James Joyce

Biographie
James Joyce
James Joyce

Romancier irlandais de langue anglaise, James Joyce est né à Dublin (Irlande) le 2 février 1882 et mort à Zurich (Suisse) le 13 janvier 1941.

Les dates et les lieux qui constituent les repères extrêmes de son existence sont significatifs, les premières le situant au coeur de la période moderne, les seconds soulignant l'importance de la polarisation entre le lieu des origines et l'orientation vers les cultures étrangères. Les racines sont effectivement irlandaises (Cork et Dublin) et situent la famille dans une bourgeoisie aisée, aux alliances flatteuses: le "Libérateur" des catholiques irlandais, Daniel O'Connell, figure dans l'arbre généalogique. L'évolution politique et socio-économique du pays, mais plus encore l'impéritie du père, hélas, compromirent gravement l'avenir des enfants: la position de John Stanislaus Joyce évolua en effet vers une modeste situation d'employé municipal, puis de retraité impécunieux (il avait hypothéqué sa pension afin de satisfaire un penchant pour la boisson), avant d'achever son existence aux limites de l'indigence. Il s'agissait au demeurant d'une personnalité extrêmement conviviale, non dépourvue d'esprit et de culture (notamment locale, irlandaise) et douée, comme l'écrivain, d'une remarquable voix de ténor.

À la différence de son frère et confident Stanislaus, James resta toute sa vie profondément attaché à cet homme qui, par ses dons musicaux et son verbe brillant, devait servir d'inspirateur à tout un pan de sa création littéraire. Quand son père mourut en 1931, Joyce confia à Louis Gillet: "Il ne m'a jamais parlé de mes livres, mais il ne pouvait les renier. L'humour d'Ulysse est le sien; ses enfants sont ses amis. Le livre est son portrait craché."

Le lent déclin économique et social de la famille accompagna l'enfance et l'adolescence, mais pas au point de compromettre les chances de James, aîné de la famille, auquel fut assurée la meilleure éducation possible, celle des jésuites, qui l'accueillirent très tôt dans leur "Prep School" de Clongowes Wood, puis à Belvédère Collège, et enfin à University Collège, Dublin.

Les textes autobiographiques, Portrait de l'artiste en jeune homme et son brouillon Stephen le Héros, accordent une large place à ces années de formation. Joyce soulignera plus tard la dette qu'il estimait avoir contractée auprès de ses maîtres, expliquant au sculpteur suisse August Suter qu'auprès d'eux il avait "appris à arranger les choses de telle sorte qu'elles deviennent faciles à embrasser et à juger", et insistant auprès de son ami Frank Budgen: "Vous dites que je suis catholique. Mais, pour être précis et donner de moi une image correcte, vous devriez me dire jésuite."

Cette formation, on l'a compris, fut à la fois rigoureuse et complète au point de constituer, comme l'affirme le psychanalyste Jacques Lacan, "l'armature de ses pensées": d'où l'importance chez lui de la méthode, sinon même des systèmes aristotélicien et thomiste. Un autre aspect de l'influence de l'Église romaine fut ressenti, lui, négativement: son omniprésence dans la vie familiale et individuelle autant que dans la vie sociale et politique. À travers l'histoire du jeune Stephen Dedalus, de nombreux passages de caractère autobiographique analysent cette situation vécue comme insupportable. Plus tard, dans Ulysse, le même personnage poussera un peu plus loin l'analyse: "Je suis le serviteur de deux maîtres, un Anglais et une Italienne [...]. L'Empire britannique [...] et la sainte Église catholique, apostolique et romaine." Le jeune Irlandais se trouve aliéné doublement par la complicité objective de ces deux pouvoirs. Mais il faut bien voir que si l'Église est souvent accusée de simonie et de compromission avec le siècle, c'est au nom d'une aspiration à la vérité: la revendication de liberté du jeune Joyce procède d'une haute exigence, volontiers qualifiée de "spirituelle", qui lui inspire son éloge vibrant de Giordano Bruno, l'hérétique martyr. D'où aussi le malentendu possible avec les tenants de la Renaissance celtique, mouvement qui se développe en Irlande à partir des années 1880, et qui laissait espérer une ouverture idéologique, une libération des esprits, par l'abandon des modèles victoriens, la redécouverte de l'héritage et des mythes de la "race irlandaise", enfin par la place donnée à la création poétique et dramatique. Mais de ce côté encore devaient venir de multiples déceptions. D'une part, ce retour aux sources imaginaires de l'identité nationale, s'il avait figure de libération, cachait une autre aliénation: l'orientation nostalgique vers le passé. D'autre part, cette fixation aux risques mortifères posait du même coup la question de la langue: fallait-il, pour mieux respecter la revendication politique d'une authenticité nationale pleine et entière, affirmer la prééminence de la langue gaélique maintenant ressuscitée ? N'était-ce pas tomber dans le piège que tend implacablement toute construction imaginaire ? Un piège auquel, comme par hasard, semblait participer l'Église, enfin ralliée au mouvement nationaliste, et qui s'affairait à enseigner ce gaélique si longtemps oublié par elle comme par les autres.

