Friedrich Nietzsche

Biographie
Friedrich Nietzsche
Friedrich Nietzsche

Philosophe allemand, Friedrich Wilhelm Nietzsche est né le 15 octobre 1844, jour de la fête du roi Frédéric-Guillaume IV (d'où ses prénoms) à Roecken, en Prusse.

Nietzsche avait quatre ans lorsque son père mourut accidentellement, encore très jeune, et le souvenir de cette fin dramatique et prématurée sera pour lui déterminant, d'autant plus que la mort de son père a été suivie de celle de son jeune frère. Sa mère quitta avec lui Roecken pour Naumbourg-sur-Saale.

A douze ans, il entra au collège de Pforta, ancien monastère cistercien, pris au XVIe siècle par les révolutionnaires luthériens et qui devint un foyer de la Réforme. Son père et sa mère étant de famille ecclésiastique luthérienne, sa place y était marquée. Il se signala tout de suite par un exploit. Les camarades de Nietzsche s'accordant pour traiter de légende l'histoire de Mucius Scaevola qui avait mis sa main dans le feu, il plongea la main dans le poêle et en ramena un charbon ardent.

À dix-sept ans, il décida de ne pas se faire pasteur et à dix-huit ans entra à l'université de Bonn où il vécut isolé. En 1863, étudiant à l'université de Leipzig, il fut bouleversé par la lecture du Monde comme volonté et comme représentation d'Arthur Schopenhauer, et il écrivit à sa soeur: "Que cherchons-nous? Le repos, le bonheur? Non, rien que la vérité, tout effrayante et mauvaise qu'elle puisse être…" À cette époque, il se lia avec Erwin Rohde, qui demeura longtemps son meilleur ami.

Il admirait Bismarck. Incorporé dans l'armée en 1867, il fut renvoyé chez lui après une chute de cheval. On lui demanda des études historiques pour une revue importante de Berlin. Mais il s'intéressait à tout, sauf à la politique. "Décidément, disait-il, je ne suis pas un animal politique."

Après la lecture de Schopenhauer, le deuxième événement important de sa jeunesse fut sa rencontre avec Richard Wagner, pour lequel il avait la plus grande admiration. Aussi accepta-t-il, avant d'avoir obtenu tous ses diplômes, d'être nommé professeur de philologie grecque à Bâle (1868), ce qui lui permettait de voir plus facilement Wagner qui habitait Triebschen, sur le bord du lac des Quatre-Cantons, avec Cosima, la fille de Liszt, qu'il venait d'enlever et d'épouser. Nietzsche devint un assidu de leur maison et un ami intime.

En 1870, il consacra ses loisirs à l'étude des origines de la tragédie grecque. À l'annonce de la victoire allemande, il s'engagea et fut envoyé en France comme ambulancier, puis à Karlsruhe où il tomba malade. L'Allemagne lui paraît alors prendre la suite de la Grèce: Bismarck étant son chef, Moltke son soldat, Wagner son poète, Nietzsche son philosophe.

En 1871, il publia le résultat de ses travaux sous le titre: La Naissance de la tragédie, ou Hellénisme et pessimisme, sans obtenir de succès. Depuis Winckelmann, la critique classique ne reconnaissait qu'un aspect de l'art grec, celui qui symbolise Apollon, art fait de mesure et de pondération, qui est l'objet d'une contemplation sereine s'élevant au-dessus d'un monde condamné à la souffrance. Nietzsche lui oppose un autre aspect, symbolisé par Dionysos: c'est l'extase dans laquelle plonge la vue du vouloir-vivre universel, et qui permet d'échapper à la souffrance non pas en la niant, mais en niant sa cause qui est ce vouloir-vivre lui-même poussé à son point suprême.

L'influence de Wagner, combinée avec celle de Schopenhauer, est prédominante alors, et durera même après que le premier se fut installé à Bayreuth grâce à l'amitié que lui portait le roi de Bavière, Louis II.

