La Rochefoucauld

Biographie
François de La Rochefoucauld
La Rochefoucauld

Rien ne destinait François VI de la Rochefoucauld, duc et pair de France, à se faire un nom dans la littérature. Non que la famille fût inculte: l'une de ses aïeules, Anne de Polignac, avait été célèbre au XVIe siècle pour l'intérêt qu'elle portait aux artistes et aux écrivains, et pour la très riche bibliothèque qu'elle avait constituée. François VI ne sera en fait auteur qu'occasionnellement, en brillant amateur, et ses oeuvres ne paraîtront, comme il convient, que sous le voile de l'anonymat. Un anonymat, il est vrai, plus ou moins transparent.

Il est né à Paris, rue des Petits-Champs, le 15 septembre 1613, dans une famille de très ancienne noblesse, qui prétendait descendre des Lusignan, dont elle rappelait dans son blason l'origine légendaire, la fée-sirène Mélusine. La maison avait été fondée, au début du XIe siècle, par Foucault, seigneur de la Roche en Angoumois. François VI porte un prénom qui est de tradition pour les aînés depuis son ancêtre François I, parrain en 1494 du futur François Ier. Il est, selon la même tradition, prince de Marcillac, et ne deviendra duc de La Rochefoucauld qu'à la mort de son père en 1650. Son aïeul François III, l'un des chefs du parti huguenot, avait été assassiné lors de la Saint-Barthélémy (1572) et François IV est victime de la Ligue en 1591. En revanche, son père, François V, est élevé dans la religion catholique et soutient par les armes la cause royale contre les protestants, ce qui lui vaut en 1622 de devenir gouverneur du Poitou et de voir sa terre érigée en duché-pairie. Un orgueil de race qui fut particulièrement vif chez les La Rochefoucauld — ce "ver rongeur de princerie" dont parle Saint-Simon — portera le père et le fils à intriguer contre Richelieu: François V est exilé dans ses terres après la Journée des Dupes (1630) et contraint de vendre son gouvernement en 1632.

François VI, qu'on appellera Marcillac jusqu'en 1650, fut élevé en province et son éducation confiée à Julien Collardeau, poète français et latin, fils d'un procureur du roi à Fontenay-le-Comte. Education dont on ne sait rien et qui fut de courte durée puisqu'elle prit fin dès 1626. En janvier 1628 — il a un peu plus de quatorze ans — il est marié à Andrée de Vivonne, fille du grand fauconnier de France. Sa femme lui donnera huit enfants et, après l'avoir assisté efficacement dans les moments difficiles, mourra à Verteuil en avril 1670. Il lui rend un bel hommage dans ses testaments de 1653 et 1658 (v. Oeuvres complètes, La Pléiade).

Selon la pratique habituelle de la noblesse d'épée, il part pour l'armée en 1629 et fait campagne en Italie où il est maître de camp d'un régiment de cavalerie qui porte son nom. A son retour, il fréquente la cour, où il se range tout naturellement parmi les opposants à Richelieu. Il se fait le chevalier servant d'Anne d'Autriche, en qui il voit une victime du Cardinal. Il fréquente aussi l'hôtel de Rambouillet, où il fait son apprentissage d'homme du monde. C'est là sans doute qu'il rencontre, vers 1634, Jacques Esprit, qu'il a très tôt, selon les témoignages du temps, beaucoup apprécié. Formé par l'Oratoire, Jacques Esprit est suffisamment reconnu comme homme de lettres pour entrer à l'Académie en 1639 et il ne pouvait qu'apporter à Marcillac le contact avec la culture savante qui lui faisait gravement défaut. Le moraliste a ainsi trouvé l'intermédiaire et l'initiateur (à l'augustinisme par exemple) qui lui était nécessaire: ne voir en lui que le mondain, c'est se condamner à ignorer le rôle fécond que jouèrent pour La Rochefoucauld, comme pour beaucoup d'hommes et de femmes de son milieu, cette rencontre et cette interaction des cultures mondaine et savante.

