toute la seconde partie du poème est une étonnante peinture de l'Italie primitive, guerrière, pleine de jeunesse et d'avenir, mais barbare encore, avant que viennent l'adoucir et l'ennoblir les dieux d'Énée: Rome, creuset des civilisations, Rome tête de l'Italie.

Le conflit qui, à sa grande douleur, oppose Énée aux Latins, la réconciliation terminale, les honneurs rendus par le poète aux combattants de l'un et l'autre camp sont une figuration transparente de guerres civiles dont Rome vient à peine de sortir. En descendant dans un détail plus menu, on reconnaît, dans l'épisode de Didon, le souvenir d'une autre reine africaine. C'est Cléopâtre qui détourna et perdit Antoine, ce dont les dieux gardèrent Énée. En passant par l'esprit de Virgile, tout dans cette légende, en soi un peu prosaïque, s'est chargé de significations: il n'est rien de la lointaine histoire d'Énée qui ne soit préfiguration, écho anticipé d'un épisode important du destin romain: ce ne sont pas seulement les prophéties qui, nombreuses, lient le passé mythique à l'histoire réalisée; le plus souvent le poète s'en remet à la sagacité de son lecteur, et le lecteur d'aujourd'hui, que ne soutiennent pas toujours de suffisantes connaissances, risque de ne voir dans le texte que la moindre partie de ce que le poète a su faire entendre à ses contemporains.

Plus que tout, on peut penser que c'est la figure d'Énée, déjà mieux qu'esquissée dans L'Iliade, qui a retenu l'attention et décidé le choix de Virgile. Énée n'est pas un héros épique à la mode d'Homère: trop moderne, a-t-on dit, pour les aventures où il se trouve engagé. Mais c'est un héros selon la sensibilité du temps et peut-être, oserons-nous dire, selon le cœur de Virgile: pieux, attentif, réfléchi, compatissant. Virgile a espéré pouvoir faire de la littérature avec de bons sentiments, avec des sentiments vrais, et faire de l'épopée autre chose qu'un guignol sublime. II s'est attaché aussi à décrire l'évolution d'une psychologie qui part des humiliations et des doutes d'une catastrophe initiale (la chute de Troie) pour s'affirmer progressivement, se déprendre des tentations rencontrées (Didon), s'élever à la hauteur où l'appelle le destin. Grande nouveauté à une époque où l'on croyait que le héros épique devait être tout d'une pièce.

Les dieux tiennent dans le progrès des événements une place considérable. Il ne faut pas voir là une mythologie de convention, des figurants d'opéra: il est absurde d'attribuer à un homme du 1er siècle, et quelque admiration qu'on ait pour lui, le type de vie religieuse dont se fût honoré un universitaire éclairé du XXe siècle. Dans une civilisation où un culte, où des traditions polythéistes forment l'imagination et l'affectivité des hommes, la pensée religieuse, même chez les plus philosophes, qu'il s'agisse des platoniciens, des épicuriens ou des stoïciens, s'accommode spontanément d'une multiplicité d'êtres surnaturels, dieux, démons, génies, dont les vouloirs et les initiatives contrariés pèsent sur l'histoire. L'Enéide perd la moitié de sa substance si l'on ne comprend pas que le dénouement, en même temps qu'il est paix parmi les hommes, est aussi paix parmi les dieux, préparée par la piété des hommes et gage de toute félicité pour l'avenir romain. L'unité d'une œuvre aussi complexe que L'Enéide est chose fragile qui tend à se défaire quand on n'arrive plus à l'entendre exactement comme faisaient les contemporains.

Nous ne savons ni quand Virgile est mort, ni en quelles circonstances. Selon une tradition qui remonte au moins à Pline l'Ancien (mort en 79 ap. J.-C.), le poète au moment d'achever L'Enéide aurait entrepris un voyage de Grèce pour mettre au point sur place certaines de ses descriptions. Frappé d'une insolation à Mégare, il serait, en hâte, revenu en Italie, mais pour y mourir sitôt débarqué à Brindes, le 21 septembre 19 av. J.-C.

Ses dernières volontés auraient été pour prescrire la destruction de son Enéide inachevée, presque achevée certes, mais sans ces ultimes perfections qui sont tout pour l'artiste. Puis la volonté d'Auguste se serait interposée et L'Énéide aurait été publiée par des amis du poète. Il est, en effet, vraisemblable que notre texte actuel de L'Énéide ait subi à date très ancienne une série de petites interpolations de détails dont portent témoignage au cours du poème une soixantaine de vers incomplets. Traces d'une publication posthume ou origine de légendes relatives à une telle publication? Au début du IIe siècle de notre ère, on attribuait encore à Virgile divers petits poèmes: Le Héron blanc, Le Moustique, L'Ailloli, La Cabaretière, et un recueil d'épigrammes: Le Catalepton. Plusieurs philosophes y voient aujourd'hui des œuvres de jeunesse du poète. D'autres leur dénient toute authenticité virgilienne.

Jacques Perret,

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Paris, jeudi 28 mars 2024