Une première crise intellectuelle éclata pour Nietzsche lorsqu'il se détacha du pessimisme de Schopenhauer et de l'esthétisme de Wagner, et qu'il commença à répudier l'art comme moyen d'évasion. C'est alors qu'il publia les premières Considérations inactuelles, où l'histoire est dénoncée comme un poison pour l'être sain et joyeux de vivre. L'université de Bâle où il était professeur lui ayant accordé un congé, il partit en Italie avec deux amis, Alfred Brenner et Paul Rée, et il y retrouva Wagner dont l'esprit était alors occupé par le sujet de Parsifal. Pour Nietzsche, cet opéra marque le point culminant de la dégénérescence européenne: la négation du vouloir-vivre n'est autre qu'une extinction de l'instinct vital. C'est l'idée qu'il développa dans Humain, trop humain (1878) et Le Voyageur et son ombre (1880). À ce moment, il lisait les moralistes français, surtout La Rochefoucauld, Chamfort, et aussi Pascal. Il admirait leur lucidité et leur amour de la vérité pour elle-même, leur rigueur et leur clarté.

À partir de 1879, tombé malade, il abandonna sa chaire de philologie et commença une vie errante. Sa soeur l'emmena d'abord dans l'Engadine, où il retourna chaque été, l'altitude lui étant bienfaisante. Désormais, il sera toujours égrotant et forcé de vivre avec la pension de quatre mille francs par an que lui faisait l'université de Bâle. Les livres qu'il publiera n'auront aucun succès, et ses amis l'abandonneront, excepté l'un d'eux, Peter Gast.

Après un court séjour à Naumbourg dont le climat ne lui réussit pas, il décida de se rendre de nouveau en Italie, séduit cette fois par Venise où habitait Gast, qui y vivait dans la gêne mais librement, et y composait de la musique. Gast servait de lecteur, de secrétaire et de musicien à Nietzsche qui, grâce à lui, devint un "Méditerranéen". Il pressentit une nouvelle poésie, une nouvelle musique, une nouvelle philosophie qui vaudront par elles-mêmes et sans besoin d'opposition, tirant leur joie d'une affirmation passionnée (voir les Lettres à Peter Gast dans la Correspondance). C'est dans cette atmosphère que naquirent les aphorismes composant Aurore dont le sous-titre était alors: L'Ombre de Venise et dont le titre était emprunté à un passage des Véda: "Il y a beaucoup d'aurores qui n'ont pas encore lui"—passage lu par lui dans le livre d'Hermann Oldenberg sur Bouddha paru à l'époque.

Nietzsche, après une nouvelle tentative de séjour à Naumbourg, passa l'hiver à Gênes où il vécut modestement. Son livre parut dans l'été 1881. À cette époque, il repartit pour l'Engadine et, au début d'août, y connut l'extase très singulière du retour éternel.

La lecture d'Empédocle, celle des philosophes hindous connus à travers Oldenberg, celle plus récente de Karl Vogt (La Force), l'avaient mené à considérer l'Univers comme animé d'un mouvement cyclique. Un après-midi, se promenant à travers bois du côté de Silva-Plana, Nietzsche s'arrêta au pied du rocher de Surlei, aujourd'hui consacré à sa mémoire, qui surplombe les eaux du lac de Sils. C'est là "à six mille cinq cents pieds au-dessus de la mer et beaucoup plus au-dessus des choses humaines" qu'il eut l'intuition que, la durée du monde n'ayant pas de terme et les éléments dont il se compose étant un nombre fini, les combinaisons qui le constituent à chaque instant sont également limitées. Un instant comme celui où Nietzsche convalescent contemple le lac au pied du rocher est donc fatalement appelé à revenir. C'est ainsi que le monde du devenir se rapproche du monde de l'être au point de coïncider presque avec lui. Cette ancienne croyance est renouvelée par Nietzsche qui la fait passer du domaine mythique au domaine mystique: l'important pour lui est moins la répétition de l'événement que la joie dionysiaque avec laquelle cette répétition est accueillie, et l'éternité du retour des choses n'a de signification que par l'instant qui marque pour nous ce retour, instant qui, lui, porte le caractère de l'éternel. L'homme, en même temps, devient un héros lorsqu'il accepte ou plutôt lorsqu'il veut cet éternel retour en apparence absurde et désespérant, et qu'il dit à la Nature: "Encore une fois!"

Nietzsche, une fois son exaltation tombée, fut tenté à trois reprises par le suicide. Puis il passa un hiver relativement heureux, malgré l'insuccès total de Aurore, à Gênes, où il fréquenta l'Opéra. À Venise, il avait retrouvé la musique de Chopin; à Gênes, ce fut celle de Rossini, de Bellini, de Bizet: "Carmen me délivre", disait-il. Il publia un nouveau recueil: Le Gai Savoir.

