Écrivain, essayiste et diplomate italien, Nicolas Machiavel (Niccolò Machiavelli) est né à Florence le 3 mai 1469. Il appartenait à une ancienne et noble famille de cette ville.
Sur ses premières années, ses études, ses inclinations, on n'a que des documents rares et incomplets, et la première date précise de sa biographie est celle de 1497, année où il écrivit une lettre à Ricciardo Bechi sur deux prédications de Savonarole. Nous savons qu'en 1498 il entra dans la bureaucratie florentine comme secrétaire de la deuxième chancellerie. Dans la lettre à Bechi apparaissent déjà quelques traits de sa conception de la vie et de la politique; elle contient en germe son jugement sur les "prophètes désarmés", autrement dit les hommes qui s'aventurent dans le vaste monde de la politique sans avoir les moyens de le dominer et de le contrôler. Aussi Savonarole est-il jugé, d'une part, comme un ambitieux, d'autre part, comme un homme qui ne sait pas donner corps et réalisation concrète à son ambition.
Au cours des diverses missions diplomatiques que, de 1499 à 1512, Machiavel dut accomplir par mandat des Dix de la Balia et qui le menèrent de la cour de petits potentats comme Catherine Sforza Riario, Pandolfo Petrucci ou Giampaolo Baglioni, à celles d'un César Borgia, de Louis XII, roi de France, ou de l'empereur Maximilien Ier de Habsbourg, cette intuition première de la vie politique eut le moyen de se fortifier par différentes voies, de se nourrir d'expériences essentielles pour un observateur politique, de prendre pour matière la pratique d'États qui dominaient alors la grande politique européenne.
Les Relations diplomatiques de Machiavel, c'est-à-dire les dépêches par lesquelles il informait, presque quotidiennement, la République du développement des événements dans les pays où il se trouvait, sont donc, en ce sens, des sources de toute première importance pour la reconstruction de sa pensée politique; quand on les étudie, on y voit se former peu à peu ses thèmes essentiels: la nécessité de ne jamais suivre les "voies moyennes", mais de se tenir toujours, courageusement, aux extrêmes; la nécessité, pour celui qui se trouve engagé dans une situation politiquement concrète, de subordonner l'amitié à la force, les traités et la parole donnée à la maîtrise des circonstances; la théorie de la fortune, non encore précisée, en ces premières années, avec une grande rigueur théorique, mais déjà adoptée, dans les moments de lucidité spéculative les plus intenses, comme le symbole de ce contrôle continuel des choses et des circonstances que l'homme ne peut jamais interrompre s'il ne veut pas, en même temps, renoncer aussi au salut de son pays.
Ce n'est pas tout: au cours de ces missions mûrit également chez Machiavel une appréciation générale de la réalité politique de l'Europe de son temps, car il est à même, en voyageant à travers la Basse-Allemagne ou la France, de saisir sur le vif des manières de vivre et de penser, des formes politiques et militaires; en un mot, la consistance même de ces grands protagonistes de la politique européenne. Et de même que, de ses expériences italiennes et florentines, naissent les écrits De la manière de traiter les peuples rebelles de la Valdichiana (Del modo di trattare i popoli della Valdichiana ribellati, 1503) et Paroles à dire sur la nécessité de se procurer de l'argent (Parole da dirle sopra la provvisione del danaio, 1503), de même, de ses expériences internationales sortent ses écrits sur l'Allemagne (Rapport sur les choses de l'Allemagne), et sur la France (Rapport sur les choses de la France), dans lesquels son attention se porte essentiellement sur le degré de maturité politique qu'ont atteint ces pays et, par suite, sur la désagrégation politique et sociale de l'Allemagne et sur l'unité de plus en plus ferme de la moderne monarchie française.
