L'écrivain portugais Eduardo Lourenço a été attaché culturel à l'ambassade du Portugal à Rome. Il est actuellement professeur à l'université de Nice. La pluralité de ses influences linguistiques et culturelles l'a amené à défendre une idée de l'Europe fondée sur la revendication de son patrimoine classique et sur l'universalité de ses idées démocratiques. Cependant, avec l'évolution récente de la situation, notamment dans l'ex-Yougoslavie, il a nuancé sa position résolument pro-européenne, dans un contexte qui n'admet plus les illusions militantes. Mais Eduardo Lourenço n'est pas seulement un théoricien de l'Europe. Il est aussi la mémoire vivante, reconnue par tous, de la culture portugaise, l'un de ses principaux historiens et l'un de ses créateurs les plus féconds. Nous l'avons rencontré au cours d'un congrès qui a eu lieu à Ségovie.
Dans votre essai L'Europe introuvable, vous vous montriez comme un partisan fervent de la construction européenne, qui aurait pour bases une culture commune et une tradition politique démocratique. A la lumière des récents événements, surtout ceux qui ont affecté et qui affectent toujours l'ex-Yougoslavie et qui ont profondément modifié la perception que l'on pouvait avoir du continent, êtes-vous toujours aussi pro-européen ?
Eduardo Lourenço : Nous sommes dans un moment d'adversité, sans aucun doute. Les contradictions réapparaissent et nous assistons à un repli des nations sur elles-mêmes. Chacune d'entre elles constate que ses problèmes ne trouvent pas dans cette Union européenne la réponse qu'elle avait imaginée. Une partie de l'opinion publique commence à critiquer violemment cette Europe-là. Ces critiques ne sont pas les miennes. Le grand problème de l'Europe ne se trouve pas dans un trop-plein d'Europe mais dans son insuffisance.
Pensez-vous que les causes de cette situation proviennent de la manière dont l'Europe s'est construite ? On n'a pas commencé par le terrain politique, comme le voulait Jean Monnet. On a commencé par l'économie. Le terrain politique semble alors s'effriter.
Eduardo Lourenço : Il fallait bien commencer par quelque chose. Il était correct de commencer par établir des rapports d'échanges réels entre les deux grandes puissances de l'Europe continentale, la France et l'Allemagne. Ceux qui ont pensé l'Europe ont voulu placer leurs peuples devant une situation irréversible. Tout le monde pouvait se sentir satisfait avant que n'éclate la crise de 1973, lorsqu'il n'y avait pas de chômage en Europe. Au départ, les états-Unis militaient contre l'idée européenne. Plus tard, l'Europe occidentale a commencé à concevoir sa propre création comme la dernière frontière face à la menace en provenance du système soviétique. Nous étions alors dans le contexte de la guerre froide. Les Européens avaient alors tout ce dont ils avaient besoin. Ils pouvait accepter une certaine ouverture qui tendait à surmonter la division traditionnelle de l'Europe en une multitude de nations et à limiter leur propre souveraineté. La perte d'un peu de la souveraineté de chacun était compensée par des avantages économiques. Mais lorsque l'Est connut sa propre révolution (ou contre-révolution), l'Europe se trouvait tout d'un coup sans autre projet que de conserver ce qui existait déjà.
Sur le plan culturel, il y a toujours eu en Europe deux tendances opposées : d'un côté, la grande expansion, le "modèle" artistique et littéraire, de l'autre la barbarie. Dans les moments actuels, n'est-ce pas plutôt la notion de barbarie qui l'emporte ? Pensez-vous que la culture européenne puisse encore servir de "modèle" ?
Eduardo Lourenço : Durant des siècles, on a pensé l'Europe comme un espace culturel avec des propriétés et des attributs que les autres cultures n'avaient pas, et qu'elle pouvait servir de modèle à l'avancée de la civilisation. De moins en moins nombreux sont ceux qui croient à l'utopie de l'Europe centre du monde. Au sein du continent s'est toujours fait entendre la critique de sa propre culture. C'est cela l'aspect le plus positif. Il y a eu un discours et un anti-discours. Le modèle s'exerçait davantage à l'extérieur, du temps où l'Europe était un continent colonisateur, conquérant, et que ses habitants partaient imposer leurs propres valeurs, leurs idées, sans un projet cohérent, comme dans le cas des Portugais au Brésil et des Espagnols au Mexique.
N'avez-vous pas l'impression d'assister, en Europe, à une dérive de la barbarie?