Au printemps, il partit pour la Sicile, puis pour Rome. Là, Mme Malwida von Meysenbug lui présenta une jeune fille russe, Lou Salomé, avec laquelle elle espérait le marier, et dont Nietzsche tomba amoureux. Mais, après une période de réflexion, Lou Salomé refusa le mariage proposé et d'ailleurs se rendit à Bayreuth pour y entendre Parsifal; elle finit par rompre.

Nietzsche retourna passer l'hiver en Italie, à Rapallo. C'est là que prit corps la conception du Surhomme—ou plutôt du Surhumain—et que Nietzsche écrivit la première partie de Ainsi parlait Zarathoustra, son grand livre prophétique dans lequel il exalte les valeurs vitales aux dépens des valeurs de connaissance.

Wagner venait de mourir à Venise après avoir connu un succès triomphal. Un retour en Engadine permit à Nietzsche d'écrire sur le lieu même de la "vision" la deuxième partie de Zarathoustra, qui contient aussi des réminiscences d'un séjour à Rome en juin 1883, sous une forme lyrique. L'hiver suivant se passa à Nice, qui enchanta le voyageur et le retint plus que ses autres résidences: la troisième partie y fut écrite et publiée en même temps que la deuxième, en 1884. Quant à la quatrième, elle ne put être tirée qu'à quarante exemplaires, faute d'éditeur.

Le sous-titre du livre était: Un livre pour tous et pour personne. Il se présentait en effet comme un substitut de l'Évangile, destiné à être répandu aussi largement que celui-ci, et en même temps comme une annonce, difficile à comprendre, des temps nouveaux. La culture moderne a besoin d'être fondée sur une croyance à des valeurs qui ne soient pas celles d'une décadence, comme celles qui inspirent le christianisme, le pessimisme, le rationalisme, le moralisme et le socialisme. Zarathoustra est l'homme fort qui brise les anciennes tables de valeurs et les remplace par d'autres: ce n'est pas un pur destructeur, c'est un messie. Les mêmes idées sont développées dans un livre d'aphorismes dont un grand nombre se réfèrent à un plan systématique: La Volonté de puissance, avec pour sous-titre: Essai d'une transmutation de toutes les valeurs, qui ne fut publié qu'après sa mort dans une édition sujette à caution, établie par sa soeur. La publication des Fragments posthumes dans l'édition de Karl Schlechta, en 1956, a mis fin à l'illusion que Nietzsche avait signé là son grand oeuvre. Néanmoins, ce projet l'occupa plusieurs années, en Allemagne et à Nice où il vécut tour à tour. Entre-temps, il reçut la visite de lecteurs très rares attirés par ses idées mais qui ne viendront plus le revoir, tel un jeune écrivain, ami de la veuve de Wagner, Heinrich von Stein, et un dilettante errant, Paul Lawzky, qui fut son compagnon occasionnel à Nice.

En 1886, Nietzsche publia à ses frais un essai improvisé sur le sujet qui lui tenait à coeur: Par-delà le bien et le mal, avec pour sous-titre: Prélude à une philosophie de l'avenir, après un voyage à Venise où il revit Peter Gast, et un autre en Allemagne.

Malgré ses déplacements, Nietzsche menait une vie monotone. Pendant cinq étés de suite, il logea à Sils-Maria dans une chambre solitaire qui donnait sur une pinède et qu'il payait un franc par jour. Il y travaillait chaque matin en déclamant ses phrases et en martelant la cloison à coups de poing pour souligner leur rythme. Il se rendait ensuite à l'auberge voisine où il déjeunait en compagnie de dames qui revenaient chaque année et qui lui rendaient le service de remplir son assiette, car il y voyait à peine. Il n'aimait pas à parler de son oeuvre ni de ses idées, mais il se plaisait à faire de longues promenades avec ses compagnes d'occasion envers lesquelles il se montrait délicat et serviable, aussi effacé dans sa vie qu'il l'était peu dans son oeuvre. Le soir, il dînait seul d'une tranche de cake et d'une tasse de thé qu'il préparait lui-même, comme le matin en se réveillant il avait préparé son café.

Il aurait voulu aller en Corse et particulièrement à Corte: "C'est là que Napoléon a été conçu. N'est-ce pas un lieu tout indiqué pour entreprendre la transmutation de toutes les valeurs?" Il y aurait terminé La Volonté de puissance. Mais c'était un voyage trop difficile à entreprendre, et le livre ne trouvait du reste pas d'éditeur.