La déclaration de guerre à l'Espagne en 1635 marque l'entrée de la France dans la guerre de Trente Ans. Marcillac participe aux campagnes de 1635 et 1636: il est volontaire le 20 mai 1635 à la bataille d'Avein, ou d'Avesnes, à l'ouest de Liège. Il tient des propos trop libres sur la conduite des opérations et il est interdit à la cour. En 1636, il est à Amiens et peut-être à la reprise de Corbie. On ne lui permet toujours pas de revenir à la cour, et il rejoint sa famille et son père, exilé en Angoumois.

Il regagne Paris en 1637, dans une période de vive tension entre la reine, qui a gardé des contacts avec l'Espagne, et Richelieu. Marcillac échafaude, avec la duchesse de Chevreuse, le projet romanesque d'enlever la reine pour la conduire à Bruxelles, dont son frère était gouverneur. Le projet n'eut pas de suite, mais Mme de Chevreuse s'enfuit vers l'Espagne en prenant contact au passage avec Marcillac: Richelieu l'envoie à la Bastille pour huit jours (octobre 1637) et l'exile pour deux ans à Verteuil. Années qu'il passe, nous dit-il, "heureux dans [sa] famille".

Le poète et académicien Jacques de Serisay (ou Cerisay) est alors secrétaire de son père, qui a lui-même des relations de bon voisinage avec Guez de Balzac. Autorisé à revenir à l'armée en 1639, il se distingue aux combats de Saint-Nicolas, près d'Anvers, et de Saint-Venant-sur-la-Lys. Le Cardinal tente de se l'attacher: il repousse ses offres afin de garder sa liberté et rentre à Verteuil, où il demeure, écrit-il, "un temps considérable, dans une sorte de vie inutile". En 1642, par fidélité envers des amis, il aide à quitter la France les comtes de Montrésor et de Béthune, impliqués dans la conspiration de Cinq-Mars.

La mort de Richelieu en décembre 1642 lui permet de revenir à la cour. Il espère se voir récompenser de sa fidélité à la reine, devenue régente, à la suite de la mort de Louis XIII, en mai 1643. Mais, ayant confié le pouvoir à Mazarin, elle se montre peu disposée à satisfaire les exigences de ses anciens amis. Marcillac se compromet avec l'intrigante Mme de Chevreuse et avec les Importants, qui cabalent contre Mazarin. Il refuse les charges qui lui sont proposées et voit la coterie des Importants ruinée, le duc de Beaufort arrêté, Mme de Chevreuse exilée à Tours. Il ne peut obtenir aucun poste à l'armée et n'est en 1643 ni à Rocroi ni au siège de Thionville, comme on le dit parfois. Il écrit dans ses Mémoires: "Tant d'inutilité et tant de dégoûts [...] me firent chercher des voies périlleuses pour témoigner mon ressentiment à la reine et au cardinal Mazarin." Ce dessein politique serait à l'origine de sa liaison avec Mme de Longueville, soeur du duc d'Enghien, qu'il suit dans sa campagne des Flandres de 1646, peu après avoir été autorisé à acheter le gouvernement de Poitou. Il est à l'attaque de Courtrai et au siège de Mardick, où il est blessé de trois coups de mousquet.

Quand la Fronde éclate à Paris en 1648, il est dans son gouvernement et, sur sa promesse d'obtenir le titre de duc pour lui-même et le tabouret pour sa femme, il soutient la cause de la cour. Mais, n'ayant rien obtenu et se jugeant dupé par Mazarin, il rallie les frondeurs et se justifie dans un pamphlet d'une verve caustique très remarquable. Composée fin janvier ou début février 1649, cette Apologie de M. le prince de Marcillac est l'un des premiers exemples de la prose classique avant Les Provinciales de 1656-1657. Peu après, le 19 février 1649, tiré à "bout touchant", il est grièvement blessé lors d'un engagement près de Brie-Comte-Robert, et il bénéficie en mars de l'amnistie que la cour accorde aux frondeurs. Les prétentions du duc d'Enghien, devenu prince de Condé par la mort de son père, conduisent à une reprise des hostilités: la Fronde des Princes, une seconde et une troisième guerre à Paris et en province aboutiront au succès de Mazarin et de la cour en 1653.

