Poète américain, Lawrence Ferlinghetti est né le 24 mars 1919 à Yonkers (New York, Etats-Unis) dans une famille juive sépharade d'origine italo-portugaise.
Il débute ses études à l'université de Chapel Hill (Caroline du Nord) avant d'intégrer la marine américaine pendant la Seconde Guerre mondiale. Après la guerre, il s'installe à Paris où il passe un doctorat de Lettres à la Sorbonne. Il évoquera plus tard les années de son séjour en France dans un roman-monologue Her, traduit en français en 1960 sous le titre La quatrième personne du singulier (1960).
Après avoir enseigné le français pendant quelques mois, Lawrence Ferlinghetti fonde en 1953 à San Francisco une librairie-maison d'édition, baptisée City Lights Book Shop, qui deviendra l'épicentre de la nouvelle scène littéraire américaine des années '50 et accompagnera notamment la plupart des membres de la "Beat Generation" (Jack Kerouac, Allen Ginsberg, William Burroughs, Gregory Corso,...).
Lawrence Ferlinghetti s'essaie lui-même à plusieurs genres (poésie, drames expérimentaux, scénari pour happenings, etc). Il donne surtout la mesure de son originalité dans des recueils de poèmes comme Un regard sur le monde (1958), Oeil ouvert, Coeur ouvert (1958) ou En partant de San Francisco (1961). Plusieurs de ses textes furent écrits pour être récités avec un accompagnement de jazz.
Dans Où est le Vietnam ? (1965), "hymne" satirique contre le président des Etats-Unis Richard Nixon, il affirme haut et fort son engagement politique et sa force visionnaire, qui sont des constantes de sa poésie.
Parmi les dernières oeuvres de Lawrence Ferlinghetti, on peut citer Qui sommes-nous maintenant ? (1976) et Paysages de vivants et de mourants (1979). Ses positions contestataires s'expriment notamment dans deux manifestes: Populist Manifesto (1974) et Second Populist Manifesto (1979).
Une importante exposition de ses peintures-poèmes, 60 years of painting, s'est tenue à Rome et à Reggio Calabria (Italie) de janvier à juillet 2010.
Jean Bruno
Traduction de Patrick Hutchinson
A tout animal qui mange ou tire sur sa propre espèce
A chaque chasseur en 4x4 avec fusil à lunette monté à l'arrière
A chaque tireur d'élite ou ninja de Forces spéciales
A chaque redneek botté avec pitbull et fusil a canon scié
A chaque membre des forces de l'ordre avec chiens dressés pour traquer et tuer
A chaque flic ou indic en civil ou agent secret avec holster rempli de mort
A chaque serviteur du peuple tirant sur le peuple ou visant un malfaiteur en fuite pour tuer
A chaque guarde civil de tout pays gardien des citoyens avec menottes et carabines
A chaque garde frontière devant n'importe quel Check point Charley de n'importe quel côté de n'importe quel Mur de Berlin de Bamboo ou Totilla Curtain
A chaque motard CRS d'élite patrouille fédérale en pantalon de cheval fait sur mesure casque en plastique cravate lacet
A chaque voiture de patrouille avec fusil à pompe sirènes hurlantes chaque blindé anti-émeute avec lance-à-eau et matraques prêtes à servir
A tout pilote d'élite avec missile laser et napalm plein les ailes
A chaque commandant au sol donnant la bénédiction aux bombardiers qui décollent
A n'importe quel Département d'Etat de n'importe quelle superpuissance marchande d'armes vendant aux deux côtés de n'importe quel conflit à la fois
A n'importe quel nationaliste extrêmiste de quelque nation que ce soit dans n'importe quel monde tiers est ouest nord sud
Qui tue pour sa nation chérie
A n'importe quel prophète poète enflammé armé de fusils de symboles ou de rhétorique
A chaque propagateur de la foi et de la raison de la lumière spirituelle par la force des armes
A chaque instrument attitré de la légitime puissance publique de n'importe quel pouvoir d'état
A tous et à chacun qui tuent tuent tuent encore et toujours au nom de la paix
Je lève — seul et unique salut possible! — mon doigt majeur.