Nietzsche se mit à écrire des préfaces pour des réimpressions de ses livres déjà parus. À Nice où il passait l'hiver, il lisait Stendhal, Maupassant, Baudelaire, et il fit la connaissance de Guyau dont il lut L'Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction; il avait des affinités avec lui, bien que le malentendu fût fondamental entre eux, Guyau ne faisant que renforcer la morale traditionnelle avec l'arme qu'employait Nietzsche pour la renverser: l'exaltation de la vie.

Plus importante et significative fut la rencontre que fit Nietzsche de l'oeuvre de Dostoïevski — c'était avec les Mémoires écrits dans un souterrain où l'homme humilié devient à son tour un humiliateur; cette analyse du ressentiment aura une répercussion sur les derniers livres. Entre-temps, il avait reçu des témoignages d'admiration de la part de Jakob Burckhardt, le philologue de Bâle, et d'Hippolyte Taine, ce dernier témoignage lui étant particulièrement sensible, car il tenait à l'opinion de Paris où se faisait la "musique de chambre de la littérature", bien qu'il n'estimât pas la politique de la "pauvre France, malade de la volonté". En effet, en 1887, dans La Généalogie de la morale, Nietzsche voit dans le ressentiment, dans la révolte contenue et refoulée des esclaves contre les maîtres, le principe initial de l'ascétisme, qui donne aux faibles et aux impuissants le pas sur les forts; les valeurs serviles l'emportent alors sur les valeurs héroïques, d'où le triomphe par la ruse des Sémites sur les Romains. Georg Brandès, le critique danois, lui écrivit pour l'approuver.

C'est à Turin que Nietzsche fit la dernière étape de sa vie consciente. Il y découvrit une traduction française des Lois de Manu (voir Mânava-Dharmaçâstra) qu'il met en opposition avec le Décalogue, à cause de la hiérarchie entre les classes sociales que le code védique institue et de la victoire qu'il assure des valeurs supérieures sur celles qu'aime la multitude. Il y écrivit aussi Le Cas Wagner (1888), pamphlet violent, suivi du Crépuscule des idoles (1888). "Il faut méditerranéiser la musique", tel est le thème positif de ces oeuvres. Puis L'Antéchrist, écrit en un mois à Sils-Maria, qui est une longue imprécation contre Jésus et ses disciples, dont Luther, et un éloge enthousiaste des grands hommes, tels César, Néron, César Borgia, Napoléon et Goethe. Le livre eut du retentissement à cause de sa violence.

De retour à Turin, à l'automne de la même année, il éprouva un sentiment perpétuel de joie qu'il traduisit dans son dernier manuscrit: Ecce homo. Il s'y montre, ainsi que dans les lettres qu'il adresse à ses amis, comme la synthèse de Dionysos et du Crucifié.

La crise de démence, qui éclata à Turin en janvier 1889, détermina Franz Overbeck à aller chercher Nietzsche et à le ramener à Bâle; il fut ensuite interné dans une maison de santé de Iéna. Plus tard, sa soeur, Mme Forster-Nietzsche, le recueillit dans une maison qu'elle fit construire à Weimar. Il fut reconnu d'après des examens médicaux que la paralysie générale dont Nietzsche fut atteint après sa crise de démence et sa période d'euphorie était due à une syphilis ancienne qui avait évolué d'une manière classique. Nietzsche mourut le 25 août 1900 sans avoir repris sa lucidité.

