Krishnamurti

Biographie
Jiddu Krishnamurti
Krishnamurti

Chapitre II du livre de Carlo Suarès, Krishnamurti (1932)

L'humain

La Réalité essentielle dont parle Krishnamurti, qui seule peut donner à l'homme la connaissance et le bonheur, cette Vérité qui est le Présent, et que l'homme ne peut pas percevoir parce que sa conscience est prisonnière de son "moi", cet Absolu, l'homme peut et doit l'accomplir en lui, mais il ne peut le faire qu'en abandonnant ce que depuis des millénaires il s'imagine être sa propre essence, son "je".

On a vu que cet abandon de la conscience de soi conduit à un état particulier, et que cet état, dans lequel Krishnamurti affirme se trouver, et dans lequel il est assez clair qu'il se trouve réellement, à en juger par son comportement, est créateur de nouvelles valeurs individuelles et sociales dont quelques traits indiqués plus haut marquent déjà d'innombrables points de départ. Ainsi cet état nous démontrera sa réalité par ses conséquences, et répondra à la question qui s'est posée au sujet de son authenticité.

Mais cela ne sera point suffisant. Même à ne le considérer que d'un point de vue objectif, le message de Krishnamurti devra se coordonner sous notre examen. Nous ferons l'effort de nous soumettre à son expression particulière, mais par contre, il devra être organique, il ne devra comporter aucun paradoxe.

Or, le message de Krishnamurti s'appuie sur une affirmation qui semble paradoxale. En effet, on peut déjà prévoir qu'un effort bien dirigé nous ferait comprendre la possibilité de cette libération, et même peut-être goûter à cette libération elle-même. Mais le point qui, jusqu'ici, demeure opaque, est l'incroyable insistance avec laquelle Krishnamurti affirme que cette libération, à laquelle on a déjà du mal à croire, est à la portée de tout le monde, et qu'elle est le seul état naturel et normal de l'homme: l'homme, dit-il, dans le vrai sens de ce mot, est un être qui n'a pas d'ego.

Cette affirmation est contraire à toutes les évidences, sauf peut-être celle-ci: Krishnamurti est l'homme le plus simple et le plus ''naturel'' que l'on puisse jamais rencontrer. A côté de lui, tous les autres hommes que l'on a l'habitude de voir jouent des personnages, consciemment ou inconsciemment. Et, en effet, il suffit qu'une personne appartienne à un groupement, quel qu'il soit, dont elle emprunte les idées, les opinions, les croyances ou les attitudes et les gestes, pour qu'elle ne soit pas pleinement et naturellement elle-même, dans ce qu'elle a d'unique, puisqu'elle joue un personnage. Or, toutes les personnes que l'on rencontre sont marquées d'un conformisme grégaire de cette nature, de caste, de classe, de confession, de race, de nation ou de famille. En outre, les personnes dont on dit qu'elles sont "naturelles" sont bien plutôt à l'état "nature", ce qui revient à dire qu'elles sont inconscientes, donc conformistes sans même le savoir. Pour avoir raison contre Krishnamurti, il faut donc soutenir que l'état naturel où se trouvent les hommes est un état dans lequel aucun individu n'est naturel. En d'autres termes, il faut soutenir que dans leur état naturel, les hommes ne peuvent pas se délivrer de leur inconscience, et que si par hasard un homme y parvient, il devient une exception parmi tous les autres hommes, tout en devenant le seul homme qui soit vraiment naturel, parce qu'il est tout à fait simple et absolument authentique.

Mais, là n'est pas encore tout. Car si l'on peut encore imaginer que l'état naturel des hommes devrait être, bien qu'il ne le soit pas, cet état où ils ne sont plus des personnages, de là à affirmer que l'homme véritable n'a pas d'ego, n'est-ce point malgré tout dépasser la mesure ? On pourrait à la rigueur, dit-on à Krishnamurti, appeler ''naturel'' cet état limite, dans lequel il affirme se trouver, mais l'évidence la plus éclatante nous montre bien que cet état n'est certainement pas ''normal'', ainsi qu'il l'affirme.

Cette objection, tous ceux qui l'approchent la lui font, même ses familiers, ceux qui le connaissent depuis de nombreuses années:

"Vous parlez d'une chose impossible, et vous dites qu'elle est accessible à tout le monde. Vous niez l'évidence. Vous voyez bien que vous êtes le seul de votre espèce. En admettant que ce que vous dites est vrai, que nous devrions arriver, peut-être, un jour, à cet état, vous forcez votre pensée de la façon la plus évidente, vos mots ne peuvent que dépasser mille fois votre pensée, lorsque vous vous obstinez à appeler ''normal'', en dépit de toute la population du globe, ce qui, aux termes du bon sens le plus élémentaire, est manifestement l'état le plus anormal que l'homme puisse concevoir."

A cela, il ne cesse de répondre qu'à cet état ''normal'', chacun peut arriver pleinement, quel que soit le degré d'évolution mentale, affective, etc., auquel il se trouve.

En d'autres termes, il s'obstine à ne placer aucune distance entre un être humain, quel qu'il soit, et son essence, tandis que chacun s'obstine à en placer une. Le temps, l'évolution, l'acquisition intellectuelle ou morale, les oeuvres et, moins que tout, les prières et la foi, ne nous rapprocheront jamais du Présent, de la Vie, de la Vérité. Cela, on peut à la rigueur le comprendre. Mais ce que les hommes ont en vain cherché pendant des millénaires, est-il raisonnable de dire qu'il est ''normal'' de le posséder ?

Et pourtant, c'est bien cela que Krishnamurti veut dire. Et si nous voulons essayer de comprendre son message, nous devons l'examiner dans la totalité de son affirmation, poussée au plus haut point de son paradoxe. L'examiner lorsqu'il affirme que:

''Tout homme libéré atteint la Vérité, comme un Christ ou un Bouddha"; lorsqu'il affirme que "cet achèvement, cet accomplissement n'est pas réservé à une petite élite d'initiés ou de surhommes'", mais qu"elle peut être atteinte par chacun'"; lorsqu'il affirme encore que "l'homme doit se débarrasser complètement du "je" et se libérer de la grande illusion de la séparation, et que dès lors il est libre'', il est enfin homme".

Si nous voulons essayer de comprendre Krishnamurti, nous devons commencer par admettre d'abord qu'il sait ce qu'il dit, et que lorsqu'il définit ainsi l'homme, l'homme normal, l'homme qui est enfin homme, il entend exactement dire ce qu'il dit et pas moins. Nous devons cesser de croire qu'il est porté à exagérer par son désir de nous inciter à accomplir un effort sur nous-mêmes, comme on encouragerait quelqu'un à entreprendre un voyage difficile en lui montrant qu'après tout, il est tout naturel de réussir.

Parmi ceux qui étudient le plus son message, nombreux sont ceux qui pensent que ces assertions, Krishnamurti se trouve obligé de les faire à cause de la nature même de son enseignement. S'il disait en effet que cet état dont il parle est anormal, il créerait une école pour élites, et le seul mot "élite" lui fait horreur, car ceux qui croient appartenir à une élite, ou posséder soit quelque avantage dans une hiérarchie, soit une autorité quelconque dans le domaine psychologique, ne peuvent appuyer cette croyance que sur l'illusion de leur "moi", qui est précisément ce que combat Krishnamurti. On pense donc que Krishnamurti est conséquent avec lui-même, mais que bien qu'il soit poussé à user de la seule méthode qui ne s'oppose pas à son message, bien qu'il soit obligé de faire semblant de croire qu'en effet ceci s'adresse à tous, bien qu'il n'ait à aucun moment le droit de se démentir à ce propos, ses auditeurs, eux, savent bien ce qui en est !... Ils ont compris l'artifice !...

Ils n'ont rien compris. Car si Krishnamurti usait d'un seul terme dans le but de forcer, ne serait-ce qu'imperceptiblement sa pensée, il ne serait qu'un imposteur.

C'est ainsi qu'on veut rejeter, neutraliser son message. On en fait un idéal inaccessible. On le relègue dans le domaine de l'impossible. Il est bien plus commode, en effet, d'admirer Krishnamurti démesurément, de le placer sur un piédestal, de le mettre complètement à part de tout le genre humain, que d'examiner sérieusement la possibilité de lui donner raison en se libérant soi-même. En somme, on professe d'accepter son message, mais non point la possibilité de sa réussite. Celle-ci, malgré son insistance véhémente, on s'obstine à l'imaginer dans un avenir utopique. Ou bien on tombe dans le travers opposé: sur sa trace, d'innombrables "libérés" surgissent, qui par leurs affirmations égocentriques ne trompent personne. Le commencement de la sagesse, en cette affaire, est d'ignorer avec sérénité aussi bien notre propre position par rapport à la libération dont parle Krishnamurti, que la position des autres. Ce n'est que lorsqu'on cesse de se situer, aussi bien par rapport à lui que par rapport aux autres, que l'on peut commencer à examiner de sang-froid ce qu'il dit.

Or, si l'on examine non seulement ce qu'il dit, mais les questions qu'on lui pose, et la façon très particulière qu'il a de répondre à ces questions, on constate toujours, d'une part — chez lui — une réalité, toujours là dans sa totalité paradoxale, qui nous prouve, qui nous démontre comme par une magie, que tout ce qui est manifestement normal (au sujet du "moi") est anormal, et que ce qui est plus qu'anormal, impossible, est la seule chose normale qui soit; d'autre part, on constate que cette réalité, l'interlocuteur la reçoit dans le domaine du "moi". Alors aussitôt le "moi" divise cette réalité en deux, car n'étant lui-même qu'une contradiction il ne peut considérer les choses que par oppositions: le bien et le mal, la matière et l'esprit, etc.. L'interlocuteur fait aussitôt rebondir la question en prenant pour réalité cette déformation. Krishnamurti, inlassablement, la ramène au sein de sa propre réalité, dont la présence est inexplicablement absente parce qu'elle est une synthèse, où ne subsiste plus aucune opposition.

De même que lui, toujours pleinement alerté, lucide, rapide, mobile, concentré sur le présent avec une intensité indescriptible, n'est jamais là, à aucun instant, en tant que "moi" et que cette apparente impossibilité est la meilleure preuve de son admirable humanité, de même on éprouve à examiner son message, et à l'expérimenter, que ce qui apparaît tout d'abord comme le paradoxe le plus insensé exprime au contraire une réalité. Ainsi donc, au lieu d'esquiver la difficulté, au lieu de chercher d'abord à nous mettre d'accord avec Krishnamurti sur des points accessoires, qui n'ont aucune importance, il nous est beaucoup plus utile d'affronter tout de suite ce qui, dans son message, nous semble le plus difficile à admettre, et surtout en nous gardant bien d'en atténuer la difficulté, sous prétexte que Krishnamurti exagère.

Imaginons alors ceci: imaginons à une époque extrêmement primitive, aux premiers âges d'une humanité encore grégaire, des masses humaines non encore éveillées à la conscience du "moi". Cet état, semblable à celui de l'enfant, fut certainement pendant des millénaires l'état naturel et normal des hommes des clans, dont la vie psychologique ne s'était pas condensée, ramassée en des centres de conscience isolés, mais flottait pour ainsi dire en une notion collective du "je". Telles étaient les époques totémiques. Ces hommes ne pouvaient en aucune façon avoir le sens du "moi" à l'intérieur de l'affirmation "je suis un moi".

Cet état nous est d'autant plus facile à comprendre que chaque enfant le vit. Si l'on pose à l'enfant une question quelconque au sujet de la réalité de son "moi" et de sa conscience, il ne comprend même pas de quoi il est question. Le passage de l'enfant, de l'état où il n'est pas encore un "moi" à l'état où il s'aperçoit qu'il est un "moi" s'accompagne parfois d'un choc psychologique très intense. C'est ainsi que le grand romantique allemand Jean Paul Richter a noté dans son journal qu'un jour, tout enfant, cette idée tomba brusquement en lui, comme un éclair venant du ciel: "Je suis un moi", et que cette constatation lui donna un choc et une émotion d'une intensité indescriptible. Jamais plus il n'oublia cette naissance de la conscience de soi. Cet instant ainsi vécu l'accompagna toute sa vie, comme une révélation, et fut véritablement une révélation extraordinaire, qui ne cessa jamais de recréer son être, et de lui inspirer toutes ses oeuvres.

Imaginons donc une humanité qui n'aurait jamais encore éprouvé cette révélation du "je suis un moi", et imaginons que parmi cette foule, encore à l'état psychologiquement préindividualisé, cette révélation commence par se produire chez un individu. Cet homme se mettrait à affirmer que l'état naturel et normal des hommes est de posséder un "moi", que chacun peut et doit faire l'effort de se concentrer en soi-même afin de provoquer cette étincelle de la conscience de soi. La foule l'écouterait sans comprendre. Elle éprouverait, à l'entendre, l'émoi, la fascination d'une vérité qui n'est pas encore, mais qui doit être. Elle sentirait instinctivement que cet homme a raison, que l'humanité dont il parle est plus vraie, plus réelle, plus consciente que la leur. Chacun éprouverait, à son appel, l'appel intérieur du "moi" qui ne serait pas encore né, mais qui aspirerait à naître. Et pourtant, tout en le comprenant, on ne le comprendrait pas; tout en percevant la présence de cette réalité, la réalité serait absente. Chaque individu, n'étant pas encore un "moi", s'efforcerait d'appréhender la vérité en termes d'une conscience de groupe, de la faire rentrer là où précisément elle n'est pas, où elle n'est plus, là où tout s'oppose à elle. Et le porteur du message, l'annonciateur de ce nouvel état de l'humain, ne trouverait pas de mots adéquats à cet état, puisque tous les mots déjà existants se rapporteraient à l'état antérieur, dont il aurait déjà, lui, brisé la chrysalide. Il s'attacherait à désosser les mots, à leur faire perdre leurs attaches avec cet univers psychologique qui leur donna naissance. Il n'aurait qu'un but: amener, malgré les mots, ses auditeurs à pénétrer au sein de la nouvelle réalité, d'une réalité soudain devenue la seule réalité vraiment humaine, au milieu de la totalité du genre humain, devenu maintenant préhumain.

Cet homme qui, aux lointains préhistoriques, aurait affirmé à des multitudes, qui n'auraient rien compris, que le seul état vraiment naturel et normal pour l'homme est de posséder un "moi", comme il aurait semblé paradoxal ! Et pourtant nous voyons bien aujourd'hui, qu'en termes du "moi", ces hommes préhistoriques, à la conscience non encore individualisée, n'étaient pas encore vraiment des hommes. Cet "illuminé" des époques lointaines serait, à nos yeux actuels, le premier homme véritable. Il ne serait pas un phénomène, il serait un homme quelconque, un homme comme tous les hommes, un homme normal.