Eduardo Lourenço : Actuellement, oui. En un demi-siècle, l'Europe a connu deux guerres internes qui sont devenues des guerres mondiales. C'est en même temps le continent de l'exemple et celui de la barbarie. La barbarie ne date pas d'aujourd'hui. Elle est partie intégrante de la civilisation. Il y a deux lectures possibles de la barbarie. En premier lieu, celle qu'en faisaient les Grecs. Pour eux, ce n'était pas une question de moeurs, mais de langage. Puis est arrivée la barbarie des nazis… En ce qui concerne le conflit qui se déroule dans l'ex-Yougoslavie, il ne s'agit pas là de la barbarie de l'autre, de l'étranger. Autrefois, le barbare était toujours l'étranger. Là il s'agit de notre propre barbarie, consciente, de mauvaise foi, rationalisée. Une rationalité qui se traduit par l'incapacité de supporter la coexistence en vigueur durant tant d'années. Je ne fais pas de distinction entre les trois nations, toutes ont leur part de responsabilité dans ce qui arrive, en plus de la responsabilité qui incombe à l'Europe elle-même. Comme au sein de chaque famille, chacune d'entre elles invoque des prétextes et des raisons surgis du passé. C'est une barbarie familiale.
L'Espagne et le Portugal ont été les pays les plus pro-européens après avoir été les plus marginalisés. Comment le Portugal se voit-il : comme un pays européen ou comme une nation toujours périphérique?
Eduardo Lourenço : Dans un premier temps, les Portugais ont perçu leur entrée en Europe comme quelque chose de positif, comme s'il s'agissait de franchir le seuil d'une maison plus riche. Les partis politiques (à la seule exception des communistes, qui étaient réticents), sans consulter leurs bases, décidèrent qu'il fallait adhérer à l'Europe comme symbole de la démocratie, de la liberté, et comme espace économique plus développé. Pour nos cultures, cela signifiait que les Européens de première catégorie ne nous marginalisaient plus. L'Espagne et le Portugal étaient des pays européens, mais de deuxième catégorie. Après avoir dû vivre des revenus de l'émigration, l'Europe nous faisait à présent cadeau de quelques subsides importants. Mais il n'y a pas de rapport immédiat entre l'aspect matériel et ce qui se passe sur le plan symbolique. La culture portugaise n'est pas plus intégrée à l'Europe qu'auparavant. Au contraire, il y a eu une certaine réaction contre cette idée. Au Portugal, actuellement, le nationalisme est très fort, parallèlement à une crise d'identité permanente. Il s'y produit une redécouverte du pays, de son histoire et de ses mythes.
En tant qu'essayiste, vous êtes un peu la mémoire de la culture portugaise, une mémoire vivante que tout le monde, ou presque, reconnaît comme telle…
Eduardo Lourenço : Je vis en dehors du Portugal depuis de nombreuses années. C'est peut-être la raison pour laquelle tout ce qui se passe dans le pays me passionne. Mais, en effet, j'ai fréquenté la génération antérieure à la mienne, celle de Miguel Torga, et également la génération néoréaliste. J'ai toujours été intéressé par les créateurs de mouvements poétiques ou culturels, qui sont expression d'une manière d'être portugais. Cela fait partie d'une interrogation permanente.
La tradition orale est très importante au Portugal…
Eduardo Lourenço : Tout se perd dans les paroles. Fort heureusement, j'habite la France, parce que, à Coimbra, je n'aurais jamais pu écrire une ligne. Là-bas, je passais mon temps à discuter dans les cafés, à parler, à écouter mes amis. Je n'ai jamais été attiré par une carrière littéraire. J'ai écrit mes livres un peu par hasard, parfois pour défendre un point de vue. Quand j'étais jeune, aucun des discours en vogue ne me convenait, ni celui du national-catholicisme, ni celui du courant néoréaliste, marxiste. Je me suis révolté contre le national-catholicisme sans pour autant partager l'utopie des Néoréalistes. Ni l'un ni l'autre. Ainsi, j'ai toujours été le canard boiteux de ma génération.
Propos recueillis par Jacobo Machover,
01 janvier 1995
républiquedeslettres.fr/lourenco.php
Catalogue • Nouveautés • Auteurs • Titres • Thèmes
Histoire de la République des lettres • Chez votre libraire
Recherche • Contact & Mentions légales
Droits réservés © La République des Lettres
Paris, lundi 14 octobre 2024