Jean Grenier,

Nietzsche, Brève histoire d'un séisme

par Olivier Morel

Dans la célèbre intervention qu'il prononça à Royaumont en 1964, Michel Foucault insiste sur un trait particulier de l'interprétation qui est commun au trois maîtres du soupçon, Marx, Nietzsche et Freud. Les rapports sociaux réels sont prédéterminés par des rapports de production, le beau, le bien, le vrai, ne sont que des valeurs mues par la volonté de puissance, l'inconscient habite la conscience. Peut-être le dialogue discontinu de la modernité avec les trois maîtres est-il circonscrit à une tension aussi féconde que destructive, à la fois découverte d'un lieu archaïque que nous avons toujours habité sans le savoir, et décentrement lié au processus interprétatif qui le rend accessible. Moment critique, révolutionnaire ou tragique, difficile à nommer, qui mêle et oppose chez Nietzsche le besoin de connaissance et l'instinct de la vie: "Il y a là une notion à créer (...) écrit-il. L'instinct de la connaissance parvenu à sa limite se retourne contre lui-même pour procéder à la critique du savoir. La connaissance au service de la vie meilleure. Il faut vouloir soi même l'illusion — c'est le tragique". Puis le corpus évolue, la volonté de puissance s'avance sous le masque de la connaissance, il lance: "Sans doute, il faut ici poser le problème de la véracité: s'il est vrai que nous vivions grâce à l'erreur, que peut être en ce cas la "volonté de savoir" ? Ne devrait-elle pas être la volonté de mourir?" Si ces quelques injonctions recèlent aujourd'hui une actualité aussi brûlante c'est parce que Nietzsche, comme Freud et plus encore Marx ne cesse de hanter le rapport que nous entretenons avec notre actualité, celle de l'émancipation et de l'amélioration de l'homme et du monde par le savoir: ce sont les Lumières, l'Aulklarung, qui tombent sous le coup de la question. De l'incitation kantienne, "Ose savoir!", lancée dans un texte de 1784 qui fit date, à la radicalisation nietzschéenne qui la forclos, c'est toute l'analyse critique des limites de la connaissance et l'épreuve de leur franchissement qui se dessine, d'abord comme événement cognitif, puis comme moment historique et enfin comme schème de transgression. La confiance dans la vertu du savoir jusqu'au martyr de ce dernier... Ce renversement correspond exactement à ce que Horkheimer et Adorno ont résumé en une maxime dans La dialectique de la raison: le désir d'émancipation de l'homme (l'accès à sa majorité), s'est transformé en un nouvel état de minorité.

Un colloque organisé par l'Institut Goethe avec le Collège International de Philosophie, l'Université de Paris VIII et l'Association Internationale Schopenhauer ainsi que plusieurs ouvrages, ont marqué à la mi-octobre 1994 le cent cinquantième anniversaire de la naissance de Friedrich Nietzsche en renouvelant les interrogations qui succèdent à "la mort de Dieu". C'est, en cette fin de siècle, un des points d'engendrement majeurs de la réception de Nietzsche. Pourtant la question est loin d'être nouvelle et il est même surprenant dans une certaine mesure que sa paternité soit encore si souvent attribuée à Nietzsche. Plus nouvelle est la question centrale dans laquelle la discussion s'est inscrite et il faut l'analyser — de manière nietzschéenne — comme un symptôme: sur la plaquette de la rencontre du Goethe Institut on pouvait lire "Faut-il se réjouir de la mort de Dieu ?, Mort de Dieu-retour du religieux ?". Nietzsche et l'intégrisme. Le risque que comporle une telle approche renvoie aux problèmes épineux des usages et de la réception d'une des pensées les plus interprétées et à vrai dire les plus falsifiées de ce siècle. La question ainsi posée ne risque-t-elle pas de fonctionner comme un accaparement idéologique tributaire du procédé qui consiste à juger un auteur à partir de sa postérité, au lieu de l'utiliser comme une grille d'intelligibilité ? L'un des participants avait d'ailleurs perçu le piège qui se tendait.

Jusqu'aux années soixante on peut en effet considérer que d'une manière générale la réception de Nietzsche est largement centrée sur des questions idéologiques. Les causes internes de ces exploitations sont à rechercher dans un premier temps dans l'amphibologie profonde de l'ensemble de l'oeuvre. Mais pouvait-on présager de la violence des appropriations auxquelles elle fut convoquée ? Inutile de revenir en détail sur la tristement célèbre édition de La volonté de puissance, charcutée par une soeur de Nietzsche aussi bornée que furieusement antisémite, qui servait de livre de chevet aux nazis. Le texte de Nietzsche est en effet émaillé de nombre d'affirmations péremptoires, parfois très douteuses, et diamétralement contredites quelques pages plus loin. Dans L'entretien infini Maurice Blanchot soulignait qu'avec l'écriture fragmentaire on trouvait là l'un des éléments de forme les plus marquants du fond de sa philosophie, à savoir le brouillage jusqu'à l'abolition du fond et de la forme, du haut et du bas, du bien et du mal... "La parole fragmentaire de Nietzsche ignore la contradiction, même lorsqu'elle contredit", écrit Blanchot. Voilà qui ne facilite certainement pas le travail. Les propos de Nietzsche sur les juifs et le judaïsme sont soumis à ce même type de lacunes propres à l'économie interne du texte. Les passages philosémites et antisémites alternent avec le même enthousiasme et la même virulence: il fustige les antisémites, il vante les mérites de cette "race (les juifs) la plus forte, la plus résistante, la plus dure qui existe actuellement en Europe", alors que dans d'autres textes il rend "les juifs" responsables de la décadence moderne. Le récent ouvrage collectif dirigé par Jacques Le Rider et Dominique Bourel, De Sils-Maria à Jérusalem, Nietzsche et le judaïsme, les intellectuels juifs et Nietzsche, offre une mise au point et un bilan fort utile sur l'évolution de ce motif des juifs, ou du judaïsme chez Nietzsche et les nietzschéens.