On résout ainsi le paradoxe apparent de la position de Krishnamurti. Il appartient à une humanité qui est sortie de la coquille du "moi", de cette coquille qui n'était que prénatale. Pour lui, cet état est le seul qui soit naturel et normal. Pour lui, tout ce qui appartient au "moi" n'est encore que préhumain. Tout ce que, plongés dans cet état, les hommes ont pensé et construit, sagesses, civilisations, traditions millénaires, porte la marque de l'auto-destruction, car ces oeuvres sont basées sur le "moi". Mais si l'on sait lire les documents humains, on voit que tout ce que les hommes ont fait de réel à travers les siècles, ils l'ont fait dans des moments où, en sortant d'eux-mêmes, ils se sont délivrés, ne serait-ce que fugitivement, de leurs "moi". Cet état d'illumination et de connaissance auquel sont parvenus quelques rares hommes dans l'histoire, est le seul état que l'on puisse vraiment appeler humain.

On voit que Krishnamurti n'entre dans aucune des catégories où l'on voudrait ranger les hommes. Ce n'est pas un poète, ni un philosophe, ni encore moins un fondateur de religion, bien que des religions furent toujours fondées sur des hommes de son espèce. La lucidité de son message, dépouillé de tout fatras mythique, de toute attitude dévotieuse, ou religieuse, ou métaphysique, en un mot de toute inconscience, son appel à notre plus haute intelligence, qui est aussi amour, nous permettent enfin de saisir cette Réalité que des hommes ont en vain tenté, pendant des siècles, de capter dans son absolue simplicité.

Et, de même que Jean-Paul eut une révélation à la perception immédiate, comme un éclair, du "je suis un moi", de même, pour ceux qui ne peuvent plus supporter l'angoisse et la torture d'être enfermés dans la coquille inconsciente de leur "moi"; pour ceux qui veulent affronter la peur, et l'isolement total, et la grande aventure d'abandonner le "moi" à sa destruction; pour ceux qui ne se réfugient ni dans des religions, ni dans des systèmes, ni dans des oeuvres, afin d'apaiser le "moi" tout en l'abritant contre l'Éternité qui le ferait voler en éclats; pour ceux-là, le message de Krishnamurti, dans son absolue simplicité, peut bien tomber comme une révélation.

Révélation psychologique, intérieure, qui agit du dedans comme un explosif: le "moi", sous son choc répété, se fissure, puis ses fissures s'élargissent, puis deviennent béantes, puis bientôt l'édifice entier du "moi" et de ses réalités s'écroule en secouant l'être tout entier. Révélation sociale, qui s'ajoute aux conquêtes de la révolution, qui frappe d'irréalité, et détruit, les fondements de tous les ordres hiérarchiques, des traditions, des castes, des classes sociales, de l'exploitation de l'homme par l'homme.

Si l'on comprend que tout ce qui existe autour de nous est basé sur cette absurdité qu'est la croyance à la réalité du "moi"; si l'on comprend que les plus grands philosophes, que les plus grands savants ne sont jamais encore parvenus à se libérer totalement du mythe du "je suis"; on commence alors à entrevoir la portée du message de Krishnamurti, et la raison pour laquelle il est si difficile d'en discerner la nature.

Nous ne sommes encore qu'à l'incertaine aurore d'une ère absolument nouvelle, libérée des mythes. Cette fois-ci, l'humain naît enfin, qui ne se laissera plus étouffer par l'inconscience. Il s'exprime clairement, et en toute simplicité. Il est lucide; il adhère aux moindres détails de la vie quotidienne. Il est dans la rue. Il appartient aux masses. Chacun le peut comprendre, et surtout ceux dont le "moi" ne s'est pas emparé d'innombrables privilèges, d'acquisitions intellectuelles, matérielles ou morales.

C'est de chacun de nous que peut surgir la Vérité. Personne n'en est le dépositaire. Elle n'est pas transmissible. Krishnamurti s'adresse à tous, et si son message est trop simple, donc incompréhensible pour les pontifes de toutes les hiérarchies, à qui, naturellement, il convient de ne pas le comprendre, il est limpide pour ceux qui en toute simplicité désirent se délivrer d'eux-mêmes, et délivrer les hommes de l'exploitation.

Toutes ces remarques au sujet de la nature du message de Krishnamurti ne doivent être qu'une première orientation, une indication rapide. On aurait grandement tort de vouloir situer, cataloguer ce message, par rapport à des étapes de l'évolution de la conscience. L'exemple des hommes préhistoriques n'a été amené que pour bien montrer qu'il s'agit ici d'un nouvel état humain, d'une nouvelle perception de la nature humaine, et non point d'un système philosophique, ou de religion. Mais, alors que les états auxquels nous pouvons penser sont tous encore des états de la conscience, ici Krishnamurti affirme que toute conscience n'est jamais qu'une limitation, et que la Vérité dont il parle est une délivrance de toute conscience, un absolu. L'homme libéré de la conscience de soi a rejoint la Vie universelle, il est cette Vie en acte, il est l'accomplissement de la totalité de la Vie, et la consommation du Temps. Krishnamurti n'indique donc pas une étape, mais un absolu, et cet absolu n'est pas une fin, mais une éternelle naissance. Il n'apporte pas un message destiné à montrer un chemin aux hommes; on ne peut même pas dire de lui qu'il soit en avance sur eux, car dans cette Réalité dont il parle, le temps ni l'évolution n'ont plus de sens. Vouloir le situer dans la chaîne d'une évolution quelconque, c'est encore une façon de le reléguer dans l'avenir, en d'autres termes, de rejeter son message. Krishnamurti affirme que la Vérité dont il parle n'est pas relative, mais absolue. On a certainement le droit de ne pas l'écouter, mais non point celui de déformer sa pensée, de la ramener à des valeurs de temps et de relativité, en croyant ainsi la rendre plus acceptable, en croyant l'expliquer.

Krishnamurti
L'homme et son message

Article d'Yvon Achard publié dans la revue Le nouveau Planète Plus, numéro 19, Décembre 1970, réalisé sous la direction de Marc de Smedt et de Louis Pauwels

Bachelard disait: "Tout ce qui est grand se fait contre". Voilà une vie fertile en parfait accord avec cette phrase. C'est en mai 1895 que naquit dans le Sud des Indes, près de Madras, le huitième enfant d'une famille de Brahmanes que ses parents, en hommage au dieu Krishna, prénommèren Krishnamurti.

La nature douce et spirituelle de sa mère contribua à développer très tôt le caractère méditatif de l'enfant et, comme il le précisera plus tard, alors que ses petits camarades d'école rêvaient d'avoir un jour une boutique et d'être marchands, "son coeur se serrait à cette idée, car il voulait entrer dans le domaine spirituel". Ainsi, bien que sa mère mourut alors qu'il n'était âgé que de six ans, elle avait eu le temps de lui enseigner une quête spirituelle qu'il n'oubliera jamais.

Voici donc un enfant qui, très jeune, aspire à "autre chose" qu'à la vie matérielle, une nature assez exceptionnelle et naturellement portée vers la recherche intérieure. L'enfant possédait vraisemblablement cette base dès la naissance, elle fut développée par la mère et, dès l'âge de six ans, elle était très ferme.

Vers 1904. alors que Krishnamurti et son plus jeune frère Nityananda jouaient, l'un des chefs de la Société Théosophique de Adyar les remarqua et les présenta à Mme Annie Besant, présidente de la Société. Mme Besant, frappée par les qualités des deux enfants devint leur tutrice et dirigea leur éducation. C'est ainsi que vers 1910, ils furent envoyés à Londres où ils poursuivirent leurs études.

A la même époque, les chefs de la Société Théosophique fondèrent L'Ordre de l'Étoile d'Orient, dont le but était de grouper les spiritualistes du monde entier attendant la venue d'un grand instructeur. Krishnamurti, âgé alors de 15 ans, est déclaré chef de l'Ordre. L'organe de liaison est un journal, "le journal de l'Étoile" qui va désormais transmettre des conseils aux milliers de membres, dispersés dans les différents pays du monde. C'est à la même époque que Krishnamurti écrit son premier livre, dont l'élaboration n'est pas strictement personnelle, puisque c'est à la suite de l'enseignement oral délivré par son maître qu'il écrira le petit recueil "Aux Pieds du Maître'". Mme Besant précise dans une courte préface que ces pages constituent la "première offrande au monde" de Krishnamurti. C'est dans ce petit livre que nous pouvons lire cette phrase qui à elle seule, résume une partie de son enseignement futur: "La superstition est l'un des plus grands fléaux du monde, l'une des entraves dont il faut entièrement se libérer." Rappelons qu'elle est écrite par un jeune garçon de quatorze ans, annonçant l'éducateur futur, il écrit aussi: "celui qui a oublié son enfance et perdu toute sympathie pour les enfants ne pourra les instruire et les aider".

C'est également à la même époque, donc très jeune, que Krishnamurti commence à parler en public, et ses conférences deviendront très-vite de plus en plus nombreuses. L'organe de liaison de "l'Ordre de l'Étoile" relatera la plupart d'entre elles.

En 1911, âgé de 16 ans, Krishnamurti écrit un second petit livre, "Le Service dans l'Éducation'" dont l'élaboration est cette fois personnelle. Il se trouve à Londres, les approches de la grande guerre créent une atmosphère de plus en plus tendue et Krishnamurti, conscient au plus haut point de la responsabilité individuelle de tout être écrit dans ce recueil: "Un crime ne cesse pas d'être un crime parce qu'il est commis par beaucoup de gens".

Mais, alors que les chefs de la Société Théosophique voyaient en lui le futur Instructeur, capable de regrouper les différents courants spirituels du monde et leurs adhérents en un grand courant commun, Krishnamurti se révèle bientôt comme un "révolté". Il précisera plus tard les raisons de cette révolte permanente dans le recueil La vie libérée:

Je me suis révolté contre tout, contre l'autorité des autres, contre l'enseignement des autres, contre la connaissance des autres, ne voulant rien accepter pour vrai jusqu'à ce que j'eusse trouvé moi-même la vérité. Je ne m'opposais jamais aux idées des autres, mais ne voulais pas accepter leur autorité et leur théorie de la vie... Petit garçon, j'étais déjà dans un état de révolte. Rien ne me satisfaisait. J'écoutais, j'observais, je cherchais quelque chose au-delà de la maya des mots.

Tel sera, en bref, l'état d'esprit constant de Krishnamurti tout au long de ses années de jeunesse: il ne "s'oppose" pas aux idées des autres, ni à l'éducation reçue, mais il "n'accepte" rien et, intérieurement, il remet tout en question. Parallèlement à l'acquisition des enseignements reçus et aux différentes lectures, le progrès intérieur consistera en un affranchissement de plus en plus fort, nous pouvons dire que plus l'acquisition extérieure se fera vaste, et plus elle l'incitera à l'affranchissement intérieur. Krishnamurti, voyant en effet avec lucidité les méfaits de la croyance aveugle s'en libère et découvre par lui-même. Très observateur, il perçoit les erreurs de ceux qui l'entourent et les souffrances qui en découlent. Son éducation fut variée et étendue mais, ne se bornant pas à apprendre, il pourra déclarer plus tard ne rien savoir des livres religieux ou philosophiques.

En 1919. Krishnamurti vient à Paris où il s'inscrit à la Sorbonne, il assiste aux cours de français et de sanscrit. Qu'il soit à Londres ou à Paris, il se mêle aux autres, étudie, observe, n'accepte aucune idée toute faite, surtout celles touchant à la vie spirituelle.

J'allais au théâtre, dit-il, je voyais comment les gens s'amusaient, essayant d'oublier qu'ils n'étaient pas heureux... j'assistais à des réunions socialistes, communistes et j'écoutais parler les chefs. Ces réunions m'intéressaient mais ne me satisfaisaient point.

Mûri par cette observation minutieuse, Krishnamurti retourne alors aux Indes, son pays natal. De tout temps, ce pays a attiré l'homme en quête spirituelle. Dominant l'Inde de la misère, celui-ci ne voit de loin, que l'Inde des sages, le pays des Maîtres, qui possèdent les secrets de la vie et qui, après une lente et minutieuse initiation vous font atteindre les béatitudes célestes. Krishnamurti, pourtant Indien d'origine et recherchant lui aussi le bonheur ne se laisse pas séduire par les apparences: "Les Indes ont beau posséder les livres les plus sacrés du monde, les philosophies les plus grandes, de merveilleux temples anciens, rien de tout cela ne put me donner ce que je cherchais."

Krishnamurti va alors passer du pays des traditions au pays neuf: des Indes à l'Amérique. Il se rend alors en Californie avec son frère. Celui-ci est malade et recherchant la tranquillité propice à la guérison, les deux jeunes gens vont séjourner à Ojai où ils ont fait l'acquisition d'une petite maison. Ce séjour, qui date de 1922 est très important dans l'évolution spirituelle de Krishnamurti. En effet, loin de la foule, loin des réunions, loin des conférences, Krishnamurti et Nityananda méditent beaucoup. "Le sens et la réalité de la vie nous ont été révélés dans cette vallée", écrit-il dans le journal américain de l'Ordre d'oct. 1926. Un événement important se produisit également en ces lieux: jusqu'à cette époque, Krishnamurti s'était donné pour but la découverte de la Vérité, or, c'est à Ojai en 1922, qu'il prend conscience qu'il ne doit pas ''connaître'' ce but mais ''être'' ce but. A la "recherche" de la vérité, va succéder le "devenir" la Vérité.

"Quand on recherche la Vérité, on en porte le reflet sur le visage. Quand on devient la Vérité, on ne la reflète plus, on la rayonne", écrira-t-il en 1930 dans l'introduction à l'admirable recueil Le Sentier. En 1924, le baron Van Pallandt donne à Krishnamurti le grand domaine de Eerde avec son château, situé à Ommen, dans le Nord-Est de la Hollande. C'est ici que chaque année, en été, Krishnamurti parlera à plusieurs milliers de personnes et, dès 1926, il y demeurera trois mois par an.

Le 13 décembre 1925, alors que Krishnamurti se rend à nouveau aux Indes, il apprend la mort de son frère, resté en Californie. Il est à la fois désemparé et encore plus révolté. Désemparé car leurs liens affectifs et spirituels étaient si forts que toute découverte était commune. D'autre part, insistant avec force sur l'erreur des organisations spirituelles, "marchandes de vérités", et sur le fait que la connaissance de la vie et la découverte de la Vérité ne pouvaient être que personnelles et directes, Krishnamurti se sentait de plus en plus étranger à cette Société Théosophique au sein de laquelle il vivait, qui ne voyait le monde qu'aux travers de croyances et de complications initiatiques. D'une nature timide et réservée, Krishnamurti n'avait pour réel compagnon que Nityananda, et celui-ci jouait souvent le rôle d'intermédiaire entre son frère et les théosophes. Quelques années plus tard, Krishnamurti écrira dans un poème: "Mon frère est mort, nous étions comme deux étoiles dans un ciel nu", transmettant en quelques mots à la fois leur communion intime et leur profonde solitude. Le 13 décembre 1925 il se retrouva donc très seul, dans un monde beaucoup plus prompt à le vénérer qu'à tenter de comprendre ce qu'il disait. Parallèlement à sa douleur, Krishnamurti fut encore plus révolté spirituellement. Sa nature réservée l'avait en effet poussé à croire les théosophes qui lui avaient affirmé qu'il pouvait partir pour les Indes car son frère ne mourrait pas, puisqu'il devait seconder Krishnamurti dans sa mission future. Or, tandis que le bateau qui le transportait traversait la mer Rouge, il apprit que Nityananda venait de mourir. Dès lors, parallèlement à sa souffrance intérieure, ce fut le rejet de toutes les influences que la Société Théosophique avait exercées sur lui. Le reflet matériel de cette libération intérieure sera bientôt la dissolution de l'Ordre de l'Étoile, à la tête duquel les théosophes l'avaient placé. N'ayant plus son frère pour le comprendre et pour l'aider, il sentit la nécessité de tout comprendre par lui-même. Dans son immense douleur, il cherchait à retrouver son frère dans la nature entière et "dans le visage de chaque passant". C'est alors qu'il comprit que tant que l'individu Krishnamurti aurait une entité propre et serait différent des autres, la séparation entre son frère et lui demeurerait.