De ces années folles La Rochefoucauld sort vaincu et ruiné. Son château de Verteuil a été rasé et il a été blessé d'une mousquetade qui a failli lui coûter la vue dans le combat du faubourg Saint-Antoine, en juillet 1652. Il se retire en Angoumois, où il commence à rédiger ses Mémoires. Il vient néanmoins à Paris, chez son oncle, le janséniste duc de Liancourt: un acte notarié du 5 décembre 1653 lui donne déjà pour résidence l'hôtel de Liancourt. Il y passe sans doute de plus en plus l'hiver, alors qu'il vit l'été dans ses maisons de province, Verteuil, qui ne sera définitivement reconstruite qu'en 1676, et La Terne, où il rédige un testament en septembre 1653.

La fin des hostilités avec l'Espagne, entérinée par la paix des Pyrénées en 1659, permet à Condé de rentrer en France. La Rochefoucauld reçoit une pension du roi et marie son fils aîné, François VII, à la petite-fille du duc de Liancourt. Il donne la même année deux portraits dans le Recueil des portraits et le portrait de l'Amour-propre, future première maxime de 1665, dans un Recueil de Sercy de 1660. Il fréquente, avec Jacques Esprit, le cercle de la marquise de Sablé, qui s'est retirée dans un appartement ouvert à la fois sur la ville et le couvent de Port-Royal. Les premières maximes sont l'objet de lettres et d'échanges actifs, comme le montre la correspondance que Vallant, le médecin de Mme de Sablé, a gardée dans ses portefeuilles.

La Rochefoucauld reçoit l'ordre du Saint-Esprit le 1er janvier 1662, mais cet apparent retour en grâce ne signifie pas qu'il ait reconquis la faveur royale: Louis XIV favorisera la carrière de son fils, François VII, jamais la sienne. Il a pu souhaiter, vers 1665, être nommé gouverneur du dauphin, le poste sera confié à Montausier, demeuré fidèle au roi pendant la Fronde. Une édition subreptice des Mémoires paraît en 1662, qui fait scandale auprès des Condés et de Saint-Simon, père du mémorialiste. La Rochefoucauld la désavoue et la fait saisir. Le même détournement d'une copie manuscrite vaut aux Maximes une première publication, hollandaise, en 1664: le texte a, en fait, été complètement remanié, les maximes, jusqu'ici détachées, ayant été regroupées en réflexions étendues. Le texte authentique est donné à Paris, chez Barbin, à la fin de 1664, sous la date de 1665. Une certaine précipitation avait marqué l'établissement de cette édition originale de 317 maximes. Une seconde édition, qui ne retient que 302 maximes, est publiée en septembre 1666. Le duc a noué (depuis 1665 ?) une amitié exceptionnelle avec Mme de La Fayette, qui n'avait pas apprécié, vers 1663-1664, ses Maximes.

Il participe à une dernière campagne militaire en 1667, devant Lille. Sa santé n'est toutefois pas excellente: il est sujet à la goutte, qu'il soigne en 1669 à Barèges. Dans le premier recueil de ses Fables (1668), Jean de La Fontaine lui dédie "L'homme et son image" (IX), qui constitue un bel et intelligent éloge des Maximes. Dix ans plus tard, le fabuliste publiera dans le second recueil des Fables un "Discours à Monsieur le duc de La Rochefoucault" (XIV) dont le moraliste lui aurait fourni le sujet, qui est en effet à rattacher à la Réflexion diverse IV, non publiée à l'époque. Le moraliste collabore à Zayde ( 1670-1671 ) et à La Princesse de Clèves (1678) sans qu'il soit possible de préciser l'importance de cette participation.

En 1671, La Rochefoucauld cède à son fils aîné son brevet de duc et pair pour, selon une politique familiale constante, faciliter sa carrière auprès du roi, dont il est l'un des favoris. Il publie la même année la troisième édition des Maximes (341 maximes). L'année suivante, François VII est grièvement blessé lors du passage du Rhin, cependant que l'un de ses frères est tué ainsi que le fils naturel que La Rochefoucauld avait eu de Mme de Longueville, depuis peu duc de Longueville.