Il n'est pas surprenant que Nietzsche ait élé longtemps associé au nazisme et aux théoriciens du racisme, de la puissance et du culte du surhomme comme culte de la personnalité mais il faut dire néanmoins que cette vision est plus une versiondu nietzschéisme que Nietzsche lui-même: chacun s'accorde en effet pour reconnaître qu'elle en dit plus long sur celui qui interprète que l'interprétation. La déformation fit en tout cas des dégâts considérables en Allemagne puisqu'il faut attendre 1967 pour qu'un début d'édition sérieuse et non orientée voit le jour. En France c'est Georges Bataille, qui le premier dédouane Nietzsche du fascisme comme l'a rappelé Michel Onfray. Bataille écrivait son Sur Nietzsche, La volonté de chance, de février à août 1944, désirant qu'il soit publié pour le centenaire (15 octobre 1944), et dont l'initiative voulait s'attaquer à la confusion Nietzsche-Hitler: "Je veux en finir avec cette équivoque vulgaire", écrivait-il alors. Arno Munster a souligné l'existence — à défaut d'une interprétation marxiste — d'un dialogue du marxisme avec Nietzsche: il a pu en effet être abordé (en particulier en 1968) comme une forme de critique de l'idéologie bourgeoise, et fut en tout cas un précurseur et un interlocuteur de la Théorie critique de l'Ecole de Francfort. Allusion probable à la Dialectique de la raison, ouvrage "noir", "ambigu" pour Habermas mais qui exprime bien la tentative du marxisme d'intégrer l'autodestruction de la raison.

Le Nietzsche politique est incontestablement représentatif de toute sa réception: il dérange, les conservateurs, comme les progressistes, la droite comme la gauche. Aux États-Unis la tentative de "dépolitiser" le Nietzsche proto-fasciste a commencé en 1950 avec un ouvrage de Walter Kaufman qui développait un argumentaire comparable à celui de Georges Bataille selon Nicolas Tertulian. Depuis quelques temps les américains redécouvrent la menace droitière et antidémocratique qui sommeille chez Nietzsche. Il est regrettable que le motif profond qu'instituait un tel débat n'ait pas été explicitement énoncé: si du côté allemand aucune manifestation n' a marqué ce cent cinquantième anniversaire c'est parce que précisément il faut prendre au sérieux, dans la nouveile Allemagne, la possible exhumation du contenu antidémocratique et réactionnaire du nietzschéisme. L'inconnue en la matière est aussi l'Italie, dans le contexte actuel d'une droite qui se cherche des pères idéologiques (notamment dans les penseurs français de la contre-révolution, Joseph De Maistre, Louis de Bonald). Maurice De Gandillac, qui porta témoignage de la visite qu'il rendit en 1935 en pleine montée des périls à Elisabeth Forster-Nietzsche manifesta son opposition à la tentation abusive d'un Nietzsche pré-fasciste. Ce qui n'enlève rien, bien au contraire, à l'acuité nécessaire du jugement contre toutes les "récupérations". N'est-il pas grand temps de se demander à nouveau, comme Pierre Klossowski invitait le lecteur à le faire en 1957, "s'il appartient aux événements de vérifier la valeur persistante d'une pensée?".