Quand mon frère mourut, on me dit qu'il était parfaitement heureux sur le plan astral, que tout pour lui était beau et couleur de rose. Pensez-vous que ma douleur fut apaisée ? Je compris que tant qu'il existait une séparation entre les individus, tant que Krishnamurti serait plus important pour moi, comme individu, que les autres, la douleur subsisterait et mon frère me manquerait. Lorsque je fus capable de m'identifier avec tous et de sentir, non pas seulement d'une manière intellectuelle, mais aussi à travers mon coeur qu'il n'existe pas de séparation réelle, je trouvais mon bonheur.

Cette découverte fut capitale, et c'est ainsi que la mort de Nityananda constitua un tournant décisif dans la libération intérieure de Krishnamurti. A partir de cette découverte, la mort de son frère ne fut plus pour lui un arrêt, ne fut plus subie, mais devint un enrichissement, un prétexte à la découverte intérieure et une véritable révélation de sa nature irréelle. Cette nature irréelle, c'était Krishnamurti en tant qu'individu séparé des autres et, lorsqu'elle disparut dans la révélation de son irréalité, Krishnamurti "mourut". Étant mort à lui-même, il devint tous les autres, car il n'en était plus séparé par cette nature irréelle. Il n'eut plus à chercher son frère dans la nature et "le visage de chaque passant" car il était alors son frère, comme il était tous les autres. C'est la raison pour laquelle il précisera un jour, "je suis toutes choses car je suis la Vie".

La "Vie", il la nomme aussi "le Maître" et encore "Le Bien-Aimé". Dans le dix-septième poème du recueil L'Immortel Ami, il écrit:

"Oui, j'ai cherché mon Bien-Aimé
Et je l'ai découvert établi dans mon coeur.
Mon Bien-Aimé regarde par mes yeux,
Car maintenant mon Bien-Aimé et moi nous sommes un.
Je ris avec Lui,
Avec Lui je joue.
Cette ombre n'est point la mienne,
C'est l'ombre du coeur de mon Bien-Aimé,
Car maintenant, mon Bien-Aimé et moi nous sommes un."

Dans le Bulletin International de l'Étoile de février 1930, Krishnamurti indiquera ce qu'il entend par le "Bien-Aimé". "Pour moi, le Bien-Aimé est chacun de vous, le brin d'herbe, le pauvre et le riche, le chien malheureux et les montagnes grandioses, les arbres magnifiques..." En janvier 1927, la libération intérieure devint totale. Il a un peu plus de trente ans et déclare: "J'ai été fait simple."

A la lumière de sa propre existence, Krishnamurti secoue alors la torpeur de ceux qui l'entourent, torpeur qui les fait adhérer à des croyances et suivre des guides. Il sait que l'erreur consiste à accepter au lieu de comprendre, il sait "qu'il est beaucoup plus facile de suivre aveuglément que de comprendre et de devenir ainsi vraiment libre". Alors couronnant tout cela, il déclare à ses adorateurs: "Je ne veux pas de spectateurs, je ne veux pas de disciples, je ne veux ni Louanges ni admirations d'aucune sorte... je veux être le compagnon non le maître." Et, lorsque le 3 août 1929. à Ommen, il dissout "l'Ordre de l'Étoile", créé autour de lui en 1911 à Bénarès, c'est pour éviter la formation d'une secte supplémentaire, et donner à chacun l'entière responsabilité de sa vie. "L'Ordre de l'Étoile" risquait en effet de dévitaliser l'enseignement de Krishnamurti. Trop de gens n'adoraient que sa propre personne et risquaient ainsi de créer en eux un esclavage supplémentaire. Les journaux l'appelaient déjà le "Messie des Théosophes", et c'est après avoir constaté lucidement ces faits qu'il déclara: "La vérité est un pays sans chemin... étant illimitée, inconditionnée, inapprochable par quelque sentier que ce soit, elle ne peut être organisée", et il dissout l'organisation créée autour de lui, puis restitua les biens qui lui avaient été donnés. Si, en dissolvant "L'Ordre de l'Étoile", il refusa d'avoir des disciples parmi les Théosophes en particulier, c'est parce que d'une manière générale, il refusait tout disciple. Il est bien évident que l'influence que put avoir la Société Théosophique sur Krishnamurti ne fut pas négligeable, mais, comme nous venons de le voir, ni son pays d'origine, ni sa religion d'origine, ni la Société Théosophique, ni l'éducation reçue, ni ses lectures, ni ses voyages ne purent lui imposer une forme de pensée particulière. Et c'est en dépassant les systèmes et les structures particulières qu'il atteignit la liberté.

La formation spirituelle de Krishnamurti est donc terminée. Depuis, son enseignement n'a subi aucun revirement, aucune cassure. Les années qui se sont écoulées, avec leurs événements et leurs changements n'ont pu faire varier la réalité dont il parle car, dit-il, cette réalité est en dehors du temps et des circonstances. Libéré de toute organisation, de tout disciple, Krishnamurti va alors tenter d'éveiller chez les hommes indépendants le désir de parvenir à l'unité qu'il connut en janvier 1927:

Et depuis, j'ai vécu dans ce jardin aux mille roses, aux mille parfums... Avec cette force en moi, il faut que je donne, je ne puis rien retenir". "Je désire que ceux qui cherchent à me comprendre soient libres. Et non pas qu'ils me suivent, non pas qu'ils fassent de moi une cage, qui deviendrait une religion, une secte... Je veux délivrer l'homme, et qu'il se réjouisse comme un oiseau dans le ciel clair, sans fardeau, indépendant, extatique au milieu de cette liberté.

C'est en 1930 que Krishnamurti commença à parler régulièrement dans différentes parties du monde. Au début, les réunions eurent lieu en trois points: à Ojai (Californie), à Ommen (Hollande) et à Bénarès. Les conférences de cette période furent éditées par le Bulletin de l'Étoile. Pendant cette période, il parle du "moi": il détaille le processus suivant lequel l'homme se fabrique un "moi", comment celui-ci arrive à prendre conscience et créer en nous un état de conflit pratiquement permanent. Il doit insister longuement sur la nécessité de se séparer de toutes les organisations, "marchandes de vérités", afin de commencer à assumer la responsabilité de son existence, condition de base pour que l'homme devienne libre. Constamment, il ramène les auditeurs à l'essentiel, qui n'est pas la croyance aveugle, mais la connaissance intime et profonde de ce qu'ils pensent, de ce qu'ils font, de ce qu'ils sont. Krishnamurti n'essaie jamais de leur arracher leurs croyances, car il sait qu'ils les remplaceraient par d'autres, mais il s'efforce, grâce à la prise de conscience, de les hisser spirituellement plus haut, là où, naturellement, les croyances aveugles fondent d'elles-mêmes, comme fond la neige lorsque le soleil chaud perce les nuages. Certains auditeurs ont l'esprit occupé et accaparé par de grandes théories initiatiques et souvent, Krishnamurti leur rappelle d'une manière émouvante que ces divagations leur masquent la beauté du réel simple et quotidienne: "Vous aspirez tous au moment où vous serez dans la sixième race, mais en attendant, ne laissez pas passer la splendeur du jour... Vous regardez la vie par le mauvais côté du télescope... il ne vous suffit pas de voir un beau coucher de soleil, il vous faut, en plus, un ange assis sur le sommet".

En 1934, après le camp des Indes, Krishnamurti parla à Auckland, en Nouvelle-Zélande. Ces conférences furent éditées et constituèrent le premier volume complet. Il fut traduit en français. Au cours des années 1935-1936, il parle en Amérique du Sud devant des foules considérables, si bien que les organisateurs durent louer des stades pour contenir tous les auditeurs. A la suite de ses conférences annuelles à Ommen de 1936, 1937 et 1938, un nouveau volume parut et fut traduit également en français. En 1938, Krishnamurti est en Amérique où, pendant la durée de la guerre, les autorités lui interdisent de parler en public (Il fut constamment surveillé par la CIA. durant cette période. Nouvelle preuve du ridicule de la police !).

Comme pendant la période précédente, de 1934 à 1938, il mit à jour les conflits intérieurs de l'homme. Qu'il les ignore ou en souffre, celui-ci est intérieurement en perpétuel déséquilibre et, pensant échapper à la douleur, par besoin de sécurité, il se donne à des partis, politiques ou religieux, auxquels il s'identifie. Les différences naissent, les antagonismes en découlent et les guerres suivent.

En 1944, Krishnamurti reprit ses conférences en Californie, à Ojai, puis aux Indes, à Londres et Paris où, de mars à mai 1950, il parla à l'Institut Pasteur et dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. Puis, chaque année, il va effectuer une ronde autour du monde. De nombreux ouvrages furent édités, concernant les conférences de cette période. L'un des premiers parus en traduction française fut "Krishnamurti parle'", édité grâce à une souscription. A la suite des conférences données à Paris en 1953, paraîtra un ouvrage très important, De la Connaissance de Soi. Puis, à Londres, en 1954, paraîtra en langue anglaise The first and last Freedom, qui sera traduit en français (La première et dernière Liberté) et qui constitue l'un des ouvrages les plus complets de l'enseignement de Krishnamurti. Aldous Huxley écrivit pour ce volume une remarquable préface. Cet ouvrage concrétise bien l'enseignement de Krishnamurti pendant la période 1944-1961. Il insiste tout particulièrement sur la vie en général, sur sa signification, sa simplicité et sa beauté. Il invite les auditeurs à pénétrer en eux au-delà des apparences, à ne pas demeurer hypnotisés par les mirages de la pensée, à crever ces structures psychiques qui ne sont que des sécurités, entretenant la division et les conflits en eux. Aucune fonction ne doit devenir hypertrophiée, anarchique, et l'état de communion, précise-t-il, est par excellence un état d'harmonie, unifiant l'intellect, le coeur, et l'intuition. Le vocabulaire de Krishnamurti possède alors une très grande souplesse; c'est à cette époque qu'il fait subir aux mots un véritable "lavage", pour ensuite les "rénover", en extrayant un sens neuf et frais. Par tous les moyens, il essaie de maintenir l'esprit des auditeurs alerte, afin que la découverte intérieure soit possible. En 1930, il devait secouer, réveiller les auditoires, en 1954, il s'efforçait de les maintenir éveillés.

C'est en juillet 1961 qu'à la demande de nombreux auditeurs européens, débutèrent les conférences et discussions de Saanen, petit village suisse situé dans le canton de Berne. Depuis 1961, Krishnamurti parle pendant trois semaines dans cette localité. Il continue également ses conférences dans le monde, réservant chaque année trois mois pour les Indes, passant parfois par Paris puis Londres, Amsterdam, Rome, Porto-Rico... Au cours de l'automne 1968, il parla dans plusieurs grandes Universités des États-Unis, dont Yale, Berkeley (Californie). De nombreux volumes concernant les conférences de cette période furent traduits en français.

En 1969. une propriété, Brockwood Park, fut achetée en Angleterre, "en accord avec le désir pressant de Krishnamurti d'avoir un centre pour le rayonnement de son oeuvre à travers le monde". D'une façon générale, cette dernière période est caractérisée par une finesse et une poésie extraordinaires. Krishnamurti ayant affiné ses moyens d'expression pendant quarante ans est parvenu à une réelle maîtrise du langage qu'il est littéralement en mesure de méditer à haute voix. Du côté public, l'adoration a été remplacée par le respect, qui seul permet la participation active aux vastes explorations du coeur humain auxquelles procède Krishnamurti. Il aborde n'importe quel sujet, n'importe quel thème, car ceux-ci ne sont que des prétextes au voyage intérieur. En 1930, il réveillait les mots, en 1940 il les lavait, en 1950 il pouvait alors les explorer et à Saanen, il les fait éclater. C'est cet éclatement qui libère le silence intérieur, seul capable de dissoudre les conflits. Ainsi, à Saanen, après quarante-cinq années passées à enseigner, Krishnamurti unit les auditeurs dans ce langage universel, cette langue commune qu'est le silence intérieur. Le 19 juillet 1929, il définissait synthétiquement la fonction du langage en ces mots: "La vie est une expérience, c'est le ciel tout entier, et les mots sont des fenêtres".

Il est bien évident qu'une seule fenêtre, aussi bien orientée soit-elle ne peut donner du ciel une vision totale, mais l'utilisation d'un grand nombre de fenêtres peut permettre une vision, certes fragmentaire, mais vaste. Et nous pouvons dire que, pendant quarante-cinq ans, Krishnamurti, redécouvrant les mots, ouvrit systématiquement des fenêtres sur ce ciel qu'est la vie. Le passage de la vision fragmentaire et partielle à la totalité, non seulement vue mais vécue se fait dans l'explosion des mots, qui libère le silence intérieur. Ce passage est en fait un changement d'état, et Krishnamurti lui a donné le nom de "mutation", précisant ainsi qu'il n'avait rien à voir avec un élargissement, une expansion de la conscience. C'est ce parfum indescriptible que, depuis 1961, Krishnamurti extrait des mots. Ses conférences sont souvent de la poésie à l'état pur et, en août 1970, il commença une conférence en disant: "Écoutez notre chant".

La rupture eu lieu le 3 août au camp d'Ommen. Krishnamurti décida de renoncer à cette autorité que des milliers de personnes utilisaient comme des béquilles pour parer à leur incapacité spirituelle. M. Théodore Bestermann décrivit l'événement dans sa biographie d'Annie Besant: "Un matin, M. Krishnamurti s'adressa aux campeurs assemblés. On comprit tout de suite qu'il parlait maintenant en son nom, et non plus comme porte-parole, et ses mots appuyaient indubitablement cette impression... Il annonça la dissolution de l'Ordre de l'Étoile et d'un seul coup abattit l'édifice que Mme Besant avait mis dix huit ans à construire.

