Jean-Paul Sartre

Biographie
Jean-Paul Sartre
Jean-Paul Sartre

Écrivain, philosophe et dramaturge français, Jean-Paul Sartre est né à Paris le 21 juin 1905. Lorsque son père, l'enseigne de vaisseau Jean-Baptiste Sartre, qui a passé le concours d'entrée à Polytechnique et fait l'École navale, épouse Anne-Marie Schweitzer, il a déjà contracté en Cochinchine la fièvre asiatique qui l'emportera en septembre 1906, alors que "Poulou" n'a que quinze mois. Le père sera le grand absent de toute l'enfance et de toute l'adolescence de Sartre: "Jusqu'à dix ans, je restai seul entre un vieillard et deux femmes", écrira-t-il dans Les Mots (1963), dont le récit s'arrête à la veille du remariage de sa mère, le 26 avril 1917, avec Joseph Mancy, directeur aux usines Delaunay-Belleville.

L'enfance de Sartre est la double découverte de sa laideur physique et du livre comme valeur sacrée. À la suite d'un refroidissement, il portera toute sa vie une taie sur l'oeil droit, qui jouera un rôle déterminant dans ses rapports fictionnels, philosophiques, esthétiques au réel. L'enfant, par compensation, va découvrir et fétichiser le monde des livres et de la culture, enseveli vivant dans la tombe du savoir et de la littérature. En ce sens, l'oeuvre de Sartre sera toujours plus autobiographique que ne peuvent le laisser croire ses développements purement philosophiques.

Quand sa mère se remarie, le couple s'installe à La Rochelle, période difficile pour Sartre, qui a perdu l'exclusivité de sa mère, s'entend mal avec son beau-père et s'intègre difficilement parmi ses camarades de lycée. Heureusement, en 1920, sa famille le renvoie à Paris, en première au lycée Henri-lV, où il rencontre Paul Nizan. En 1922, Sartre et Nizan entrent en hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand pour préparer le concours d'entrée de l'École Normale Supérieure. En août 1924, Sartre est reçu septième. S'ouvre alors une période euphorique de quatre ans d'indépendance et de bonheur. Partageant sa turne avec Nizan, Sartre travaille énormément, prépare l'agrégation de philosophie et manifeste son intérêt pour la question du visible dans son diplôme d'études supérieures intitulé L'Image dans la vie psychologique: rôle et nature.

Pendant toute sa vie, multipliant les séjours en Italie, à Rome, à Venise, il s'intéressera passionnément à la peinture, en particulier au Tintoret, ne parvenant jamais à achever l'ouvrage qu'il voulait lui consacrer, sans doute parce que le visible vaut chez lui comme tache aveugle de toute sa philosophie. En 1928, Sartre échoue à l'écrit de l'agrégation, qu'il repasse brillamment en 1929: il est reçu premier, et Simone de Beauvoir, dont il a fait la connaissance en juillet, deuxième. Après son service militaire de novembre 1929 à février 1931, il est nommé professeur de philosophie au lycée du Havre.

Il lit beaucoup, multiplie les travaux d'écriture et de réécriture, mais il faut attendre sa découverte en 1933, grâce à Raymond Aron, de la phénoménologie et de la structure de l'intentionnalité pour que tout se mette en place. En septembre de la même année, il devient boursier à l'Institut français de Berlin. Il étudie Husserl, achève à Berlin une deuxième version de La Nausée et écrit La Transcendance de l'ego. De 1934 à 1936, il redevient professeur au Havre avant d'être nommé à Laon. Il vit alors une période de doute, même s'il écrit. En 1936 il publie chez Alcan L'Imagination, où il opère une impitoyable critique de toutes les conceptions classiques et chosistes de l'image, montrant sur un mode husserlien que la conscience imageante est la conscience de viser ce qui n'est pas. Enfin Melancholia (la future Nausée) est accepté par les éditions Gallimard.