Le moraliste fait figure d'homme de goût et il appartient, comme son fils aîné, au groupe restreint des amis de Mme de Montespan, dont le fils qu'elle a eu du roi, le duc du Maine, reçoit pour les étrennes de 1675 une Chambre du Sublime. Des figurines de cire y représentent les membres du groupe: La Rochefoucauld, près du Duc du Maine, lit des vers soumis à son jugement. Sont présents Boileau, Racine, Bossuet et La Fontaine. Une quatrième édition des Maximes paraît en 1675 (413 maximes) et une cinquième en 1678 (504 maximes), la dernière parue du vivant de l'auteur.

Sollicité par Huet, en 1675 ou 1676, pour faire partie de l'Académie française, il décline l'invitation parce que, selon Huet, il "craignait de parler en public". De cette timidité, Sainte-Beuve conclut que, comme tout moraliste, La Rochefoucauld ne s'adresse à ses lecteurs que dans "le tête-à-tête": dire les Maximes "devant six personnes, c'est déjà trop". En 1680, la santé du Duc se détériore brusquement et il meurt dans la nuit de 16 au 17 mars, assisté de Bossuet et de son fils aîné, auquel le liait une profonde et réciproque affection. Sur ces derniers jours, la correspondance de Mme de Sévigné constitue un témoignage de la première importance.

Outre une correspondance et diverses pièces sur lesquelles on consultera la bibliographie, La Rochefoucauld a laissé des Mémoires et des Maximes qui sont reconnus, depuis leur publication, pour des oeuvres majeures de la pensée et de littérature française.

Les Mémoires

Si l'on ne tient pas compte d'une édition qui, selon le Segraisiana (1721), aurait paru à Rouen sans l'aveu de l'auteur, que La Rochefoucauld aurait rachetée pour en empêcher la diffusion et dont aucun exemplaire ne nous est parvenu, la première édition des Mémoires de M.D.L.R. parut en 1662, avec l'adresse "Cologne, chez Pierre Van Dyck", en fait à Bruxelles, chez F. Foppens. Le livre est un recueil composite de textes dus à Vineuil ("La Guerre de Paris"), à Saint-Évremond ("La Retraite de M. de Longueville", "L'Apologie ou défense de M. le duc de Beaufort"), à La Châtre ("Mémoires de M. de La Châtre"), augmentés de deux lettres de La Châtre et de Mazarin, et des articles d'un accord passé entre le duc d'Orléans et Condé.

La Rochefoucauld n'était l'auteur que d'à peine un tiers du volume, les pièces 1, 5 et 6, consacrés au récit des événements qui occupent les parties II (1643-mars 1649), IV (février-août 1651) et VI (mars-octobre 1652) des éditions modernes. Encore n'était-ce là qu'une première rédaction, qui sera profondément remaniée après 1662. C'est seulement en 1874 que J. Gourdault redécouvre des copies qui lui permettent de donner une édition enfin satisfaisante des Mémoires. Leur étude fait apparaître les moments successifs de la rédaction. Le texte le plus ancien correspond aux parties III à VI, qui couvrent une période allant de mars 1649 à ce 21 octobre 1652, où, la Fronde vaincue, le roi rentre à Paris sous les acclamations: l'auteur n'y parle de lui-même qu'à la troisième personne.

Un premier état de la partie II avait paru en 1662, il fut retravaillé et une partie I concernant les années 1624-1642 fut alors, ou postérieurement, composée. Ces parties I et II ont ceci de commun que l'auteur y parle cette fois de lui-même à la première personne. Les Mémoires commencés dans le style impersonnel des Commentaires de César, auxquels Bayle les compare (Dictionnaire de Bayle, article "César", note G), ont ainsi évolué, à mesure que l'auteur remontait le temps, vers une énonciation personnelle.