Je maintiens, dit Krishnamurti, que la Vérité est un pays sans voies, et que l'on ne peut y accéder par aucun chemin, par aucune religion, par aucune secte. C'est là mon point de vue, je m'y tiens absolument et inconditionnellement... Toute foi est matière individuelle. Elle ne peut ni ne doit être organisée. Il déclara ne point vouloir d'adeptes... Il établit clairement que ses paroles étaient dirigées contre ceux qui, depuis dix-huit ans avaient cherché à lui bâtir une doctrine. Krishnamurti ajouta: "Vous vous êtes préparés à cet événement, à cette venue d'un Instructeur du Monde. Pendant dix-huit ans vous avez organisé, vous avez cherché quelqu'un qui donnerait à vos coeurs une nouvelle joie... qui vous libérerait... Dans quelle mesure une telle croyance a-t-elle balayé en vous toutes les choses inutiles de la vie ? Dans quelle mesure êtes vous plus libres, plus grands ?" M. Krishnamurti continua: "Vous pourrez former de nouvelles organisations et attendre quelqu'un d'autre. Cela ne me regarde pas, ni de créer de nouvelles cages... Mon seul souci est de rendre les hommes libres, absolument et sans condition." Après cela, M. Krishnamurti se défit de tous les biens dont on l'avait accablé et, peu à peu, s'éloigna de toute organisation.

Il est facile d'envisager l'immense courage qu'il fallait pour en arriver à une telle décision. Pour en bien comprendre la portée il faut se souvenir de ce à quoi Krishnamurti renonçait. L'organisation comprenait des milliers d'adhérents, des lieux de conférences aux quatre coins du globe; une affaire commerciale indépendante, avec ses livres et ses publications en douze langues différentes; des aides parmi toutes les classes de la société, prêts à tous les sacrifices, matériels ou moraux; en fait, un tout puissant appareil pour la propagation d'un message spirituel. Pour bien comprendre ce que signifiait l'abandon de tout cela, il faut penser à l'argent, aux efforts, au temps consacrés à l'établissement d'un organisme semblable, dont le but était la propagation d'un idéal non-commercial, quel que fût l'ordre religieux, social, politique ou intellectuel dont il S'agit.

Le 17 février 1986, à zéro heure dix, Krishnaji meurt. A huit heures, son corps est brûlé. Ses cendres furent répandues en partie en Californie à Ojaï, en Angleterre à Brockwood et dans le Gange en Inde.Tel est le passage d'un viel homme qui a quatre-vingt onze ans enseignait encore à des milliers d'auditeurs et se préoccupait de tout ce qui se passait dans le monde.

Entretien avec Krishnamurti

Entretien de Jiddu Krishnamurti avec Carlo Suarès, publié dans la revue Planète, numéro 14, janvier / février 1964

Krishnamurti : Que me veulent-ils, vos amis de Planète ? Veulent-ils des faits réels, ou simplement de l'érudition ? Pensent-ils que je leur apporterai des résultats de lectures ? Des conclusions ? Des opinions ? Des synthèses ? Des idées ?

Carlo Suarès : Ce n'est pas ce qu'ils veulent.

Krishnamurti : Dites-leur que je n'ai rien lu, que je n'ai pas de références. Pour moi, il n'y a de mutation psychologique que lorsque cesse le processus additif.

Carlo Suarès : Vous venez de prononcer le mot de mutation. C'est un mot que l'on trouve souvent dans Planète. mais accompagné, en général, de l'idée que la métamorphose de ce monde moderne peut nous amener, comme naturellement, à un changement d'état intérieur, tandis que vous voulez une révolution totale et immédiate de la conscience, que ne peut provoquer aucune évolution.

Krishnamurti : Nous savons tous que notre époque est explosive, que les moyens de l'homme, demeurés à peu de chose près constants pendant des millénaires, sont tout à coup multipliés des millions de fois ; que les calculateurs électroniques, pour ne mentionner que cela, deviennent d'heure en heure plus fantastiques ; que demain on ira dans la Lune ou ailleurs ; que la biologie est en train de découvrir le mystère de la vie et même de créer la vie. Nous savons que les données les mieux établies de la science s'écroulent ; que tout est constamment remis en question et que les cerveaux sont contraints et forcés de se mettre en mouvement. Nous savons tout cela ; il n'est donc pas nécessaire de revenir sur cet aspect de notre époque. Dans la confusion actuelle, l'homme est à la recherche d'une sécurité matérielle qui ne peut être trouvée que par des connaissances technologiques. Les religions sont devenues des superstructures qui n'ont guère une réelle importance dans les affaires du monde, cependant que les questions fondamentales demeurent sans réponse : le Temps, la Douleur, la Peur... Mutation, Religions, Peur...

Carlo Suarès : C'est là que nous pouvons entreprendre un débat. Je crois que de nombreux lecteurs de Planète vous diront ceci, puisqu'ils sont aussi d'accord pour constater que le milieu est en plein bouleversement : pourquoi, dès lors, ne. pas penser que ce formidable mouvement ne se produira pas en même temps dans nos cerveaux ?

Krishnamurti : . Nous pouvons, en effet, le penser. Mais est-ce cela que l'on peut appeler une mutation ? Avoir un cerveau électronique ? Le cerveau n'est pas toute la conscience.

Carlo Suarès : Il ne s'agit pas que du cerveau. Notre conscience s'élargit à la mesure de la planète, et ce qui se passe à l'autre bout du monde...

Krishnamurti : Oui, oui, ,j'ai compris...

Carlo Suarès : ... Les moines bouddhistes qui se font briller, les noirs d'Amérique...

Krishnamurti : Mais oui, mais oui, ils font partie de nous, et l'effroyable misère en Asie, et toutes les tyrannies partout, et la cruauté, et l'ambition, et l'avidité, et les innombrables conflits du monde ; nous sentons tout cela. Tout cela, c'est nous. Ayez tout cela totalement présent à l'esprit, et voyez à quelle extraordinaire profondeur doit se faire la mutation.

Carlo Suarès : Il y a en ce moment, en France, un courant de pensée qui, constatant que la complexité du milieu humain est devenue inextricable, souhaiterait que puisse se constituer une pensée humaine collective, capable de rassembler en une synthèse les fils épars de nos connaissances...

Krishnamurti : Quelles autres questions voyez-vous ?

Carlo Suarès : La question religieuse, naturellement. Peut-on prévoir une religion de l'avenir basée sur une meilleure connaissance du Cosmos et sur le sentiment que l'homme en fait partie ?

Krishnamurti : Et quoi encore ?

Carlo Suarès : On m'a chargé de vous demander ce que vous pensez du fait qu'au tréfonds de l'homme moderne, qu'il soit jeune ou vieux, il y a la peur...

Krishnamurti : Je vois. Si vous le voulez bien, nous allons nous mettre au travail... Mais êtes-vous sûr que Planète acceptera de publier tout ce que je dirai ?

Carlo Suarès : J'en ai l'assurance formelle. Pouvez-vous, en une phrase, me donner l'essentiel de ce que vous vous proposez de faire ?

Krishnamurti : Déconditionner la totalité de la conscience.

Carlo Suarès : Vous voulez dire que vous demandez à chacun de déconditionner l'absolue totalité de sa propre conscience ? Permettez-moi de vous dire que ce qui déconcerte le plus, dans votre enseignement, c'est votre insistante affirmation que ce décondi- tionnement total de la conscience n'a besoin d'aucun temps.

Krishnamurti : Si c'était un processus évolutif, je ne l'appele rais pas mutation. Une mutation est un changement d'état brusque.

La mutation psychologique n'est pas ce que vous croyez

Carlo Suarès : Je n'imagine pas un "mutant", c'est-à-dire un homme changeant d'état de conscience, qui n'emporterait pas avec lui la résultante de tout le passé. L'homme modifie le milieu et le milieu le modifie...

Krishnamurti : Non : l'homme modifie le milieu et le milieu modifie telle partie de l'homme qui est branchée sur la modification du milieu, non l'homme tout entier, dans son extrême profondeur. Aucune pression extérieure ne peut faire cela : elle ne modifie que des parties superficielles de la conscience. Aucune analyse psychologique ne peut non plus provoquer la mutation car toute analyse se situe dans le champ de la durée. Et aucune expérience ne peut la provoquer, quelque exaltée et« spirituelle » qu'elle soit. Au contraire, plus elle apparaît comme une révélation, plus elle conditionne. Dans les deux premiers cas — modification psychologique produite par l'analyse ou introspection, et modification produite par une pression extérieure — l'individu ne subit aucune transformation profonde : il n'est que modifié, façonné, réajusté, de manière à être adapté au social. Dans le troisième cas. modification amenée par une expérience dite spirituelle, soit conforme à une foi organisée, soit toute personnelle, l'individu est projeté dans l'évasion que lui dicte l'autorité de quelque symbole. Dans tous les cas il y a action d'une force contraignante prenant appui sur une morale sociale, c'est-à-dire un état de contradiction et de conflits. Toute société est contradictoire en soi. Toute société exige des efforts de la part de ceux qui la constituent. Or contradiction, conflit, effort, compétition sont des barrières qui empêchent toute mutation, car mutation veut dire liberté.

Carlo Suarès : D'où les évasions dans les symboles ?

Krishnamurti : II n'y a d'images symboliques que dans les parties inexplorées de la conscience. Même les mots ne sont que des symboles. Il faut crever les mots.

Carlo Suarès : Mais les théologies...

Krishnamurti : Laissons là les théologies. Toute pensée théologique manque de maturité. Ne perdons pas le fil de notre entretien. Nous en étions à l'expérience, et nous disions que toute expérience est conditionnante. En effet, toute expérience vécue — et je ne parle pas seulement de celles dites spirituelles — a nécessairement ses racines dans le passé. Qu'il s'agisse de la réalité ou de mon voisin, ce que je reconnais implique une association avec du passé. Une expérience dite spirituelle est la réponse du passé à mon angoisse, à ma douleur, à ma peur, à mon espérance. Cette réponse est la projection d'une compensation à un état misérable. Ma conscience projette le contraire de ce qu'elle est, parce que je suis persuadé que ce contraire exalté et heureux est une réalité consolante. Ainsi, ma foi catholique ou bouddhiste construit et projette l'image de la Vierge ou du Bouddha, et ces fabrications éveillent une émotion intense dans ces mêmes couches de conscience inexplorées qui, l'ayant fabriquée sans le savoir, la prennent pour la réalité. Les symboles, ou les mots, deviennent plus importants que la réalité. Ils s'installent en tant que mémoire dans une conscience qui dit : « Je sais, car j'ai eu une expérience spirituelle. » Alors les mots et le conditionnement se vita- lisent mutuellement dans le cercle vicieux d'un circuit fermé.

Carlo Suarès : Un phénomène d'induction ?

Krishnamurti : Oui. Le souvenir de l'émotion intense, du choc, de l'extase engendre une aspiration vers la répétition de l'expérience, et le symbole devient la suprême autorité intérieure, l'idéal vers lequel se tendent tous les efforts. Capter la vision devient un but ; y penser sans cesse et se discipliner , un moyen. Mais la pensée est cela même qui crée une distance entre l'individu tel qu'il est et le symbole ou l'idéal. Il n'y a de mutation possible que si l'on meurt à cette distance. La mutation n'est possible que lorsque toute expérience cesse totalement. L'homme qui ne vit plus aucune expérience est un homme éveillé. Mais voyez ce qui se passe partout : on recherche toujours des expériences plus profondes et plus vastes. On est persuadé que vivre des expériences, c'est vivre réellement. En fait, ce que l'on vit n'est pas la réalité, mais le symbole, le concept, l'idéal, le mot. Nous vivons de mots. Si la vie dite spirituelle est un perpétuel conflit, c'est parce qu'on y émet la prétention de se nourrir de concepts comme si, ayant faim, on pouvait se nourrir du mot « pain ». Nous vivons de mots et non de faits. Dans tous les phéno. mènes de la vie, qu'il s'agisse de la vie spirituelle, de la vie sexuelle, de l'organisation matérielle de nos affaires ou de nos loisirs, nous nous stimulons au moyen de mots. Les mots s'organisent en idées, en pensées et, sur ces stimulants, nous croyons vivre d'autant plus intensément que nous avons mieux su, grâce à eux, créer des distances entre la réalité (nous, tels que nous sommes) et un idéal (la projection du contraire de ce que nous sommes). Ainsi, nous tournons le dos à la mutation. Mourez au temps, aux systèmes, aux mots.

Carlo Suarès : Récapitulons. Tant qu'existe dans la conscience un conflit, quel qu'il soit, il n'y a pas mutation. Tant que domine sur nos pensées l'autorité de l'Église ou de l'État, il n'y a pas mutation. Tant que notre expérience personnelle s'érige en autorité intérieure, il n'y a pas mutation. Tant que l'éducation, le milieu social, la tradition, la culture, bref notre civilisation, avec tous ses rouages, nous conditionne, il n 'y a pas mutation. Tant qu'il y a adaptation, il n'y a pas mutation. Tant qu'il y a évasion, de quelque nature qu'elle soit, il n'y a pas mutation. Tant queje m'efforce vers une ascèse, tant que je crois à une révélation, tant que j'ai un idéal quel qu'il soit, il n'y a pas mutation. Tant que je cherche à me connaître en m'analysant psychologiquement, il n'y a pas mutation. Tant qu'il y a effort vers une mutation, il n'y a pas mutation. Tant qu'il y a image, symbole, ou des idées, ou même des mots, il n'y a pas mutation. En ai-je assez dit ? Non pas. Car, parvenu à ce point, je ne peux qu'être amené à ajouter : tant qu'il y a pensée, il n'y a pas mutation.

Krishnamurti : C'est exact.

Carlo Suarès : Alors, qu'est-ce que cette mutation dont vous parlez tout le temps ?

Krishnamurti : C'est une explosion totale à l'intérieur des couches inexplorées de la conscience, une explosion dans le germe ou, si vous voulez, dans la racine du conditionnement, une destruction de la durée.

Carlo Suarès : Mais la vie même est conditionnement. Comment peut-on détruire la durée et ne pas détruire la vie elle-même ?

Krishnamurti : Vous voulez réellement le savoir ?

Carlo Suarès : Oui.

Krishnamurti : Mourez à la Durée. Mourez à la conception total du Temps : au passé, au présent et au futur. Mourez aux systèmes, mourez aux symboles, mourez aux mots, car ce sont des facteurs de décomposition. Mourez à votre psychisme car c'est lui qui fabrique le Temps psychologique. Ce Temps n'a aucune réalité.

Carlo Suarès : Et alors, que reste-t-il, si ce n'est le désespoir, l'angoisse, la peur d'une conscience ayant perdu tout point d'appui et jusqu'à la notion de sa propre identité ?

Krishnamurti : Si un homme me posait cette question ainsi, je lui répondrais qu'il n'a pas fait le voyage, qu'il a eu peur de passer sur l'autre rive. Qu'est-ce qu la peur ?