La vraie vie, pour le jeune James Joyce, ne pouvait donc être qu'ailleurs: dans la vaste Europe, d'où se propagent les oeuvres d'Ibsen, celles des romanciers et essayistes italiens, des dramaturges allemands. Autant de textes dont il entretient qui veut l'entendre. Et c'est en même temps, dans un autre registre, la vie de la langue. Une vie que l'on pouvait, certes, aller chercher dans les dictionnaires étymologiques récemment publiés (il ne s'en faisait pas faute), mais qui subsistait aussi dans le simple "parler" des gens.

Le rejet par Joyce, aux environs de sa vingtième année, de ces divers mouvements: nationalisme, renaissance gaélique, linguistique et culturelle, tient pour une large part à son refus d'une langue à ses yeux artificiellement ranimée. C'est que son expérience, dans ce qu'elle avait de plus vif, était indissociable de sa langue maternelle, l'anglais, adoptée, qu'on le veuille ou non, disait-il, par ses ancêtres. Il y a chez Joyce, dès ce moment-là, une fidélité viscérale à l'expérience du langage, dont les manifestations seront multiples. C'est même à elle que l'on peut assigner la permanence chez lui des références aux sacrements et à la liturgie de l'Église catholique; il était né, avait été élevé et formé dans la langue de l'Église, et dans la certitude des effets "spirituels" (il a volontiers recours à ce mot) de la parole. Faut-il s'étonner qu'il ait baptisé "épiphanie" une expérience qui lui fut propre où s'unissaient la singularité de l'événement et l'universalité du sens ? "Par épiphanie, il entendait une soudaine manifestation spirituelle se traduisant par la vulgarité de la parole ou du geste, ou bien par quelque phase mémorable de l'esprit même. Il pensait qu'il incombait à l'homme de lettres d'enregistrer ces épiphanies avec un soin extrême, car elles représentaient les moments les plus délicats et les plus fugitifs."

La première phase de son parcours de créateur sera marquée par des tentatives pour donner une forme littéraire minimale à cette expérience. Ce sont d'abord des "épiphanies" proprement dites, courts fragments en prose, bribes de dialogues réalistes, transcriptions de rêves, etc., autant d'efforts pour donner la parole à l'Autre de l'expérience.

À la même époque, il s'exerce à la composition de poèmes lyriques, rassemblés plus tard sous le titre Musique de chambre, premier volume publié de ses oeuvres (1907). Certains de ces morceaux sont composés à Paris, où il séjourne en décembre 1902, puis en janvier-mars 1903.

L'année 1904 est le premier repère majeur de la carrière littéraire, intriquée à la vie. En janvier, un petit essai autobiographique très dense est refusé par la toute nouvelle revue littéraire Dana. Il va servir à Joyce de point de départ pour le premier texte romanesque, Stephen le Héros, composé en 1904-1905 qui, resté inachevé, sera entièrement remanié et prendra pour titre Portrait de l'artiste en jeune homme. Au cours du printemps et de l'été 1904 sont publiés çà et là quelques poèmes, et les premières nouvelles de Dublinois, composées à la demande d'un journal de la ville.