Par ailleurs, la comparaison des versions de 1874 et de 1662 montre que les portraits et les maximes sont postérieurs à la version de 1662. La narration de 1662 s'en tient à l'essentiel: les événements n'y sont rapportés, les individus et leur comportement n'y sont analysés, qu'avec une grande concision. Et c'est dans la réécriture de ses Mémoires que l'auteur leur a conféré un caractère plus littéraire. Ils ne sont plus seulement un témoignage politique et une défense indirecte de l'action entreprise. L'apologie couverte et la critique insidieuse font place ici et là à une mise à distance dont le meilleur exemple est, en clausule de la partie I, le jugement équilibré qui est porté sur Richelieu.

On peut débattre de l'intérêt historique des Mémoires, on ne peut que reconnaître la clarté, l'élégance de l'écriture et la tenue d'une oeuvre qui tombe rarement dans les complaisances narcissiques du genre.

Les Réflexions ou Sentences et Maximes morales et les Réflexions diverses

Si l'on sait à peu près l'origine et les modèles du portrait mondain, dont la mode sévit particulièrement en 1659, on est beaucoup plus mal renseigné sur l'origine de l'intérêt porté à la sentence détachée, qui ne se rencontrait jusqu'alors couramment que dans les recueils moraux. Le cercle de Mme de Sablé est le lieu où, vers 1658, s'élaborent les premières, mais on doit renoncer, avec H. Grubbs et M. Kruse, à la légende qui remonte à Victor Cousin d'une production en commun suscitée par la conversation autour d'un sujet "mis sur le tapis". La sentence ne naît pas davantage d'un jeu de salon. La correspondance que nous ont gardée les portefeuilles de Vallant montre que les textes sont l'objet d'un travail individuel et qu'ensuite seulement ils sont soumis à l'appréciation de Tel ou Tel.

Les lettres de La Rochefoucauld à Jacques Esprit et à Mme de Sablé sont caractéristiques des échanges qui ont alors lieu sur un thème commun. Ce thème est celui de la fausseté des vertus humaines du fait de l'omniprésence en chacun de nous de l'amour-propre, entendu comme "l'amour de soi et de toutes choses pour soi" (maxime supprimée 1). L'idée est fondamentale pour les augustiniens que sont les jansénistes. Mme de Sablé, J. Esprit sont jansénistes, comme l'est le duc de Liancourt, qui, après la Fronde, a accueilli La Rochefoucauld dans son hôtel et chez qui se tiennent des réunions où les Maximes sont très favorablement reçues. Le moraliste participe à ces réunions et y intervient un jour sur la prédication (Recueil de choses diverses, ms. N. acq. fr. 4333, f° 46).

La Rochefoucauld est de longue date l'ami d'Arnauld d'Andilly, qui fera des Maximes une introduction à la lecture de Saint-Cyran. Le projet initial était en effet de constituer un recueil commun dans un dessein apologétique: la critique des vertus, et en particulier des vertus stoïciennes, devait porter à conclure que la morale humaine est infirme et que "sans le christianisme, [les hommes] sont incapables de faire aucun bien qui ne soit mêlé d'imperfection" (Journal des Savants, 9 mars 1665).

Le mot maxime l'emporte sur celui de sentence dans la correspondance à partir de 1661 environ. Les maximes du duc s'imposant par leur nombre et leur écriture, l'oeuvre ne sera plus dorénavant que l'oeuvre du seul La Rochefoucauld. Un premier état se trouve représenté par le manuscrit de Liancourt, un second par les copies de 1663, qui sont établies pour procéder à la consultation d'un public d'amis et de relations. Il s'agit d'une véritable enquête avant publication, et quelques réponses nous sont parvenues grâce aux portefeuilles de Vallant.