Carlo Suarès : Ce que vous dites fait peur. Et je me demande si la conscience n'a pas, au plus profond d'elle-même, besoin de cette peur. Cela expliquerait pourquoi celle-ci est toujours entretenue, alimentée par les religions, qui sont censées être des refuges et des tranquillisants. Elles entretiennent la peur en empêchant la conscience de se percevoir telle qu'elle est. Elles interposent, entre la conscience et la réalité, l'écran des théologies.

Krishnamurti : Ce problème est à la fois profond et vaste. Abordons-le en le tâtant, pour ainsi dire, de divers côtés. La peur est Temps et Pensée. Nous donnons une continuité à la peur au moyen de la pensée, et au moyen de la pensée nous donnons une continuité au plaisir. Ce fait est simple : en pensant à l'objet de notre plaisir, nous conférons au plaisir une continuité, et nous faisons de même pour la peur, en pensant à l'objet de notre peur. Si j'ai peur de vous — ou de la mort, ou d'autre chose -, je pense à vous ou à la mort et j'entretiens ainsi la peur. Si, par contre, il nous arrive de rencontrer face à face l'objet de notre peur, celle-ci cesse.

Carlo Suarès : Comment cela ?

Krishnamurti : Je parle de la peur psychologique, non de la peur d'un danger physique que l'on cherche à écarter, ce qui est naturel. Considérez la peur de la mort. En quoi consiste-t-elle ? On divise la totalité du phénomène vital en vie et mort. La vie est connue et, de la mort, on ne sait rien. A-t-on peur de ce que l'on ne connaît pas ou, plutôt, a-t-on peur de perdre ce que l'on connaît ? Il est évident que vie et mort sont deux aspects d'un même phénomène. Si l'on cesse de les considérer comme deux phénomènes différents, il n'y a plus de conflit.

Carlo Suarès : Ne pouvons-nous pas nous poser la question de savoir ce qu'est la peur en soi ?

Krishnamurti : II n'y a pas de peur en soi. Il n'y a jamais que la peur de quelque chose. La question de la mort

Carlo Suarès : Mais n'existe-t-il pas une peur fondamentale ?

Krishnamurti : Non. La peur est toujours la peur de quelque chose. Examinez la question très attentivement et vous le verrez. Toute peur, même inconsciente, est le résultat d'une pensée. La peur généralement répandue dans tous les domaines et la peur psychologique, à l'intérieur du moi, sont toujours la peur de ne pas être. De ne pas être ceci ou cela, ou de ne pas être tout court. La contradiction évidente entre le fait que tout ce qui existe est transitoire et la recherche d'une permanence psychologique, voilà l'origine de la peur. Pour être libéré de la peur, on doit explorer l'idée de per- manence dans sa totalité. L 'homme qui n'a pas d'illusions n'a pas peur. Cela ne veut pas dire qu'il soit cynique, amer ou indifférent.

Carlo Suarès : Cela veut dire qu'il a vu que la structure psychologique sur laquelle il appuie la notion de son identité n'est pas réelle, qu'elle est verbale.

Krishnamurti : Ainsi, nous voici devant un des problèmes majeurs : la mort. Pour comprendre cette question, non pas verbalement mais en fait, je veux dire pour pénétrer en toute réalité le fait de la mort, on doit se débarrasser de tout concept, de toute spéculation, de toute croyance à son sujet, car toute idée que l'on peut avoir là-dessus est engendrée par la peur. Si nous sommes sans peur, vous et moi, nous pouvons poser correctement la question de la mort. Nous ne nous demanderons pas ce qui arrive « après », mais nous explorerons la mort en tant que fait. Pour comprendre ce qu'est la mort, toute mendicité tâtonnante dans les ténèbres doit cesser. Sommes-nous, vous et moi, dans cette disposition d'esprit qui ne cherche pas à savoir ce qu'il y a « après la mort », mais qui se demande ce qu'est la mort ? Voyez-vous la différence ? Si l'on se demande ce qu'il y a « après », c'est parce que l'on ne se demande pas ce que c'est. Et sommes-nous en condition de nous poser cette question ? Peut-on réellement se demander ce qu'est la mort tant que l'on ne se demande pas ce qu'est la vie ? Et est-ce se demander ce qu'est la vie, tant qu'on a des notions, des idées, des théories au sujet de ce qu'elle est ? Quelle est la vie que nous connaissons ? Nous connaissons l'existence d'une conscience qui se débat sans cesse dans toutes sortes de conflits intérieurs et extérieurs. Déchirée dans ses contradictions, cette existence est con- tenue dans le cercle de ses exigences et de ses obligations, des plaisirs qu'elle recherche et des souffrances qu'elle fuit. Nous sommes entièrement absorbés par un vide intérieur que l'accumulation de possessions matérielles ou mentales ne peut jamais combler. Dans cet état, la question de ce qu'est la mort ne peut pas se poser, parce que la question de ce qu'est la vie ne se pose pas. L'existence que nous connaissons est-elle la vie ? De même, les explications : résurrection des morts, réincarnation, etc., proviennent-elles d'une connaissance de la mort ? Elles ne sont que des projections d'idées que l'on se fait au sujet du fragment d'existence que l'on appelle vie. Mourir à la structure psychologique avec laquelle on s'identifie ; mourir à chaque minute, à chaque journée, à chaque acte que l'on fait, mourir à l'immédiat du plaisir et à la durée de la peine, et savoir tout ce qui est impliqué dans ce mourir ; alors on est apte à poser la question : qu'est-ce que la mort ? On ne discute pas avec la mort corporelle. Et pourtant, seuls ceux qui savent mourir d'instant en instant peuvent éviter d'entreprendre avec la mort un impossible dialogue. En cette mort perpétuelle est un perpétuel renouveau, une fraîcheur qui n'appartient pas au monde de la continuité dans la Durée. Ce mourir est création. Création est mort et amour. Les églises ne peuvent rien

Carlo Suarès : J'ai des questions à vous poser au sujet de la religion. Les plus récentes des grandes religions sont tout de même néesà des époques où la Terre était un disque plat, où le soleil parcourait la voÛte du ciel, etc. Jusqu'à une époque récente (Galilée n'est pas loin), elles imposaient par la violence une imagerie enfantine du Cosmos. Aujourd'hui, ne pouvant faire autrement, elles se mettent au pas de la science et se contentent d'avouer que leurs cosmogonies ne sont que symboliques. Mais elles proclament que, malgré cette capitulation, elles sont les dépositaires de vérités éternelles. Qu'en pensez-vous ?

Krishnamurti : Elles poursuivent leur propagande en vue de conquérir un pouvoir sur les consciences. Elles cherchent à s'emparer de l'enfance pour mieux la conditionner. Les religions des Églises et celles des États proclament la nécessité de toutes les vertus, alors que leur Histoire n'est qu'une série de violences, de terreurs, de tortures, de massacres inimaginables.

Carlo Suarès : Mais ne pensez-vous pas que les Églises aujourd'hui sont moins étroitement militantes ? Ne voyons-nous pas les chefs des plus grandes Églises déclarer que la fraternité humaine est plus importante que le détail des cultes ?

Krishnamurti : Si une déclaration de fraternité est plus importante que le culte, c'est que le culte a perdu de son importance aux yeux mêmes de ses pontifes. Ce prétendu universalisme n'est tout au plus qu'une tolérance. Etre tolérant, c'est à peine tolérer le voisin sous certaines conditions. Toute tolérance est intolérance, de même que la non-violence est violence. En vérité, à notre époque, la religion, en tant que véritable communion de l'homme avec ce qui le dépasse, ne joue pas de rôle dans la marche des affaires humaines. Les organisations religieuses, par contre, sont des instruments politiques et économiques.

Carlo Suarès : Mais ces organisations religieuses ne peuvent-elles pas guider les hommes vers une réalité qui les dépasse ?

Krishnamurti : Non. Qu'est-ce qu'un esprit libre ?

Carlo Suarès : Passons donc au sentiment religieux. L'homme moderne, qui vit consciemment dans l'univers d'Einstein et non plus dans celui d'Euclide, ne peut-il pas mieux communier avec la réalité de l'univers grâce à une conscience avertie et élargie d'une façon adéquate ?

Krishnamurti : Celui qui veut élargir sa conscience peut aussi bien choisir, parmi les psychodrogues, celle qui lui conviendra le mieux. Quant à mieux communier avec l'univers grâce à une accumulation d'informations et de connaissances scientifiques au sujet de l'atome ou des galaxies, autant dire qu'une immense érudition livresque, au sujet de l'amour, nous fait connaître l'amour. Et d'ailleurs votre homme ultra-moderne, si au courant des dernières découvertes scientifiques, aura-t-il pour autant mis le feu à son univers inconscient ? Tant qu'une seule parcelle inconsciente subsistera en lui, il projettera une irréalité de symboles et de mots au moyen de laquelle il aura l'illusion de communier avec quelque chose de supérieur.

Carlo Suarès : Ne pensez-vous pas, cependant, qu'une religion de l'avenir sur des bases scientifiques est possible ?

Krishnamurti : Pourquoi parle-t-on de religion d'avenir ? Voyons plutôt ce qu'est la vraie religion. Une religion organisée ne peut produire que des réformes sociales, des changements superficiels. Toute organisation religieuse se situe nécessairement à l'intérieur d'un cadre social. Je parle . d'une révolution religieuse qui ne peut avoir lieu qu'en dehors de la structure psychologique d'une société, quelle qu'elle soit. Un esprit vraiment religieux est dénué de toute peur, car il est libre de toutes les structures que les civilisations ont imposées au cours de millénaires. Un tel esprit est vide, en ce sens qu'il s'est vidé de toutes les influences du passé, collectif et personnel, ainsi que des pressions qu'exerce l'activité du présent qui crée le futur.

Carlo Suarès : Un tel esprit, du fait qu'il s'est vidé de son contenu qui en vérité le contenait, est extraordinairement libre...

Krishnamurti : Il est libre, vif et totalement silencieux. C'est le silence qui importe. C'est un état sans mesure. Alors seulement peut-on voir, mais non en tant qu'expérience, Cela qui n'a pas de nom, qui est au-delàde la pensée, qui est énergie sans cause. A défaut de ce silence créateur, quoi que l'on fasse, il n'y aura sur terre ni fraternité ni paix, c'est-à-dire pas de vraie religion.

Carlo Suarès : Toutes les religions préconisent quelque forme de prière, quelque méthode de contemplation en vue d'entrer en communion avec une réalité supérieure, dont le nom, Dieu, Atman, Cosmos, etc. varie. Par quel acte religieux procédez-vous ? Est-ce que vous priez ?

Krishnamurti : La répétition de mots sanctifiants calme un esprit agité en l'endormant. La prière est un calmant qui permet de vivre à l'intérieur d'un enclos psychologique sans éprouver le besoin de le mettre en pièces, de le détruire. Le mécanisme de la prière, comme tous les mécanismes, donne des résultats mécaniques. Il n'existe pas de prière capable de transpercer l'ignorance de soi. Toute prière adressée à ce qui est illimité présuppose qu'un esprit limité sait où et comment atteindre l'illimité. Cela veut dire qu'il a des idées, des concepts, des croyances à ce sujet, et qu'il est pris dans tout un système d'explications, dans une prison mentale. Loin de libérer, la prière emprisonne. Or, la liberté est l'essence même de la religion, dans le vrai sens de ce mot. Cette essentielle liberté est déniée par toutes les organisations religieuses, en dépit de ce qu'elles disent. Loin d'être un état de prière, la connaissance de soi est le début de la méditation. Ce n'est ni une accumulation de connaissances sur la psychologie, ni un état de soumission dite religieuse, où l'on espère la grâce. C'est ce qui démolit les disciplines imposées par la Société ou l'Église. C'est un état d'attention et non une concentration sur quoi que ce soit de particulier. Le cerveau étant tranquille et silencieux observe le monde extérieur et ne projette plus aucune imagination ni aucune illusion. Pour observer le mouvement de la vie, il est aussi rapide qu'elle, actif et sans direction. Alors seulement, l'immesurable, l'intemporel, l'infini peut naître. C'est cela, la vraie religion. Ce qui reste à éveiller.

Carlo Suarès : Pensez-vous qu'une pensée collective, qu'une intelligence collective, ayant enregistré et synthétisé les récentes acquisitions de toutes les sciences, si elle pouvait se constituer, serait à même de guider l'humanité vers une saine évolution ?

Krishnamurti : Du char à boeufs à la fusée astronautique la progression est due à une certaine partie du cerveau. Se développerait-elle, cette partie, encore des millions de fois, elle ne ferait pas avancer d'un pas le problème fondamental que se pose la conscience humaine à son propre sujet. Et elle se développera. Ce processus est irréversible et nécessaire. Mais il existe une autre partie du cerveau qui n'est pas éveillée et que nous pouvons vitaliser dès aujourd'hui. Cet éveil n'est pas une question de temps. C'est une explosion révolutionnaire qui, aux sources de toute chose, surgit et empêche que se cristallise, que se durcisse, par les dépôts du passé, une structure psychologique. Cette lucidité aborde chaque problème au fur et à mesure qu'il se présente, et l'importance du problème devient secondaire. La liberté et la paix ne pourront s'instaurer dans le monde que si ce surgissement, qui est énergie sans cause, ni individuelle ni collective, est vivant.

21 Août 1963

S. — C’est un fait, je pense, que votre nom est connu mondialement, et que d’une façon générale il n’existe aucun malentendu au sujet de ce qu’il est convenu d’appeler votre enseignement. Chacun sait que ce que vous dites échappe à toute classification, qu’il ne s’agit ni d’une philosophie, ni d’une psychologie, ni d’une nouvelle religion, etc. Et vous êtes « actuel », en ce sens que vous n’êtes tributaire d’aucune culture ou tradition. En dépit de votre nom, et de votre origine indienne, vous déclarez n’appartenir ni à l’Orient ni à l’Occident. Ces préliminaires étant établis, certains de mes lecteurs pensent qu’il serait opportun d’entreprendre des entretiens avec vous, ayant pour objet un exposé général, quelque peu approfondi, mais néanmoins résumé, de votre enseignement, pouvant servir d’introduction à des volumes plus complexes et moins faciles d’accès.

K. — Que veulent-ils ? Sont-ils sérieux dans leurs intentions ? Veulent-ils des faits réels ou de l’érudition ? Pensent-ils trouver ici des connaissances ramassées dans des ouvrages ? Des conclusions ? Des opinions ? Des systèmes ? Des idées ?

S. — Je suis bien certain qu’ils ne veulent rien de tout cela.

K. — Alors que veulent-ils ? Dites-leur que je n’ai rien lu. S’ils sont en quête d’informations, d’érudition, je considère, pour ma part, que tout savoir est un obstacle à la réalité. Ce n’est que lorsque cesse le processus additif que peut se produire une mutation psychologique.

S. — Le mot « mutation » est devenu un mot vedette dans le monde entier, depuis que l’extraordinaire développement scientifique a mis l’homme devant la nécessité de se modifier en conséquence et de s’adapter à...