En 1938, il n'écrit pas moins de quatre cents pages de La Psyché, traité de psychologie phénoménologique dont une partie constituera L'Esquisse d'une théorie des émotions. En avril, la publication de La Nausée correspond à ses vrais débuts littéraires et à la fin de ses années de doute. La critique est déconcertée par ce roman, qui exprime sous une forme littéraire des vérités et des sentiments métaphysiques, confère une dimension romanesque à la découverte intellectuelle de la contingence et fait descendre la métaphysique dans les cafés. Ce que Roquentin découvre à Bouville, confronté au monde fascinant et horrible des choses, à l'empâtement dans la matière, c'est l'existence en tant que telle: sa propre existence injustifiable et sa solitude absolue.

Désormais l'activité de Jean-Paul Sartre va s'épanouir dans le roman, la philosophie, le théâtre, la critique. Il va d'abord poursuivre son oeuvre romanesque en écrivant les nouvelles du Mur (1939). À l'automne 1938, il commence L'Âge de raison, premier volume de la trilogie des Chemins de la liberté. Outre les articles qu'il publie dans la Nrf, il collabore à Verve et à Europe, consacrant des analyses à la figure humaine, à Paul Nizan, François Mauriac, Vladimir Nabokov, Denis de Rougemont, Charles Morgan, Eisa Triolet, William Faulkner, John Dos Passos. En 1938, il publie un article sur la "Structure intentionnelle de l'image" dans la Revue de métaphysique et de morale et, en 1939, il fait paraître "Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl: l'intentionnalité" dans la Nrf.

Sa force, mais aussi dans une certaine mesure sa fragilité, vient précisément de cette étonnante polygraphie. Les aléas de la guerre n'y changeront rien. Mobilisé en septembre 1939, pendant toute la drôle de guerre il poursuit L'Âge de raison, remplit des carnets autobiographiques et publie L'Imaginaire (1940). Le 21 juin 1940, il est fait prisonnier. Il sera libéré à la mi-mars 1941 et il termine alors L'Âge de raison (1945). Sans doute parce que ses efforts pour participer à la Résistance restent vains (il en vient même à dissoudre le groupe "Socialisme et liberté" qu'il avait fondé notamment avec Maurice Merleau-Ponty, Jean et Dominique Desanti, Jean Pouillon et Simone de Beauvoir), il se lance dans une fébrile activité intellectuelle, seule forme de résistance possible pour lui: "Pendant l'occupation, j'étais un écrivain qui résistait et non pas un résistant qui écrivait".

En 1942, il achève Les Mouches, commence Le Sursis, deuxième volume des Chemins de la liberté, et travaille à L'Être et le néant, qu'il achèvera à la fin de l'année. Publié en 1943, ce monument philosophique, qui passera d'abord inaperçu, pose les principales thèses de l'existentialisme: l'ontologie de l'intersubjectivité et la métaphysique de la liberté. Tout se fonde sur la radicale opposition de l'en-soi, qui caractérise les choses enfermées dans leur contingence, univers opaque et massif, clos et replié sur lui-même et sans relation avec l'extériorité, et du pour-soi, qui représente la possibilité qu'a la conscience de se déployer en toute liberté sur le mode de la décompression d'être, de la néantisation, du non-être. Dès lors que la conscience a le pouvoir de mettre à distance les choses, de les néantiser, l'homme est constitutivement libre. "Nous sommes condamnés à être libres", car même si la liberté est limitée par des conditions et des facteurs antérieurs à l'acte lui-même, même s'il n'est de liberté qu'en situation, l'homme a le pouvoir de dépasser ces limites par les choix qu'il fait et par le projet de donner tel ou tel sens à la situation où il se trouve. D'où une éthique de l'engagement fondée sur l'action. Seuls nos actes nous jugent, et ils sont irréversibles. Invoquer de bonnes intentions ou l'idée que chacun se fait de soi-même, c'est-àdire se prendre pour un autre et se constituer comme cet autre, ne serait qu'inauthenticité, mauvaise foi. Néanmoins, la liberté de l'homme se heurte à la liberté d'autrui. Car l'autre, également pourvu d'une conscience, a tendance à me considérer comme une chose et à me néantiser. D'où l'enfer de l'intersubjectivité qu'illustrera Huis clos. Dès lors, toute la question sera d'accomplir sa liberté sans aliéner celle de l'autre, en évitant à la fois de se laisser réifier par le regard d'autrui et de réduire les autres à l'état d'objets.