Le seuil est fragile et presque imperceptible entre une pensée qui fournit et crée des concepts opératoires et une pensée qui affirme/infirme, bref qui fonctionne comme instrument de légitimation-délégitimation... Force est de constater que les lectures et les usages de Nietzsche ont été longtemps, et trop souvent, régis par cette dernière modalité. Que dire alors de cette juxtaposition de deux slogans: "Mort de Dieu / Retour du religieux" ? De qui et de quoi parle-t-on ? Ne faut-il pas poser la question en amont: Qu'est-ce qui meurt dans la mort de Dieu, Dieu meurt-il au sens propre du terme comme le laisserait "entendre" le paragraphe 125 du Gai Savoir, ou bien le mot est-il encore à ce point inouï ? Quant au "retour du religieux", il est étonnant qu'aucun des participants n'ait relevé la toute dernière phrase de ce fameux paragraphe 125: "A quoi bon ces églises, si elles ne sont les caveaux et les tombeaux de Dieu ?" Quoiqu'il en soit les réserves de Paul Valadier, en deux temps, ont clarifié un certain nombre de préjugés contenus dans l'annonce nietzschéenne: Nietzsche n'a pas prétendu que le XXe siècle serait le règne de l'athéisme, qui de surcroît était pour lui la forme la plus subtile de la volonté de croyance. La mise au point de Mohammed Arkoun prouvait cependant qu'une erreur, ou une question mal posée permet parfois de déceler la véritable source des impensés: "Il n 'y a ni revanche de Dieu, ni retour du religieux comme dit mon jeune collègue Keper", lance-t-il en guise de prologue, avant de faire l'hypothèse que "le fondamentalisme qui triomphe" est une des manifestations singulières de la mise à mort de Dieu. "Dans le Coran, Dieu est l'actant: on n'en dénombre pas moins de 7.000 occurrences. Aujourd'hui c'est le mot Islam qui est le monstre idéologique". C'est à ce point du débat que l'enjeu fondamental doit enfin être posé: la question ne fut pas abordée de manière frontale. Pourtant il semble bien avec Nietzsche que la modernité se trouve à un carrefour où il nous précède toujours, justifiant ainsi l'attraction-répulsion qu'il suscite: ce texte est en effet à la croisée de deux grandes voies. Celle de l'origine religieuse ou mythologique du rationalisme des Lumières et celle de la forclusion du rationalisme dans le retrait du mythe ou la mort de Dieu. C'est une hypothèse qui vaut peut-être d'être risquée. Si en effet la sécularisation était la condition du rationalisme on peut dire qu'à son insu Dieu était encore pour une grande part présent dans la forme eschatologique d'un rationalisme/optimiste. Tant que ce Dieu-là, celui de la possibilité d'un avenir meilleur, a existé, la rationalité des Lumières a pu poursuivre son projet. Loin d'avoir supprimé Dieu, en effet, l'Aufklarung l'a repoussé toujours un peu plus loin dans une région où il ne devait plus affecter le savoir; la philosophie ne devait plus être fille de la théologie. Plus qu'une véritable mort de Dieu, une mise à distance s'opérait par rapport à la sphère des savoirs positifs, quoique ceux-ci poursuivent encore une fin monothéiste (monotono-théiste dira Nietzsche).

Ce n'est qu'avec Nietzsche qu'est véritablement achevée la mort de Dieu, c'est-à-dire l'effondrement des idéaux rationalistes, universalistes et humanistes qui animèrent les Lumières. Il est impossible de dissocier les éléments de cette problématique dans laquelle se noue tout bonnement l'histoire des deux ou trois siècles écoulés, depuis Leibniz, Copernic, Kant, Darwin et la Révolution française: Nietzsche appartient à ce moment dans lequel notre époque se demande toujours si le projet de l'Aufklarung est seulement inachevé, ou s'il n'a pas purement et simplement échoué. Peut-être l'obligation de positionnement par rapport à cette question distribue-t-elle dans une large mesure une grande part des orientations de la philosophie contemporaine. Le processus de rationalisation lié à la paralysie du contenu religieux de la cosmogonie, du savoir et de la socialisation, d'irréversible, a pu paraître fatal ou insurmontable selon les systèmes de pensée et les époques. Mais quoiqu'il en fut, il est significatif de constater, par delà les bifurcations, que Nietzsche est la figure-charnière dans l'accomplissement ou la fin de ce processus: de Heidegger qui voit dans le moment nietzschéen la phase ultime de l'oubli de l'Être avant la fin et le dépassement de la métaphysique aux tentations nihilistes-réactionnaires ou néo-conservatrices des années 1920-1930 (dont Heidegger est proche), jusqu'à l'approche de Adorno-Horkheimer tentant d'analyser avec Nietzsche le retournement de l'optimisme rationaliste contre lui-même, le philosophe au marteau est l'opérateur, l'inverseur critique, le point de fuite, l'expérience-limite.