K. — Oui. Mais qu’appelle-t-on mutation ? Nous sommes tous au courant de cette explosion de la technique, n’est-ce pas, et des inventions de plus en plus nombreuses, des perfectionnements de toutes sortes, des calculateurs et des ordinateurs, des voyages qui auront lieu demain dans la lune, des découvertes en biologie, des recherches dans le mystère des cellules vivantes, etc., etc. Nous savons que tout cela a lieu et que le cerveau humain doit s’adapter — et s’adapte — à ces changements extraordinaires. Nous n’avons guère besoin de nous attarder sur cette question. Mais voyons l’autre aspect, le revers de ce monde en expansion : le chaos, la confusion, la misère partout dans le monde. Dans cet état de confusion, les hommes sont à la recherche d’une sécurité matérielle dont ils pensent qu’elle pourrait être obtenue au moyen de connaissances techniques. Les religions ne sont plus que des voies secondaires, à l’écart des grandes circulations des affaires mondiales, et les problèmes fondamentaux — le temps, la douleur, la peur demeurent sans réponse. Nous savons aussi que les hommes vivent dans des « milieux » humains — des sphères morales et sociales — et que la vie n’est ni intérieure ni extérieure, mais qu’elle est semblable à une marée : c’est un mouvement de va-et-vient entre l’intérieur et l’extérieur.

S. — Je le vois aisément, mais ce point pourrait justement être mis en discussion, car si nous sommes — ainsi que nous le sommes — conditionnés par notre milieu, et si nous constatons que notre milieu contemporain subit des modifications considérables et très rapides, pourquoi ne pas admettre que ce mouvement extraordinaire est en train de modifier nos cerveaux ?

K. — Nous pouvons l’admettre. Mais ces modifications seraient-elles une mutation ? Arriverions-nous à des cerveaux électroniques, ils ne vaudraient pas un ordinateur. Et le cerveau n’est pas tout l’homme...

S. — C’est bien évident. J’essayais de vous dire que le prodigieux développement des communications et de l’information me semble élargir nos consciences jusqu’à embrasser la planète entière.

K. — Je vous comprends.

S. — Par les journaux, la télévision, le cinéma, nous avons des visions de violence, de conflits, de misère, venant de toutes les parties du monde...

K. — Oui, oui... Et tout cela fait partie de nous. L’effroyable misère en Asie... et les tyrannies, les ambitions, les compétitions, les nationalismes, les haines raciales... les guerres... Nous sommes, oui, nous sommes tout cela. Et lorsque cette totalité est présente en notre esprit, nous voyons à quelle profondeur la mutation doit se produire.

S. — Il existe un courant de pensée qui considère que la complexité de notre monde humain est telle qu’il est impossible à un homme seul de se faire une image adéquate de la situation générale. Ces philosophes voudraient, par conséquent, créer et organiser une pensée collective capable de ramasser en une vaste synthèse les fils épars des connaissances.

K. — Quelles autres questions voulez-vous aborder ?

S. — La question religieuse, bien sûr. Est-il raisonnable de prévoir la naissance d’une religion nouvelle basée sur une meilleure connaissance de l’univers et sur le sentiment que l’homme fait partie d’un tout ?... Et qu’avez-vous à dire sur le fait que, profondément enracinée dans l’homme moderne, qu’il soit jeune ou vieux, on trouve la peur ?

K. — Fort bien. Et maintenant, par où commençons-nous ?

22 Août 1963

S. — Avant que nous ne reprenions les questions dont nous nous entretenions hier, pouvez-vous condenser en une brève déclaration ce qui vous semble être le principal problème qui se pose à nous en ce moment ?

K. — Je dirais qu’il est absolument nécessaire et urgent de provoquer une révolution radicale dans l’esprit humain, une réelle mutation de l’entière structure psychologique de l’homme.

S. — Je comprends donc que votre dessein est de montrer la nécessité de se déconditionner l’esprit. Quel que soit le nombre de vos auditeurs, vous semblez parler à chacun individuellement afin de lui transmettre cette notion de nécessité et d’urgence. Et, selon vous, ce déconditionnement de l’esprit — ou de la conscience — peut et doit être total. J’arrive ici à un point qui semble assez déroutant : vous affirmez que cette modification ne prend aucun temps. Passons sur le temps évidemment nécessaire à la compréhension d’un exposé, quel qu’il soit. Entendez-vous affirmer que ce changement radical ne peut jamais être le produit d’une volonté, ni d’un processus évolutif ?

K. — Il ne peut se produire ni par l’intervention de la volonté, ni par celle du temps. S’il était le résultat d’un processus d’évolution, je ne l’appellerais pas mutation. Une mutation est immédiate.

S. — Je peux l’admettre. Mais je ne puis imaginer une mutation qui n’emporterait pas avec elle la résultante de tout le passé. L’homme modifie son milieu et son milieu le modifie.

K. — Non. L’homme modifie son milieu et le milieu modifie telle partie de l’homme qui est branchée sur la modification du milieu, non l’homme tout entier, dans son extrême profondeur. Aucune pression extérieure ne peut faire cela : elle ne modifie que des parties superficielles de la conscience.

S. — L’homme historique...

K. — Si vous voulez, aucune influence ne peut provoquer une mutation psychologique profonde. Aucune analyse psychologique, non plus, car toute analyse se situe dans le champ de la durée. Et aucune expérience ne peut la provoquer, quelque exaltée et « spirituelle. » qu’elle soit. Au contraire, plus elle apparaît comme une révélation, plus elle conditionne. Dans les deux premiers cas : modification psychologique produite par une pression extérieure et modification produite par l’analyse ou introspection, l’individu ne subit aucune transformation profonde : il n’est que modifié, façonné, réajusté de manière à être adapté au social. Dans le troisième cas : modification amenée par une expérience dite spirituelle, soit conforme à une foi organisée, soit toute personnelle, l’individu est projeté dans l’évasion que lui dicte l’autorité de quelque symbole.

S. — Je voudrais approfondir quelque peu ces derniers points. Voulez-vous que nous commencions par l’adaptation ?

K. — Éliminons d’abord de notre esprit la distinction factice et trop commode entre le conscient et l’inconscient. Le monde moderne tend à nous imposer une grande activité extérieure qui nous porte à mettre l’accent sur la conscience de surface, dite consciente, tandis que la conscience profonde est très rarement appelée à intervenir, soit dans la marche de nos affaires et leur organisation, soit dans nos luttes quotidiennes, nos ambitions, nos aspirations, nos angoisses, etc. Cette intense polarisation de la conscience superficielle rejette dans l’ombre les couches stratifiées en profondeur et les empêche de se manifester. En ce qui concerne le processus analytique, remarquez qu’aucun analyste n’a jamais prétendu déconditionner la totalité de la conscience. Cette proposition ne peut d’ailleurs que leur paraître extravagante. Remarquez aussi que toute analyse a pour limites le conditionnement de l’analyste lui-même, que cet observateur soit son propre sujet, ou une personne extérieure au sujet. Ce conditionnement de l’observateur, du censeur, du juge, s’oppose nécessairement à toute mutation, car une mutation à venir est, par définition, quelque chose qu’on ne connaît pas, tandis que l’analyse a pour but de tout ramener dans du connu, dans des explications, dans un tableau net et précis d’une armature psychologique. Toute analyse, comme tout système, a un but, se propose un point d’arrivée. Il y a donc conflit entre l’observateur et ce qu’il observe, conflit, si la méthode triomphe, qui aboutit à une adaptation du sujet. La mutation n’est possible que lorsque l’observateur intérieur a disparu. L’adaptation peut se faire de plein gré ou par l’opération d’un psychologue-ajusteur chargé de « réduire » des réactions. Elle peut se faire en faveur d’une société mauvaise, mais dans laquelle on se dit qu’il faut quand même vivre, ou d’une société idéale telle qu’un ordre religieux, ou dans l’anticipation d’une société de l’avenir. Dans tous les cas, il y a action d’une force contraignante prenant appui sur une morale sociale, c’est-à-dire un état de contradiction et de conflit. Toute société est contradictoire en soi. Toute société exige des efforts de la part de ceux qui la constituent. Or contradiction, conflit, effort, compétition, sont des barrières insurmontables qui empêchent toute mutation.

S. — Pourquoi ? Dites-le en quelques mots.

K. — Parce que mutation veut dire liberté. Un état de conflit en est l’opposé. Nous reviendrons sur ce qu’est la liberté.

S. — Pour l’instant, nous n’en sommes qu’à examiner ce que la mutation n’est pas, et nous n’avons pas fini. Je crois que vous avez assez amorcé le sujet de l’adaptation. Passons à l’évasion dans des symboles, si vous le voulez bien. Cette question m’intéresse particulièrement. Comment les personnes qui se disent sérieuses peuvent-elles accepter que les symboles psychanalytiques ne soient que des dégradations imagées de vérités à découvrir et que l’on doit crever, néantiser, alors qu’elles prétendent que les grands symboles religieux, sont des signes immuables, des portails figés à travers lesquels on « monte » vers des vérités supérieures ? Il n’y a pas de hiérarchie dans les symboles. Tout symbole est une chute.

K. — Il n’y a d’image symbolique que dans les parties inexplorées de la conscience. Je vais plus loin : les mots ne sont que des symboles. Il faut crever les mots.

S. — Les théologies, ces absurdes tentatives de penser l’impensable...

K. — Laissons là les théologies. Toute pensée théologique manque de maturité. Ne perdons pas le fil de notre entretien. Nous en étions à l’expérience et nous disions que toute expérience est conditionnante. En effet, toute expérience vécue — et je ne parle pas seulement de celles dites spirituelles — a nécessairement ses racines dans le passé, parce qu’elle n’est expérience que s’il y a recognition. Qu’il s’agisse de la réalité ou de mon voisin, ce que je reconnais implique une association avec du passé. Toute expérience vécue est une réaction provenant de cette association. Une expérience dite spirituelle est la réponse du passé à mon angoisse, à ma douleur, à ma peur, à mon espérance. Cette réponse est la projection d’une compensation à un état misérable. Ma conscience projette le contraire de ce qu’elle est, parce que je suis persuadé que ce contraire exalté et heureux est une réalité consolante. Ainsi, ma foi catholique ou bouddhiste, construit et projette l’image de la Vierge ou du Bouddha et ces fabrications éveillent une émotion intense dans ces mêmes couches de conscience inexplorées qui, l’ayant fabriquée sans le savoir, la prennent pour la réalité. Ils s’installent en tant que mémoire dans une conscience qui dit : « Je sais, car j’ai eu une expérience spirituelle. Alors les mots et le conditionnement se vitalisent mutuellement dans le cercle vicieux d’un circuit fermé.

S. — Un phénomène d’induction.

K. — Oui. Le souvenir de l’émotion intense, du choc, de l’extase, engendre une aspiration vers la répétition de l’expérience, et le symbole devient la suprême autorité intérieure, l’idéal vers lequel se tendent tous les efforts. Capter la vision devient un but, y penser sans cesse et se discipliner un moyen. Mais la pensée est cela même qui crée une distance entre l’individu tel qu’il est et le symbole ou l’idéal. Ce processus, loin de déconditionner, est essentiellement conditionnant. Il n’y a de mutation possible que si l’on meurt à cette distance. La mutation n’est possible que lorsque toute expérience cesse totalement. L’homme qui ne vit plus aucune expérience est un homme éveillé. Mais voyez ce qui se passe partout : on recherche toujours des expériences plus profondes et plus vastes. On est persuadé que vivre des expériences c’est vivre réellement. En fait, nous venons d’examiner le processus de l’expérience, et de voir que ce que l’on vit n’est pas la réalité, mais le symbole, le concept, l’idéal, le mot. Nous vivons de mots. Toutefois, le mot, l’image, n’est pas la chose. Si la vie dite spirituelle est un perpétuel conflit, c’est parce qu’on y émet la prétention de se nourrir de concepts, comme si, ayant faim, on pouvait se nourrir du mot pain. Pour la plupart, nous vivons de mots et non de faits. De tous les phénomènes de la vie, qu’il s’agisse de la vie spirituelle, de la vie sexuelle, de l’organisation matérielle de nos affaires, ou de nos loisirs, nous nous stimulons au moyen de mots. Les mots s’organisent en idées, en pensées, et sur ces stimulants nous croyons vivre d’autant plus intensément que nous avons mieux su, grâce à eux, créer des distances entre la réalité (nous, tels que nous sommes) et un idéal (la projection du contraire de ce que nous sommes). Ainsi, nous tournons le dos à la mutation.

S. — Récapitulons les non-possum. Tant qu’existe dans la conscience un conflit, quel qu’il soit, il n’y a pas de mutation. Tant que domine sur nos pensées l’autorité de l’Église soit de l’État, il n’y a pas mutation. Tant que notre expérience personnelle s’érige en autorité intérieure, il n’y a pas mutation. Tant que l’éducation, le milieu social, la tradition, la culture, bref notre civilisation avec tous ses rouages, nous conditionne, il n’y a pas mutation. Tant qu’il y a adaptation, il n’y a pas mutation. Tant qu’il y a évasion de quelque nature qu’elle soit, il n’y a pas mutation. Tant que je m’efforce vers une ascèse, tant que je crois à une révélation, tant que j’ai un idéal quel qu’il soit, il n’y a pas mutation. Tant que je cherche à me connaître en m’analysant psychologiquement, il n’y a pas mutation. Tant qu’il y a effort vers une mutation, il n’y a pas mutation. Tant qu’il y a image, symbole ou des idées, ou même des mots, il n’y a pas mutation. En ai-je assez dit ?... Non pas. Car, parvenu à ce point, je ne peux qu’être amené à ajouter : tant qu’il y a pensé, il n’y a pas mutation.

K. — C’est exact.

S. — Alors, qu’est-ce que c’est ?

23 Août 1963

K. — Ce qu’est la mutation ? Dites-moi d’abord si nous avons mené cet entretien en nous tenant à un simple niveau verbal, si nous nous sommes amusés à un jeu intellectuel, si nous avons simplement manipulé une dialectique paradoxale, ou si nous avons traité de faits réels. Dites-moi si nous voyons, vous et moi, la nécessité et l’urgence d’une transformation radicale de la structure psychologique et, dans ce cas, dites-moi si nous avons, vous et moi, ce matin, réellement examiné tous ces empêchements à la mutation que vous venez d’énumérer. Dans ce cas, dites-moi si nous les avons rejetés, niés, en toute réalité, ou si nous n’avons fait que suivre un jeu de paroles.