Même s'il participe dès 1943 aux Lettres françaises et à Combat, revues clandestines, l'activité politique de Sartre pendant la guerre reste limitée. La radicalité et la violence de ses futurs engagements compenseront ce relatif retrait. En septembre 1944 est constitué le comité directeur des Temps modernes, qui comprend Raymond Aron, Simone de Beauvoir, Michel Leiris, Maurice Merleau-Ponty, Albert Ollivier, Jean Paulhan et Sartre lui-même. Sa présentation de la revue constitue une première élaboration d'une théorie de l'engagement. Pendant un demi-siècle, cette revue jouera un rôle décisif dans la vie intellectuelle française. C'est également pendant la guerre que Sartre commence à développer son activite théâtrale. Le 2 juin 1943, a lieu au Théâtre de la Cité la générale des Mouches. La même année, il écrit Huis clos, dont la première se déroule le 27 mai 1944 au Vieux-Colombier. Viendront ensuite Morts sans sépulture et La Putain respectueuse (le 8 novembre 1946 au Théâtre Antoine), Les Mains sales (le 2 avril 1948 au Théâtre Antoine), Le Diable et le bon Dieu (le 7 juin 1951 au Théâtre Antoine), Kean (le 14 novembre 1953 au Théâtre Sarah-Bernhardt), Nekrassov (le 8 juin 1955 au Théâtre Antoine), Les Séquestrés d'Altona (le 24 septembre 1959 au Théâtre de la Renaissance). Le théâtre représente pour Sartre le moyen privilégié de vulgariser les thèses de l'existentialisme. En outre, les revenus que lui procureront ses pièces ainsi que ses activités de scénariste lui permettront, en 1944, d'abandonner son enseignement et de se consacrer entièrement à son oeuvre.

Dès l'automne 1945, Sartre est à la mode, et l'existentialisme s'affiche partout. C'est la grande période de Saint-Germain-des-Prés, des cafés, du jazz. Les conférences sur l'existentialisme se multiplient, dont la plus célèbre, donnée au club "Maintenant", sera publiée sous le titre L'existentialisme est un humanisme (1946). En même temps, les préoccupations de Sartre sont de plus en plus politiques et se tournent vers le marxisme. Dès 1944, il avait publié dans Action une mise au point sur l'existentialisme afin de répondre aux critiques du Parti Communiste. En 1946, dans "Matérialisme et révolution", il s'en prend au dogmatisme des intellectuels communistes. Dès lors, ses relations avec le Parti Communiste vont se dégrader. En 1947, il répond aux attaques soviétiques publiées dans La Pravda et défend Nizan diffamé par les communistes. Il faudra attendre 1952 pour qu'à l'occasion de l'affaire Henri Martin s'esquisse un premier rapprochement, alors que Sartre, entre-temps, avait rejoint le Rassemblement Démocratique Révolutionnaire, en 1948.

En 1952 et 1954, il publie "Les communistes et la paix", où, tout en s'interrogeant sur les causes du mouvement ouvrier, il répond aux accusations formulées contre le parti communiste par la droite et la gauche non communiste. Mais en 1956, la répression soviétique de l'insurrection hongroise le conduit à condamner la direction du parti. Le politique, chez Sartre, ne saurait effacer l'inquiétude littéraire et esthétique. Parallèlement aux polémiques politiques, après avoir publié en 1949 La Mort dans l'âme, troisième tome des Chemins de la liberté, et proposé une analyse du fait littéraire dans Qu'est-ce que la littérature ? (1947), il produit des essais critiques où il développe sa psychanalyse existentielle. En 1947, il publie un Baudelaire; en 1948, il travaille sur Mallarmé; en 1952, il fait paraître Saint Genet, comédien et martyr.