Le thème majeur, présent à l'ouverture et à la clôture des Maximes, est cet amour de soi exclusif qu'avec saint Augustin les spirituels dénoncent comme l'obstacle premier à l'amour de Dieu. Au plan moral, l'amour-propre interdit tout désintéressement, tout accès au Bien, en nous attachant à notre propre et seul intérêt. La condamnation par Augustin des vertus des païens, qui ne sont que des vices, devient ici celle de ce que nous appelons "nos vertus", qui "ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés" (épigraphe). La mise en cause des vertus apparentes s'étend aux certitudes qui fondent l'action: dans cet esprit, sont retenues les données irrationnelles que sont la "fortune" (le hasard) et les humeurs individuelles. Ces notions sont-elles compatibles avec la place accordée à l'amour-propre ? Il semble que leur fonction soit de ruiner la confiance que l'homme place dans un univers qui lui échappe: la lettre de l'auteur au P. Thomas Esprit, du 6 février 1664, éclaire cette stratégie qui aurait pour finalité de "faire voir le besoin" qu'a l'homme "d'être soutenu et redressé par le christianisme".

Le propos est-il de pure circonstance ? Toute une part de la critique, de Sainte-Beuve à Paul Bénichou, ne croit guère à un La Rochefoucauld chrétien. Après le succès, au XVIIIe siècle, des morales utilitaristes, et en particulier de l'épicurisme, on voudra voir dans la "philosophie" des Maximes l'expression d'un épicurisme masqué, et dans l'absence de toute référence religieuse la preuve d'une position libertine. Les lecteurs du XVIIe siècle ne vont pas, dans les réserves qu'ils expriment, jusqu'à ces conclusions, et l'approbation que donnent aux Maximes le P. Bouhours, Arnauld d'Andilly, Fénelon et Bayle rend difficile d'admettre que la critique des vertus prélude au renversement nietzschéen des valeurs, comme on l'a suggéré. En fait, la critique des vertus suppose ici l'existence, fût-elle idéale, d'une pure vertu (maximes 183, 218). Mais il en est de la vertu comme du pur amour de la maxime 69: il nous est impossible d'en avoir conscience.

Le "portrait du coeur de l'homme" qu'entend donner l'oeuvre est, à cet égard, l'une des premières tentatives visant à démasquer nos comportements, à démystifier nos prétentions à l'héroïsme et à la sagesse, à faire intervenir ce qui sera de nos jours appelé l'inconscient (maxime 43 et 102): l'homme est agi, qui croit agir. Il faut ajouter que, s'il est prédominant, le propos augustinien ne commande pas l'ensemble du recueil. Les vues sur l'amour occupent une place qui répond à l'intérêt du public mondain pour le thème, comme en témoigne l'abondance au XVIIe siècle des questions et maximes d'amour. La démolition du héros, d'inspiration janséniste, n'exclut pas l'expression de l'idéologie nobiliaire (maxime 217). Et le souci de juger de la vertu en fonction d'une morale de l'intention n'interdit pas plus à La Rochefoucauld qu'au Nicole de l'Essai sur l'amour-propre et la charité de reconnaître l'efficace d'une morale de l'acte (maximes 150 et 182). La recherche d'une parfaite honnêteté constitue également l'un des aspects obligés des morales du temps (maximes 202 et 203). Elle implique une attention à autrui dont les exigences sont développées dans les Réflexions diverses datées des années 1673-1680.

La perspective critique, que favorisait le tour volontiers épigrammatique des maximes, ne cède pas la place, comme on l'a dit parfois, à une morale sociale toute différente et l'auteur ne chante pas ici la palinodie. L'homme est toujours soumis à l'amour-propre, il lui reste cependant la possibilité de se montrer vrai, c'est-à-dire authentique, comme le montre la première des Réflexions diverses: la valeur morale est totalement indépendante du statut social et la veuve de l'Évangile, qui ne donne qu'une petite pièce de monnaie, est jugée l'égale d'Alexandre et de César offrant des royaumes. La thématique de l'être et du paraître parcourt ces essais qui, pas plus que les Maximes, ne sauraient se confondre avec les aimables mais trop souvent insignifiantes productions de la littérature mondaine. Et on doit redire, avec Antoine Adam, que de cette oeuvre "où tant de critiques n'ont voulu voir que sécheresse, amertume, négation, se dégage au contraire une haute et forte morale". Nietzsche ne reprochera à son pessimisme que de rester inféodé aux valeurs chrétiennes, et Lacan verra dans cette analyse de la psyché une approche dont la psychanalyse ne saurait méconnaître l'intérêt.

Jean Lafond,

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