S. — Nous sommes en plein voyage d’exploration à travers des régions extraordinaires de la conscience. Vous et moi, en ce moment, nous pensons ensemble et il est absolument certain qu’au fur et à mesure que nous avons rencontré des obstacles à un déconditionnement, nous les avons éliminés du fait de les avoir vus. Et il n’y a aucune raison pour qu’ils ressuscitent jamais. Je ne sais pas ce que feront mes lecteurs lorsqu’ils prendront connaissance de tout ceci. Je suppose que les uns rejetteront le tout en bloc, que d’autres, installés dans leurs conditionnements, me liront à la façon dont on s’amuse d’un récit de voyage, assis au coin du feu, et que d’autres, ayant la vocation du sérieux et de l’aventure, nous suivront avec enthousiasme. Mais, ajouterai-je, vous parlez de la totalité de la conscience et je vous avoue que je ne sais pas par quelle perception je puis être assuré d’avoir appréhendé cette totalité. Où et comment puis-je la rencontrer en tant que totalité ? Plus je m’approfondis dans la conscience, plus je vois qu’il n’y a pas de vie sans conditionnement, que l’origine de l’une est l’origine même de l’autre. Et de même que l’origine de la vie échappe à ma conscience, ma conscience n’a aucune perception de sa propre origine.

K. — Je comprends votre question. La mutation ne peut avoir lieu que lorsque se produit une explosion totale à l’intérieur des couches inexplorées de la conscience.

S. — Cette réponse ne m’avance guère. Que cette explosion se produise ou non, je me demande comment je pourrais même m’en rendre compte, puisque je sais qu’elle n’est pas du domaine de l’expérience. Conscience, vie et durée sont synonymes, et je ne puis concevoir qu’elles aient une origine, ou qu’elles n’en aient pas. Vous parlez d’une explosion, c’est-à-dire de la destruction de la durée en moi. Quel est ce phénomène capable de détruire la durée et de ne pas détruire la vie elle-même ? (Je parle de la vie du psychisme, bien entendu.) Et cette explosion dans le germe même du conditionnement, est-elle possible ?

K. — Cette explosion dans le germe ou, si vous préférez, dans la racine du conditionnement, est possible et nécessaire. C’est cela, la mutation.

S. — Et comment se produit-elle ?

K. — Vous voulez réellement le savoir ?

S. — Certes.

K. — Mourez à la Durée. Mourez à la conception totale du Temps : au passé, au présent et au futur.

S. — Je veux bien, et tout de suite. Mais comment mourir ? Je vois toutes sortes de morts possibles. Des morts fécondes et des morts stériles, des morts de résurrection et des morts de pourriture ; des morts intelligentes et des morts par sécheresse.

K. — Mourir à la Durée c’est voir la vérité en ce qui concerne le temps. Mourez aux systèmes, mourez aux symboles, mourez aux mots, car ce sont des facteurs de décomposition. Mourez, ainsi que je vous l’ai dit, à toute distance qui pourrait se créer en vous entre ce que vous êtes et un idéal. Mourez à votre psychisme, car c’est lui qui fabrique le temps psychologique. Ce temps n’a aucune réalité.

S. — Je pense que tout cela est compris, mais le plus important dans cette affaire est de ne pas se payer d’illusions. C’est pourquoi je vous ai posé une question à laquelle vous n’avez pas encore répondu : comment puis-je savoir en toute réalité et certitude que cette explosion s’est produite en moi ?

K. — Pour comprendre cela, il ne faut pas qu’il y ait de séparation entre l’observateur et ce qui est observé. Cette séparation est ce qui engendre ce qu’on appelle une expérience vécue, et nous avons vu que cette qualité d’expérience, dite vécue, n’est pas un contact avec la réalité, mais avec l’image, le mot. En me posant votre question, vous m’interrogez sur l’idée, non sur le fait, d’une explosion. Cette question est donc erronée. Elle suppose une distance entre l’observateur et ce qui est observé. En vérité, tout en vous en défendant, vous cherchez à vivre une expérience. Or toute expérience vécue comportant cette séparation entre l’observateur et le fait observé, entre le penseur et la pensée, est un état de contradiction, donc de conflit. C’est avec cela qu’on demande comment savoir si l’explosion a lieu : comment voir ? Comment écouter ? Si l’observation a lieu en-dehors du monde des mots — si la fleur est observée en-dehors de la botanique — si aucune parole ne vient introduire ses innombrables associations, il y a un « voir » en lequel l’observateur est absent, un « voir » qui ne comporte ni comparaison, ni jugement, ni condamnation ou approbation. Alors, on ne demande pas « comment, puis-je savoir s’il y a cette chose en-dehors de l’expérience ». Cette explosion est mutation.

24 Août 1963

S. — Permettez-moi de vous poser une question qui n’est pas sincère, mais me mettant à la place de quelqu’un qui n’aurait jamais pensé à ces problèmes de cette façon, j’imagine qu’il vous demanderait : « Que me resterait-il, si ce n’est le désespoir, l’angoisse, la peur d’une conscience ayant perdu tout point d’appui et jusqu’à la notion de sa propre entité ?...

K. — Je lui répondrais qu’il n’a pas fait le voyage, qu’il a eu peur de passer sur l’autre rive.

S. — Et s’il vous demandait : « Quel est l’état d’une conscience qui a traversé le fleuve de la vie et se trouve sur l’autre rive ? » Vous lui diriez, n’est-ce pas, que cette conscience se trouve bien aise d’être soulagée du fardeau de la durée qui lui était devenu insupportable ?

K. — Quelque chose comme cela.

S. — Vous lui diriez que sa peur prouverait qu’il ne s’est pas lancé dans l’aventure que vous proposez. Ce dialogue n’est pas imaginaire : je connais des personnes à qui ce que vous dites fait peur, et je sais que faire ce que vous dites affranchit de la peur. C’est assez curieux. Tout se passe comme s’il existe au tréfonds de la conscience humaine la peur de procéder à son propre dévoilement, alors qu’au contraire une conscience qui se dévoile à elle-même n’a plus de peur. Il y a là une contradiction et je me demande si la conscience n’a pas, au plus profond d’elle-même, besoin de cette peur. Cela expliquerait pourquoi cette peur est toujours entretenue, alimentée par les religions, qui sont censées être des refuges et des tranquillisants. Elles entretiennent la peur en empêchant la conscience de se percevoir telle qu’elle est. A cet effet, elles interposent, entre la conscience et la réalité, l’écran des théologies. Je voudrais pénétrer la question de la peur aussi profondément que possible avec vous puisque, au demeurant, Pauwels m’a demandé de le faire.

K. — Ce problème est à la fois profond et vaste. Abordons-le en le tâtant, pour ainsi dire, de divers côtés. La peur est Temps et Pensée. Nous donnons une continuité à la peur au moyen de la pensée, et au moyen de la pensée nous donnons aussi une continuité au plaisir. Ce fait est simple : en pensant à l’objet de notre plaisir, nous conférons au plaisir une continuité, et nous faisons de même pour la peur, en pensant à l’objet de notre peur. Ce qu’il nous faut comprendre, ce n’est donc ni le plaisir ni la peur, mais notre capacité de leur donner une continuité. Si j’ai peur de vous — ou de la mort, ou d’autre chose — je pense à vous ou à la mort et j’entretiens ainsi la peur.

S. — Tout cela est assez clair, mais ma question n’est pas là : elle porte sur l’origine de la peur et sur la façon dont on peut se débarrasser de la peur.

K. — Je comprends, mais procédons pas à pas. Je disais que nous donnons une continuité à la fois au plaisir et à la peur en pensant à leurs objets. Mais il se trouve que nous voulons la continuité du plaisir, et que celle de la peur nous l’entretenons tout en ne la voulant pas. Nous voulons donner de l’importance à la continuité du plaisir, mais en cherchant à éviter l’objet de notre peur, c’est la peur que nous amplifions. Si par contre, il nous arrive de rencontrer face à face l’objet de notre peur, celle-ci cesse.

S. — Comment cela ?

K. — Je parle de la peur psychologique, non de la peur d’un danger physique que l’on cherche à écarter, ce qui est naturel et normal. Considérez la peur de la mort. En quoi consiste-t-elle ? On divise la totalité du phénomène vital en vie et mort. La vie est connue et de la mort on ne sait rien. A-ton peur de ce qu’on ne connaît pas, ou, plutôt, a-t-on peur de perdre ce qu’on connaît ? Il est évident que vie et mort sont deux aspects d’un même phénomène. Si on ne les considère pas comme deux phénomènes différents, si les pensées à leur sujet sont indissociables de sorte que vie et mort participent de la même continuité en notre esprit, il n’y a plus de conflit entre les deux. Considérez ce qu’on appelle vie : une conscience qui erre sans but et qui cherche un but une existence faite de luttes, d’angoisses, de routine, ancrée dans sa médiocrité, incertaine, emportée par des événements qui la dépassent, laborieusement absorbée à trouver un impossible équilibre. C’est cela qu’on connaît et qu’on appelle « la vie ». C’est à cela qu’on s’accroche. C’est cela qu’on a peur de perdre. Et de l’autre côté, il y a quelque chose qu’on considère comme étant étranger à « la vie », quelque chose d’inconnu qu’on appelle « la mort ». Non seulement y a-t-il contradiction, opposition entre ce qu’on appelle « vie » et « mort », mais il y a contradiction et conflit à l’intérieur de ce fragment qu’on appelle « vie ». La peur surgit parce qu’on s’accroche à ce fragment : on redoute de le perdre ou de le quitter. Donc la peur ne disparaît que lorsqu’on est libéré du connu. Quelque misérable que soit cet aspect de notre existence, c’est à lui que nous demandons une sécurité, c’est en lui que nous cherchons une certitude. L’autre aspect que nous appelons la mort, nous évitons de le regarder. Traitez ces deux aspects comme étant un seul phénomène vital, et la peur de la mort se trouvera résolue en tant que problème.

S. — Mais c’est ce qu’on ne fait pas : on n’a pas la même complaisance pour l’inconnu que pour le connu. Ne pouvons-nous pas nous poser la question de savoir ce qu’est la peur en soi ?

K. — Il n’y a pas de peur en soi. Il n’y a jamais que la peur de quelque chose. Elle n’a pas d’existence latente indépendante de tout objet.

S. — Je n’en suis pas si sûr. Je vois une peur inhérente à la conscience individuelle, indépendamment de la peur animale devant des dangers physiques — peur de la proie pourchassée, par exemple — que nous avons hérité à travers l’évolution des espèces. Surajoutée à cette peur animale, je crois voir que l’état d’une conscience isolée en tant qu’individu humain est pétri d’une peur intrinsèque.

K. — Peut-être viendrons-nous à cela tout à l’heure. Pour l’instant, je voudrais considérer le phénomène peur dans son ensemble et non pas dans un de ses cas particuliers. Je veux avoir une image totale de la peur, quel que soit l’objet qui provoque, depuis la peur futile du qu’en-dira-t-on, la peur de l’employé vis-à-vis de son directeur, la peur de perdre une situation, jusqu’aux peurs collectives de familles, de groupes ethniques, politiques, religieux ou nationaux. Partout on peut voir que chaque peur a son objet et que cette peur est Temps et Pensée. C’est la peur des conséquences de la journée d’hier, la peur de ce que sera demain, la peur que ce qui a duré jusqu’à aujourd’hui ne durera pas demain, la peur de n’être plus ce qu’on a été, peur de ne pas devenir ce qu’on voudrait être, la peur que s’écroule ce qu’on a construit, la peur de ne pas construire ce qu’on a projeté, la peur de ne pas devenir, la peur de ne plus être. Tout cela est dans le champ de la Durée, et tout cela est Pensée.

S. — Mais n’existe-t-il pas une peur fondamentale, inconsciente, une peur sans pensée ?

K. — Non. La peur est toujours la peur de quelque chose. Examinez la question très attentivement et vous le verrez. Et toute peur, même inconsciente, est le résultat d’une pensée.

S. — Vous voulez dire qu’il y a des pensées inconscientes ?

K. — Bien sûr. Quelque chose a pu être pensé il y a longtemps, cet pensée a pu s’enfouir dans la conscience et peut ressortir dans ses effets en tant qu’inconscient. On peut ne pas retrouver la pensée originelle, mais elle a existé.

S. — Sans préjudice d’un examen ultérieur, je vous donne raison. Ce que je vois le plus clairement en ce moment, c’est que la peur est provoquée par l’intrusion, ou la menace d’intrusion, d’un élément perturbateur dans une armature psychologique, individuelle ou collective. La conscience, individuelle ou collective, s’étant identifiée à cette armature, se sent atteinte dans sa propre existence par l’élément perturbateur. Me voici curieusement revenu au problème fondamental qu’est la peur de la mort. Nous avons abordé, vous et moi, ce problème de deux côtés différents. Me voici arrivé chez vous. Si vous voulez bien venir chez moi, vous conclurez cet entretien.

K. — La peur n’est pas seulement partout autour de nous, depuis l’animal jusque chez l’homme le plus solidement protégé, elle existe aussi en tant que peur psychologique à l’intérieur du soi-disant individu. Sont-elles différentes l’une de l’autre ? Bien sûr que non. La peur généralement répandue dans tous les domaines et la peur psychologique à l’intérieur du moi sont toujours la peur de ne pas être. De ne pas être ceci ou cela, ou de ne pas être tout court. Il reste certain que la peur se trouve incluse dans structure psychologique du pseudo individu qu’est l’homme en général, car cette structure n’est, réelle, elle est verbale et l’homme cherche par tous les moyens, et tout le temps, à consolider cette armature psychologique à laquelle il s’identifie. Cette peur est visible dans toutes les activités où l’on cherche à s’affirmer. La contradiction évidente entre le fait que tout ce qui existe est transitoire et la recherche d’une permanence psychologique est l’origine de la peur. Pour être libéré de peur, on doit explorer l’idée de permanence dans sa totalité. L’homme qui n’a pas d’illusions n’a pas peur. Cela ne veut pas dire qu’il soit cynique, amer, ou indifférent.

25 Août 1963

K. — Ainsi, nous voici devant un des problèmes majeurs : la mort. Pour comprendre cette question, non pas verbalement, mais en fait, je veux dire pour pénétrer en toute réalité le fait de la mort, on doit se débarrasser de tout concept, de toute spéculation, de toute croyance à son sujet, car toute idée qu’on peut avoir à ce sujet est engendrée par la peur. Si nous sommes sans peur, vous et moi, nous pouvons poser correctement la question de la mort, nous ne nous demanderons pas ce qui arrive « après », mais nous explorerons la mort en tant que fait. Nous pouvons tout de suite partir à la découverte de ce qu’elle est, si nous n’avons à son sujet aucune appréhension, ni aucune idée d’évasion. Nous éviterons ainsi les tentatives d’investigations « au-delà » de la mort auxquelles se livrent certaines personnes qui cherchent à tâtons des informations, à la façon dont un mendiant tend sa main dans l’obscurité. Nous sommes des mendiants qui tendent la main au-delà du seuil de la mort. Nous pensons que la mort se trouve au-delà de ce seuil et nous voulons qu’elle nous parle. Nous voulons qu’un message d’outre-tombe vienne calmer notre appréhension, notre angoisse au sujet du monde inconnu vers lequel nous allons. Nous voulons la promesse d’un passage détendu et heureux. Et, ne sachant où, comment, auprès de qui mendier, nous ramassons les promesses et les théories de toutes les religions du monde, toutes différentes les unes des autres, et faute d’une information personnelle directe, nous acceptons celle qui nous tranquillise le mieux. Mais pour comprendre ce qu’est la mort, toute mendicité tâtonnante dans les ténèbres doit cesser. Sommes-nous, vous et moi, dans cette disposition d’esprit qui comporte le fait de ne pas chercher à savoir ce qu’il y a « après la mort » mais de se demander ce « qu’est » la mort ? Voyez-vous la différence ? Si l’on se demande ce qu’il y a « après », c’est parce qu’on ne se demande pas ce que c’est. Et somme-nous en condition de nous poser cette question ? Peut-on réellement se demander ce qu’est la mort tant qu’on ne se demande pas ce qu’est la vie ? Et, est-ce se demander ce qu’est la vie tant qu’on a des notions, des idées, des théories au sujet de ce qu’elle est ? Quelle est la vie que nous connaissons ? Nous connaissons l’existence d’une conscience qui se débat sans cesse dans toutes sortes de conflits intérieurs. Déchirée dans ses contradictions, cette existence est contenue dans le cercle de ses exigences et de ses obligations, des plaisirs qu’elle recherche et des souffrances qu’elle fuit. Nous sommes entièrement absorbés par un vide intérieur que l’accumulation de possessions matérielles ou mentales ne peut jamais combler.