De la même façon, ses liens privilégiés avec la création picturale ne se relâcheront jamais: même si son Tintoret est demeuré incomplet et fragmentaire, il a multiplié les analyses esthétiques, s'intéressant à Giacometti, Wols, Calder, Rebeyrolle, Lapoujade, Masson. Simultanément, il poursuit son oeuvre de philosophe dans une double direction, d'une part vers une morale concrète et d'autre part vers l'épistémologie et l'ontologie. L'exigence morale est permanente chez lui. En 1947-1948, il écrit les textes qui seront publiés après sa mort sous le titre Cahiers pour une morale. En 1963-1964, il reviendra sur la question morale en participant au colloque international organisé en mai 1964 par l'Institut Gramsci sur le thème "Morale et société". De 1957 à 1960, au prix d'un effort épuisant, il écrit sa Critique de la raison dialectique (1960) où, à la recherche d'une synthèse philosophique entre sa propre démarche existentialiste prenant appui sur la subjectivité et la méthode objective du matérialisme dialectique marxiste, il se demande s'il est possible de constituer une anthropologie structurale et historique.

Pendant les vingt années qui suivent la guerre, il multiplie les voyages à l'étranger, les polémiques politiques et prises de position. Le titre même des ouvrages où il rassemble ses interventions critiques, Situations, montre que pour lui, il n'est d'écrit qu'en situation, engagé dans l'actualité. En 1963, Sartre publie Les Mots, adieu à la littérature, mais adieu paradoxal puisque ce livre constitue son texte le plus littéraire. En 1964 lui est décerné le prix Nobel, qu'il refuse. Enfin, mai 1968 ouvre tous les espoirs. Sartre lance un appel en faveur du boycott des Jeux olympiques de Mexico, condamne l'intervention des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie, participe avec Michel Foucault à une rencontre à la Mutualité pour protester contre l'expulsion de trente-quatre étudiants de l'université de Paris, signe un appel en faveur d'Alain Krivine, candidat de la Ligue Communiste, demande avec André Malraux et François Mauriac la libération de Régis Debray, proteste contre l'expulsion de Soljénitsyne de l'Union des écrivains soviétiques, préside une conférence de presse contre la guerre du Vietnam, assiste à la levée des corps de cinq travailleurs africains intoxiqués dans un foyer d'hébergement, adhère au comité Israël-Palestine, prend la direction de La Cause du peuple à la suite de l'emprisonnement des deux directeurs successifs et vend le journal dans la rue, participe à la fondation du Secours rouge; enfin, le 21 octobre 1970, il refuse de témoigner au procès d'Alain Geismar, et, juché sur un tonneau, harangue les ouvriers de la régie Renault. Pendant dix ans, jusqu'à sa mort, et autant que le lui permettra sa santé déclinante, Sartre sera de tous les combats d'extrême gauche. Pourtant, s'il peut donner l'impression d'être mobilisé par ses activités militantes, il ne cesse de travailler à son grand livre sur Gustave Flaubert, L'Idiot de la famille.

Jean-Paul Sartre meurt le 15 avril 1980 à Paris. Le 19 avril, plus de cinquante mille personnes accompagnent sa dépouille depuis l'hôpital Broussais jusqu'au cimetière du Montparnasse. Sans doute cette immense foule commémorait-elle, en même temps que le deuil des utopies politiques de 1968, la disparition du dernier "intellectuel total". Les publications posthumes vont se multiplier, et la partie la plus littéraire, la plus libérée de l'oeuvre de Sartre émergera progressivement, qu'il s'agisse des Carnets de la drôle de guerre (1983), où il pratique le jeu de l'autobiographie, ou des pages consacrées à Venise dans La Reine Albemarle ou le dernier touriste (1991).

Alain Buisine,

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Paris, vendredi 29 mars 2024