Sans fin la vie resplendissante du monde
sans fin son vivre adorable et ravissant son respir
ses ravissants êtres sensibles
voir entendre sentir penser
rire et danser soupirer pleurer
dans des après-midis sans fin
jusqu'aux nuits interminables
amour extase joie désespoir
boire se droguer parler chanter
dans des Amsterdams sans fin de l'existence
avec des conversations animées sans fin
autour de tasses de café interminables
dans des cafés littéraires aux matins de pluie
cinéma sans fin des rues leurs passants
dans les voitures les Tramways du désir
sur les pistes sans fin de la lumière
et danses sans fin aux cheveux dénoués
punkrock irrespirable disco tête vole
pendant des nuits de voie lactée
jusqu'aux Paradisos de l'aube
parler fumer penser à tout sans fin la nuit
dans le blanc de la nuit la lumière nocturne
Ah oui oh oui sans fin vivre aimer
haïr aimer s'embrasser se tuer
sans fin cliquetant respirant proliférant
la roue-à-viande de la vie
encore et toujours tournant à travers le temps
vie sans fin mort sans fin
air sans fin et infini respir
mondes sans fin infini des jours
dans des capitales automnales
aux avenues flamboyantes de feuilles
rêves sans fin sommeil se dévidant
les manches rapiécées du souci
les labyrinthes de la pensée
les labyrêves de l'amour
les bobines enroulées du désir de la nostalgie
les fins de partie myriades du sans nom
sans fin les cieux incendiés
sans fin l'univers se déployant
monde sis sur un bûcher à champignons
sans fin le feu qui respire au dedans de nous
mangeurs de feu qui dansent sur les places
avalant l'air enflammé de gazoline
Brave le coeur battant de la vie enflammée
son battement son pouls ses retours de flamme
sans fin les champs ouverts des sens
le fumet de la luxure de l'amour
appels réitérés de chats en chaleur
leurs odeurs de glande de musc
sans fin les bruitages de l'amour
au son du craquement des ressorts de lit
gémissement des amants à l'orgasme
entendus à travers les murs la nuit
sans fin leurs sanglots d'extase
gémissement d'une décharge éperdue
son du juke-box rutilant rythmant
les flux du jazz et du sperme
danseries au Paradiso
puis les interminables tentatives d'évasion
la Nausée de Sartre
les collines calcinées des sensations oblitérées
la joie de vivre au désespoir
les bateaux chargés des lumières
embarcations à merde flottant
près de la fosse de Charon
faims hystéries paranoias
pollutions perversions
sans fin l'homme révolté
face au visage anonyme de la mort
sous les chenilles de l'Etat monstre
sans fin ses visions anarchistes
sans fin son aliénation
sans fin sa poésie aliénée
mouche du coche de l'Etat porteur d'Eros
sans fin le bruissement
de cette vie de l'homme sur terre
ses émissions de radio sans fin ses télé-transmissions
journaux tombant sans fin rouleaux des rotatives
flux de ses paroles de ses images
sur les rubans de machine-à-écrire les bandes
magnétiques sans fin
écritures automatiques scribouillages
poèmes dictés sans fin par l'inconnu
sans fin les appels téléphoniques
à l'autre bout du monde
l'attente des amoureux
sur les quais de gare
les cris d'oiseaux par dessus les toits et les collines
le croassement inlassable des corbeaux dans le ciel
la stridulation innombrable des grillons
les mers démontées la clameur des eaux
le sac et le ressac des vagues sur les graviers
à perte de vue
le clapotis des marées
aux Ides de l'Automne
baiser salé de la Création
sans fin le tintement des cloches d'avertissement
au large des digues et des barrages de la vie
et appel sur appel les cloches
dans les églises vides les tours caduques du temps
sans fin l'annonce calamiteuse
de saints hommes échevelés
sans fin se détendant
le ressort de montre du coeur du monde
vibrant à travers le temps
étincelant à travers l'espace
sans fin les bateaux de touristes
qui le traversent
bateaux-mouches sur des canaux sans fin
les millions de fenêtres s'incendiant
au couchant