S. — Nous connaissons tous le chaos qu’est notre planète, la vie de trois milliards d’humains qui se piétinent à la recherche d’une raison d’être.

K. — Mais nous voyons, vous et moi, que tout cet aspect de la vie est négatif. Sommes-nous libres de l’entière structure psychologique que la société projette en nous, et nous en elle ? Tant que nous n’en sommes pas libérés, tant que nous croyons que c’est cet aspect qui est la réalité, nous voulons lui trouver un but, une raison d’être, et ne le trouvant évidemment pas, nous tombons dans le désespoir, source inépuisable de tant de philosophies. Ces philosophies et toutes les religions distribuent avec empressement des explications, des idées, des concepts sur ce qu’est cet aspect de l’existence, sur ce qu’il devrait être, sur l’idéal à atteindre, fraternité, amour universel, etc. Et de même, elles promettent pour notre consolation des images qui, dans l’au-delà, récompenseront les conformistes, les adaptés. Dans cet état, la question de ce qu’est la mort ne petit pas se poser, parce que la question de ce qu’est la vie ne se pose pas. L’existence que nous connaissons est-elle la vie ? De même, les explications résurrections des morts, réincarnation. etc. proviennent-elles d’une connaissance de la mort ? Elles ne sont que des projections d’idées qu’on se fait au sujet du fragment d’existence qu’on appelle vie. Si l’on se libère totalement de la structure psychologique qui constitue ce fragment d’existence, alors et alors seulement, peut-on se poser la question : qu’est-ce que la vie ? Cette question inclut la question : qu’est-ce que la mort ? Et aussitôt qu’elle se pose, elle n’existe plus. La vie-mort a une signification prodigieuse. La difficulté ne consiste pas à trouver une réponse à la question : « qu’est-ce que c’est » ? La difficulté est de parvenir au point où la question se pose réellement.

S. — Cet exposé ouvre des horizons infinis et j’aimerais que nous en reparlions un jour. Je désire cependant, aujourd’hui, renouer avec mon point de vue d’hier qui était le sentiment d’effroi qu’éprouve une structure psychologique lorsqu’elle se sent menacée. Elle « sent la mort ». Je me souviens d’un ami, fervent croyant, à qui j’exposais certains faits. Il se dressa soudain de son fauteuil et me dit d’un ton réellement dramatique : « Vous ne me convaincrez pas, et si vous pouviez me convaincre vous commettriez un assassinat. »

K. — Mourir à la structure psychologique avec laquelle on s’identifie — et il n’y a pas de différence entre la structure sociale et la structure individuelle — mourir à chaque minute, à chaque journée, à chaque acte que l’on fait, mourir à l’immédiat du plaisir et à la durée de la peine, et savoir tout ce qui est impliqué dans ce mourir ce n’est qu’alors qu’on est apte à poser la question : qu’est-ce que la mort ? On ne discute pas avec la mort corporelle. Et pourtant, seuls ceux qui savent mourir d’instant en instant peuvent éviter d’entreprendre avec elle un impossible dialogue. Mourir d’instant en instant c’est éviter que l’esprit se détériore par une constante accumulation du passé. En cette mort perpétuelle est un perpétuel renouveau, une fraîcheur qui n’appartient pas au monde de la continuité dans la Durée. Ce mourir est création. Création est mort et amour.

26 Août 1963

S. — J’ai des questions à vous poser de la part de quelques amis au sujet de la religion. Mais comme nous n’avons plus beaucoup de marge, je les condenserai. En tant que phénomène collectif : les plus récentes en date des grandes religions organisées sont tout de même nées à des époques où la terre était un disque plat, où le soleil parcourait la voûte du ciel, etc. Jusqu’à une époque récente (Galilée n’est pas loin), elles imposaient par la violence une imagerie enfantine du Cosmos. Aujourd’hui, ne pouvant faire autrement, elles se mettent au pas avec la science et se contentent d’avouer que leurs cosmogonies (telle la création en six jours) ne sont que symboliques, mais proclament que, malgré cette capitulation, elles sont les dépositaires de vérités éternelles. Qu’en pensez-vous ?

K. — Ces affirmations sont de la propagande en vue de conquérir un pouvoir sur les consciences. Les Églises imposent à cet effet leur morale et cherchent à s’emparer de l’enfance pour mieux la conditionner ou l’adapter au prototype d’une certaine forme de civilisation. De leur côté, les communistes, avec des idées différentes, en font autant. Les religions des Églises, et celles des États, proclament la nécessitée de toutes les vertus, alors que leur Histoire n’est qu’une série de violences, de terreurs, de tortures, de massacres inimaginables.

S. — Mais ne pensez-vous pas que les Églises d’aujourd’hui sont moins militantes et ne voyons-nous pas les chefs des plus grandes Églises déclarer que la fraternité humaine est plus importante que le détail des cultes ?

K. — Si une déclaration de fraternité est plus importante que le culte, c’est que le culte a perdu de son importance aux yeux mêmes de ses pontifes. Il est vain de dire que le sens de l’universel existe dans le particulier. Ce soi-disant universalisme n’est tout au plus qu’une tolérance. Être tolérant c’est à peine tolérer le voisin sous certaines conditions. Toute tolérance est intolérance, de même que la non-violence est violence. En vérité, à notre époque, la religion en tant que véritable communion de l’homme avec ce qui le dépasse, ne joue pas de rôle dans la marche des affaires humaines. Les organisations religieuses, par contre, sont des instruments politiques et économiques.

S. — Mais ces organisations religieuses ne peuvent-elles pas guider les hommes vers une réalité qui les dépasse ?

K. — Non.

S. — Passons donc au sentiment religieux. L’homme moderne qui vit consciemment dans l’Univers d’Einstein, et non plus dans celui d’Euclide, ne peut-il pas mieux communier avec la réalité de l’Univers, grâce à une conscience avertie et élargie d’une façon adéquate ?

K. — Celui qui veut élargir sa conscience peut aussi bien choisir, parmi les psychodrogues, celle qui lui procurera le plus de plaisir. Quant à mieux communier avec l’Univers grâce à une accumulation d’informations et de connaissances scientifiques au sujet de l’atome ou des galaxies, autant dire qu’une immense érudition livresque au sujet de l’amour nous fait connaître l’amour. Et d’ailleurs votre homme ultra moderne si au courant des dernières découvertes scientifiques, aura-t-il pour autant mis le feu à son univers inconscient ? Tant qu’une seule parcelle inconsciente subsistera en lui, il projettera une irréalité de symboles et de mots au moyen de laquelle il aura l’illusion de communier avec quelque chose de supérieur.

S. — Ne pensez-vous pas, cependant, qu’une religion de l’avenir sur des bases scientifiques est possible ?

K. — Pourquoi parle-t-on de religion d’avenir  ? Voyons plutôt ce qu’est la vraie religion. Une religion organisée ne peut produire que des réformes sociales, des changements superficiels, tout en proclamant l’espoir d’une fraternité future et d’une paix universelle, car toute organisation religieuse se situe nécessairement à l’intérieur d’un cadre social. Je parle d’une révolution religieuse ne peut avoir lieu qu’en dehors de la structure psychologique d’une société, quelle qu’elle soit. Un esprit vraiment religieux est dénué de toute peur, car il est libre de toutes les structures que les civilisations ont imposées au cours de millénaires. Un tel esprit est vide en ce sens, il s’est vidé de toutes les influences du passé, collectives et personnelles, ainsi que des pressions qu’exerce l’activité du présent, qui crée le futur.

S. — Un tel esprit, du fait qu’il s’est vidé de son contenu qui, en vérité, le contenait, est extraordinairement libre.

K. — Il est libre, vif, et totalement silencieux. C’est le silence qui importe, car cet esprit n’est plus capable de mesurer. C’est un état sans mesure. Alors seulement peut-on voir, mais non en tant qu’expérience, cela qui n’a pas de nom, qui est au-delà de la pensée, qui est énergie sans cause. À défaut de ce silence créateur, quoi que l’on fasse, il n’y aura sur terre ni fraternité, ni paix, c’est-à-dire pas de vraie religion. The ending of sorrow is the beginning of wisdom.

S. — Cette phrase est intraduisible, « mettre fin à la douleur est le commencement de la sagesse », cela fait un peu plat, « mettre fin à l’affliction » n’est guère mieux.

K. — Écrivez-la en anglais.

27 Août 1963

S. — Je ne sais pas si l’ensemble de cet exposé a assez clairement montré à mes lecteurs le caractère profondément religieux de votre enseignement. Toutes les religions préconisent quelque forme de prière, quelque méthode de contemplation en vue d’entrer en communion avec une réalité supérieure dont le nom : Dieu, Atman, Cosmos, etc. varie. Par quel acte religieux procédez-vous ? Est-ce que vous priez ?

K. — La répétition de mots sanctifiant calme un esprit agité en l’endormant, en l’abêtissant. Elle lui confère la quiétude de la monotonie dans laquelle apparaissent quelques moments de clarté. Cette répétition est un processus auto-hypnotique qui se déroule dans l’acceptation d’un auto-conditionnement, encouragé par l’autorité spirituelle et la société dans son ensemble. La prière est un calmant qui permet de vivre à l’intérieur d’un enclos psychologique sans éprouver le besoin de le mettre en pièces, de le détruire. Le mécanisme de la prière n’est pas difficile à comprendre. Comme tous les mécanismes, il donne des résultats mécaniques. On peut observer partout, dans tous les cultes, des répétitions de gestes et de mots qui ont un effet apaisant ou exaltant. Quelque anciennes et vénérables que soient ces pratiques, elles ne sont jamais que le fait de consciences torturées.

S. — Je ne vois d’ailleurs pas par quel biais une conscience conditionnée peut prétendre entrer en communion avec l’inconditionné.

K. — C’est bien cela. Il n’existe pas de prière capable de transpercer l’ignorance de soi. Toute prière adressée à ce qui est illimité présuppose qu’un esprit limité sait où et comment atteindre l’illimité. Cela veut dire qu’il a des idées, des concepts, des croyances à ce sujet, et qu’il est pris dans tout un système d’explications, dans une prison mentale, dont il ne fait que consolider les murs en priant. Loin de libérer, la prière emprisonne. Or, la liberté est l’essence même de la religion, dans le vrai sens de ce mot. Sans liberté, on ne peut pas discerner le réel, ce qui est au-delà de la mesure de l’homme. Cette essentielle liberté est déniée par toutes les organisations religieuses, en dépit de ce qu’elles disent, II n’y a de vraie religion qu’en la connaissance de soi. Cette connaissance est perception sans cesse renouvelée, observation intense et vigilante de vie en mouvement, sans accumulation. Loin d’être un état de prière, la connaissance de soi est le début de la méditation. Ce n’est ni une accumulation de connaissances sur la psychologie, ni un état de soumission dite religieuse où l’on espère la grâce. Cette connaissance est propre liberté et propre discipline. Elle démolit les disciplines imposées par la Société, l’Église, l’État, lesquelles étant contraignantes, engendrent des activités intérieures et extérieures contradictoires. En l’état de méditation, on observe les mouvements conscients et inconscients du plaisir et de la douleur, ainsi que les émissions inattendues et neuves qui surgissent en nous. Toute cette observation se déroule dans le champ de la Durée. C’est la lucidité d’une observation sans observateur qui ne comporte ni condamnation, ni approbation. C’est un état d’attention et non une concentration sur quoi que ce soit de particulier. S. Ce que vous dites pourrait faire penser que cette méditation est subjective et qu’elle centre l’individu sur lui-même.

K. — C’est au contraire, un état de liberté, donc de disponibilité. Le cerveau étant tranquille et silencieux observe le monde extérieur et ne projette plus aucune imagination, ni aucune illusion. Pour observer le mouvement de la vie, il est aussi rapide qu’elle, actif et sans direction. Alors seulement, l’immesurable, l’intemporel, l’infini peut naître. C’est cela la vraie religion.

28 Août 1963

S. — Pensez-vous — et c’est la dernière question que je suis chargé de vous poser — qu’une pensée collective, qu’une intelligence collective ayant enregistré et synthétisé les récentes acquisitions de toutes les sciences — biologie, ethnographie, physiologie, mathématiques, physique, etc. si elle pouvait se constituer, serait à même de guider l’humanité vers une saine évolution ?

K. — Le mouvement scientifique est déjà partout le résultat de pensées collectives et il n’existe plus de science isolée. Chacune d’elle est le point de rencontre de beaucoup d’autres. La structure psychologique de la société et de l’individu est-elle démolie pour autant ? Aucune pensée collective ne peut faire évoluer l’humanité de façon à résoudre ses problèmes. Le soi-disant individu n’est-il pas, en vérité, le collectif. Le rendre plus collectif encore serait le mécaniser encore davantage. Du char à bœufs à la fusée astronautique la progression est due à une certaine partie du cerveau. Se développerait-elle, cette partie, encore des millions de fois, elle ne ferait pas avancer d’un pas le problème fondamental que se pose la conscience humaine à son propre sujet. Et elle se développera. Ce processus est irréversible. Mais il existe une autre partie du cerveau qui n’est pas éveillée et que nous pouvons vitaliser dès aujourd’hui. Cet éveil n’est pas une question de temps ; ce fait est important à comprendre. C’est une explosion révolutionnaire qui, aux sources de toutes choses, surgit et empêche que se cristallise, que se durcisse, par les dépôts du passé, une structure psychologique. Cette lucidité aborde chaque problème au fur et à mesure qu’il se présente, et l’importance du problème devient secondaire. La liberté et la paix ne pourront s’instaurer dans le monde que si ce surgissement, qui est énergie sans cause, ni individuelle, ni collective, est vivant.

Carlo Suarès,

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Paris, vendredi 19 avril 2024