Ces quelques marques de reconnaissance ne suffisent pas à James Joyce. Il se sent tenu à l'écart de la vie culturelle irlandaise (l'épisode de la Bibliothèque, dans Ulysse, garde la trace de cet ostracisme) et supporte de plus en plus mal le poids des conventions sociales qui y régnent; de plus, il sent que son père est plus que jamais prêt à se décharger sur lui des responsabilités familiales.

La rencontre avec Nora Barnacle précipite les choses; on pense que sa date est celle même où se déroule Ulysse, le 16 juin 1904. Joyce quitte Dublin définitivement en octobre avec la compagne de sa vie.

Commencent les années difficiles. Le lieu: Trieste, de 1905 à 1915. Professeur à l'école Berlitz, puis à l'École supérieure de commerce, et répétiteur privé, Joyce connaît de sérieuses difficultés à entretenir une famille élargie à son fils Giorgio (1905) et à sa fille Lucia (1907). Il n'en poursuit pas moins la composition de Dublinois, où se forge un style de plus en plus exigeant. De dix, le nombre des nouvelles passe à quinze, et le volume s'achève en 1907 avec Les Morts, texte au large substrat autobiographique à travers lequel il vise également à rendre justice à Dublin: "Parfois, écrit-il à son frère, quand je pense à l'Irlande, il me semble avoir été inutilement dur. Je n'ai représenté (au moins dans Dublinois) aucun des attraits de cette ville; or je ne me suis jamais senti bien dans aucune ville, sauf Paris, depuis que je l'ai quittée. Je n'ai pas décrit son insularité candide, ni son hospitalité. Cette dernière "vertu", autant que je sache, n'existe nulle part ailleurs en Europe. Je n'ai pas rendu justice à sa beauté: car l'Irlande est plus naturellement belle, à mon avis, que ce que j'ai vu d'Angleterre, de Suisse, de France, d'Autriche ou d'Italie."

Joyce découvre avec retard une dimension de l'exil qu'il n'avait pas envisagée au moment de son départ: une émotion poignante et nostalgique touchant au plus secret de son être et que son écriture doit sans plus tarder mettre au jour. Cette exploration intérieure va se poursuivre jusqu'en 1915: c'est le travail secret de récriture de Stephen le Héros, engagé dès 1907 mais achevé seulement en 1914-1915. C'est aussi le curieux et admirable petit journal intime, Giacomo Joyce, inspiré par la rencontre de la jeune Amalia Popper, son élève. Ce sont enfin Les Exilés, qu'il s'empresse de mettre au point parallèlement au Portrait, mais qui ne seront publiés qu'en 1918.

Tout se passe comme si Joyce s'occupait à faire place nette pour la composition d'Ulysse, qui va l'absorber jusqu'à la publication du roman en 1922. Les conditions de travail sont à la fois pires et meilleures: pires, car la guerre le contraint à se réfugier à Zurich, à y trouver logement et moyens d'existence dans un contexte difficile; meilleures dans la mesure où Ezra Pound, qui l'a fait connaître des milieux littéraires anglais et américain, se dépense en sa faveur, lui procurant une bourse de la Couronne britannique, puis une aide régulière, anonyme dans un premier temps, de Harriet Shaw Weaver, éditrice de la revue The Egoist. Il va pouvoir reprendre l'idée d'un "Ulysse à Dublin", titre d'une nouvelle jadis envisagée.

Au fil des sept années de la composition d'Ulysse, l'écriture du livre subira plusieurs inflexions. Dans un premier temps, l'optique reste relativement romanesque au sens traditionnel du terme. Il commence par réutiliser, dans les trois premiers épisodes, des pages écartées du Portrait. Il introduit ensuite les personnages de Marion et Léopold Bloom, qui vont occuper une place croissante au fil des pages. Petit à petit, dans une deuxième phase, celle de la composition des épisodes centraux, il va s'efforcer d'accentuer, dans ses révisions, une dimension "symbolique" du texte, caractérisée par un jeu plus ou moins systématique de correspondances. La dernière phase est beaucoup plus expérimentale; Joyce y bouscule les conventions, invente des écritures nouvelles pour ses derniers épisodes: une dramatisation du langage pour "Circé", une sorte d'histoire des styles de la langue anglaise dans les "Boeufs du Soleil", la mise en sommeil de la parole dans "Eumée", un mode catéchistique original avec "Ithaque", pour clore avec le célèbre "monologue intérieur" sans ponctuation de "Pénélope". Cette phase se déroule entre juillet 1920 et janvier 1922, à Paris, où Adrienne Monnier et Valéry Larbaud l'accueillent et le font connaître avec enthousiasme, et où Sylvia Beach le publie (c'est là enfin qu'il passera les vingt dernières années de sa vie).