la Ville s'enflammant aux restes de lumière
le quartier des bordels qui tangue et flamboie
avec du porno sans fin des bites de néon
des vibro-masseurs vibrant sans relâche
dans des mansardes solitaires
au haut de maisons penchées
sans fin la mastication
sur les sandwichs à viande de la foutre
les steaks juteux de l'amour
sans fin les rêves les orgasmes
rites de fertilités rites de passage
et vol d'oiseaux féconds
par dessus les toits
dépôt d'oeufs dans les nids dans les matrices
les tentations et les tentatives de la chair
dans les chambres meublées de l'amour
où gémit la colombe blessée
sans fin la mise au monde d'enfants
partout où font leur lit
amour ou luxure
sans fin la douce venue au monde
de la conscience
sans fin ses morts amères et en vain
sans fin sans fin la flétrissure
de la pelure du fruit de cette chair belle
d'une beauté inconstante
et les sirènes de néon
qui chantent les unes aux les autres quelque part
sans fin les minuscules modifications
de l'absolument familier
les feux de la jeunesse les braises de l'âge
la rage du poète renaissant
sans fin sans fin le particulier et le général
de toute Création
en une danse muette de molécules
Tout se transformant Tout réduit au silence
et tout redevenant clameur d'innombrables fois
sans fin l'attente de Godot et de Dieu
les actes absurdes les projets et les pièces de théâtre absurdes
dilemmes et délais incompréhensibles
absurde l'attente dans l'inaction
pour le dépérissement final de la Guerre
et pour le dépérissement final et définitif de l'Etat
folle l'attente dans l'inaction
d'une finale toute aussi folle!
Sans fin les guerres du Bien et du Mal
les caprices du Sort l'auto-inoculation de la haine
sans fin le nucléaire et les failles toutes aussi indéfectibles
de tous les systèmes de sécurité
réactions en chaîne sans fin de l'Explosion finale
tandis que les Bicyclettes Blanches de la protestation
en font toujours lentement le tour jusqu'en l'éternité
car oui il y aura une fin aux dieux à la face de chien
en adidas en escarpins de chez Gucci
en bottes texanes et casques d'étain
dans leurs bunkers appuyant sur le bouton rouge
car il n'y a pas de fin aux choix pleins d'espérance
encore à choisir par l'homme
à l'illumination des esprits obscurs
aux chemins de la gloire à venir
aux géants verts de la bonne chance
aux hameçons de l'espoir dans les abîmes de la dépression
les collines lointaines les peaux de l'ours encore à vendre
flux de lumière cachée et mélodies inentendues
séances de pensée douce et studieuse
auguste dômes décrêtés du plaisir impérial
et heureuses les morts du coeur à chaque jour
les coqs d'argile.
les pieds du jogging
sur le quai.
Et il n'y aura point de cesse
aux portes de la perception encore à ouvrir
ni aux sillages de lumière
dans la haute atmosphère de l'esprit de l'homme
dans l'espace intersidéral
que l'homme porte à l'intérieur de lui-même
aux Amsterdams du yin et du yang
Rubaïyats sans fin et infinies béatitudes
sans fin les shangri-la les nirvanas encore
et toujours à atteindre
Sutras et mantras
Satoris et samsaras
Bodhidarmas et Boddhisatvas
Karmas et Karmapas!
Sans fin les chants la danse de Shiva
sur les ruines enfumées de l'Extase
Eclat! Transcendance!
Fonçant dans la nuit cristalline du Temps
dans l'interminable silence de l'âme
dans le conte à dormir debout et plein de vacarme
de l'Homme
signifiant tout et rien
avec ses interminables inlassables hallucinations
adorations annihilations illuminations
érections exhibitions fascismes machismes
cirques de l'âme déviante et errante
manèges de l'imaginaire
Coney Island des pauvres de l'esprit
poème sans fin dicté.
par la voix sans édition complète
de l'inconscient collectif
épuisée sur les sillons du Temps!
Aux derniers jours d'Alexandrie
A la veille de Waterloo
La danse continue / il y a
Un bruit de réjouissances nocturnes
Lawrence Ferlinghetti,
01 octobre 1996
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