Enfin, plus récemment, pour la postmodernité, depuis le début des années 1980, Nietzsche apparaît comme "une plaque tournante'' selon Habermas. A travers cette histoire c'est tout le contenu émancipatoire et l'espoir d'une amélioration de l'humanité par la raison qui est en question: "Dieu est mort", en ce sens, renvoie donc non seulement au combat de l'Aufklarung contre le préjugé religieux mais aussi à l'effondrement de l'optimisme qui lui succédera. Cette double implication ne peut être négligée. Certes, les textes du jeune, du très jeune Nietzsche, nous apprennent aujourd'hui qu'il était très pieux, qu'il devait devenir pasteur comme son père, que probablement la mort de dieu et celle — prématurée — de son père se répondent. Mais ils impriment peut-être au geste nietzschéen une nécessité logico-biographique trop évidente et où sa singularité historique et culturelle est oubliée.

Dans sa tentative de reconstruire cette thématique de la "mort de Dieu" sous l'angle d'une histoire des idées/histoire des précurseurs remontant à Grotius-Pufendorf, l'ouvrage de Jean-Marie Paul, Dieu est mort en Allemagne, Des Lumières à Nietzsche, paru en octobre 1994, a peut être négligé la dimension de rupture (pas seulement épistémologique) qu'introduit le nietzschéisme. Il est incontestable que l'érudition et la masse des données constituent la richesse majeure de l'ouvrage. Mais la mise au point la plus pertinente laisse aussi derrière elle une lacune. "Dieu est mort" n'est pas en effet un mot de Nietzsche, il faut remonter à Hegel (dans Foi et Savoir, 1802) pour trouver cette phrase écrite noir sur blanc. On pourrait ensuite retrouver des formulations semblables chez Feuerbach, Marx, Stirner ou Schopenhauer. Pourtant, il ne s'agit jamais du même "Dieu", jamais de la même "mort": Hegel pense par exemple au Golgotha, Feuerbach aborde la question sous l'angle anthropomorphique... Sorti du contexte historique, social et culturel de l'Aufklarung le mot "Dieu est mort" n'a pratiquement aucun sens: face à la tentative de Jean-Marie Paul de reconstruire la genèse de ce moment, le lecteur demeure perplexe. La mort de Dieu abordée en tant que telle, c'est-à-dire coupée du dialogue avec l'émancipation, le rationalisme et le positivisme naissant, se double d'une incertitude liée à la taxinomie: une confusion relative existe entre l'athéisme voilé ou militant, la critique irréligieuse, certaines formes de nihilisme, le processus historique de déchristianisation et de sécularisation, de démystification, ou de désenchantement du monde, sans parler dans le champ politique, de la laïcité, ou de certaines philosophies ancrées dans l'immanence, mais qui se déploient dans l'horizon d'un messianisme. L'entre-deux indéfini dans lequel nous laisse la mort de Dieu nous indique peut-être plutôt la direction d'une sémiologie critique attentive à la discorde des choses qui se dissimule derrière les grandes pétitions de principes et l'idolatrie. Au delà du jeu postmodeme de s'inventer soi-même que contiendrait une telle pratique, et l'impératif de ne pas céder ou de ne rien attendre des cieux, une telle forme de critique nous apprendrait à ébranler les évidences, à faire tomber les signes extérieurs de ces illusions qui endorment en la proclamant la liberté. Peut-être est-ce la façon la plus subtile de démasquer cette "invention des classes dirigeantes" (Le voyageur et son ombre) qu'est la liberté que de voir l'hétéronomie, la falsification et le simulacre dont elle se drape. Peut-être est-ce surtout une liberté, suprême. Il n'est pas aussi évident que la raison démystificatrice issue des Lumières s'auto-détruise finalement dans la démystification de la raison. Le croire est céder trop vite aux théories qui prophétisent la décadence, le retour d' un "Dieu à venir" comme Dionysos, ou qui vénèrent un homme sans religion ni conviction qui supporte et accepte au hasard l'absurdité de ce vieux monde.

Entre le projet habermasien de "demeurer résolument moderne" qui revêt une désillusion certaine, le scepticisme "postmodeme" de la déconstruction, ou les protestations viriles du surhomme il y a encore de la place pour une raison moins imbue d'elle-même mais toujours subversive: Dieu est mort pourtant aujourd'hui encore, sans limites, et avec une frénésie qui croît avec la crise, les sociétés "se paient la fausse monnaie de leurs rêves" (Marcel Mauss). M'a-t-on compris ? Ted Turner est l'homme le plus riche du monde, les Dieux s'affrontent sur des terrains de sport ou aux "heures de grande écoute"... et même la Guerre du Golfe était elle même un match de foot télé-virtuel ! M'a-t-on compris ? Ecce homo.

Olivier Morel,
15 janvier 1995

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