Ulysse se donne comme "l'épopée de deux races (israélite-irlandaise) en même temps que le cycle du corps humain et la petite histoire d'un jour (vie). Le caractère d'Ulysse m'a toujours fasciné, même lorsque j'étais enfant [...] C'est aussi une sorte d'encyclopédie. Mon intention est de transposer le mythe "sub specie temporis nostri". Chaque aventure (c'est-à-dire chaque heure, chaque organe, chaque art intimement lié et en étroite corrélation avec le schéma structurel du tout) ne doit pas seulement conditionner, mais même créer sa propre technique. Chaque aventure, tout en étant composée de plusieurs personnes, n'en forme, pour ainsi dire, qu'une seule — comme Thomas d'Aquin le raconte des milices célestes" (lettre à Carlo Linati). La seule dimension collective est celle de la ville, Ulysse restant, à l'arrière-plan, une sorte d'"homme par excellence". Joyce l'a expliqué à son ami Georges Borach: pour lui, le thème de l'Odyssée était "plus grand, plus humain que Hamlet, Don Quichotte, Dante, Faust", et c'est ce qu'il re-découvrit "al mezzo def camin". Au début pacifiste, il feint la folie, mais doit renoncer lorsque son fils est placé devant sa charrue. Il devient le guerrier rusé, puis l'errant aventureux, le musicien désireux, au risque de sa vie, d'écouter les Sirènes; son humour s'exerce aux dépens de Polyphème, sa générosité dans son entrevue avec Ajax chez les morts. Telle est la face consciente de l'oeuvre, qui dissimule mal une écriture sans cesse à la recherche d'elle-même.

Finnegans Wake en témoigne, qui débute en 1923 pour ne s'achever qu'avec sa publication en 1939: jusqu'au dernier moment elle ne sera que "Work in Progress", oeuvre publiée en partie par fragments, au fil des années, dans diverses revues anglo-saxonnes (Transatlantic Review, Criterion, This Quarter), française (Le Navire d'Argent) et surtout dans la revue cosmopolite de Maria et d'Eugène Jolas, Transition, à partir de 1927. Joyce crée là une matière verbale opaque, qui a la texture du rêve, sinon même du cauchemar, où se dessine une sorte d'histoire mythique de l'humanité qui est celle aussi d'une famille-archétype composée d'un père formidable, HCE (Humphrey Chimpden Earwicker, mais également Hère Comes Everybody, etc.), une mère, ALP (Anna Livia Plurabelle), une fille, Issy (Iseult), des frères ennemis, Shem l'écrivain et Shaun le facteur. Joyce pousse là jusqu'aux limites extrêmes du lisible l'entreprise engagée dans les derniers chapitres d'Ulysse. Une innovation majeure est le recours aux langues étrangères hachées menu et réutilisées dans la composition de vocables inouïs, de syntaxes nouvelles, qui revitalisent une langue anglaise restée la référence fondamentale.

James Joyce ouvre ainsi la voie à d'autres créateurs de par le monde: Arno Schmidt, Samuel Beckett, Vladimir Nabokov, Jorge Luis Borges, Louis-René des Forêts, Flann O'Brien, Raymond Queneau, Thomas Pynchon, William S. Burroughs, Jack Kerouac, Robert Anton Wilson, Joseph Campbell, Marc-Édouard Nabe, Alain Robbe-Grillet, Salman Rushdie, Philippe Sollers, Nathalie Sarraute, Jacques Lacan, Jacques Derrida, John Cage, parmi bien d'autres.

Jacques Aubert,
15 juin 1997

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Paris, jeudi 25 avril 2024