La défaite des milices florentines à Prato, en 1512, permettait aux Espagnols de s'emparer de la ville de Florence et de substituer au gouvernement démocratique de Soderini, incapable de faire front devant les événements, un nouveau gouvernement ayant à sa tête les Médicis. Machiavel fut bientôt éloigné de sa charge. Soupçonné d'avoir pris part à la conjuration antimédicéenne de Pier Paolo Boscoli, il fut emprisonné et légèrement torturé, puis condamné au bannissement sur le territoire même de la République. Dans la retraite de Sant'Adresa in Percussina, où il avait une petite villa et quelques ares de terre, les souvenirs d'expériences si remarquables et variées devaient se presser avec une insistance particulière dans son esprit, réclamant une expression ordonnée et cohérente. C'est ainsi que naquirent, vers les derniers mois de 1512 et les premiers de 1513, les chapitres initiaux des Discours sur la première décade de TiteLive. C'était le désir impérieux de voir clair dans la structure même de l'action politique qui lui faisait prendre, comme matière de ses réflexions, l'histoire de la Rome républicaine telle qu'elle avait été fixée dans les pages de Tite-Live. Et, sur la perfection de la constitution romaine, sur l'implacable clarté de Faction politique de ce peuple, Machiavel, avec une exceptionnelle force polémique, projette l'image inverse d'un siècle d'histoire florentine; la misère d'une vie constitutionnelle rendue instable et parfois même convulsive par les bouleversements continuels affectant les gouvernements et jusqu'aux structures citadines, par l'émiettement du pouvoir et, en conséquence, par l'impossibilité d'agir. Par la théorie de l'imitation des "ordres antiques", énergiquement soutenue dès les premières assertions de l'ouvrage, Machiavel relie la réalité du passé aux possibilités du présent, et dévoile ainsi son attitude envers l'histoire contemporaine.
Pourquoi, à ce moment, a-t-il interrompu son travail pour écrire d'un seul jet les vingt-six chapitres du Prince (1513), c'est un problème complexe, sur lequel les historiens se sont toujours penchés. Mais, pour le résoudre, il suffit de penser que les Discours ont pris corps comme oeuvre systématique, plutôt propre à faire comprendre les termes généraux de l'action politique qu'à ouvrir à l'homme d'action une voie concrète. Et il fallait que Machiavel, à qui la situation historique semblait demander et exiger une "vertu" antique de nature à la racheter de toutes ses contradictions, abandonnât le plan plus doctrinal des Discours pour descendre sur le terrain concret de la lutte, interrogeant la réalité, envisageant d'un esprit lucide ses difficultés et préparant les moyens de les résoudre.
La note fondamentale du Prince est dans cet examen des problèmes du présent, dans cette tentative désespérée d'arriver, par la clarification de la réalité, à découvrir le critère absolu pour la dominer. Le diagnostic auquel aboutit cet examen du réel est définitif comme le remède proposé, comme le devoir, que Machiavel signifie à l'homme, de n'être jamais inférieur aux situations historiques, mais de les prévoir, selon les modes qu'il décrit, et de les dominer. D'où aussi la rigueur de la "politique" de Machiavel, son implacable froideur qui recourt aux moyens les plus impitoyables; rigueur et implacabilité qui ne sont qu'une fidélité stricte aux prémisses qui découlent de la situation de l'homme dans le monde, de son devoir de ne jamais se montrer inférieur aux circonstances. Le Prince est donc une construction rigide de la "vertu" humaine, une indication des manières par lesquelles on "doit" résister et réagir aux circonstances, à la "fortune". Mais la fortune n'est jamais oubliée un instant au cours de la construction qui veut s'y opposer; de là le ton dramatique de l'oeuvre, la saveur concrète de la polémique de Machiavel.
Les principes généraux qui forment la structure des Discours sur la première décade de Tite-Live, ouvrage commencé dans les premiers mois de 1513, interrompu pour la composition du Prince, puis repris plus tard entre 1515 et 1517, ne sont pas différents; tels, par exemple, le concept de la vertu, celui de la fortune, celui de la politique, et l'on comprend aisément qu'il en soit ainsi. Par contre, non seulement le cadre historique et politique mais même la conception générale que l'auteur y exprime sont loin d'être les mêmes dans les deux ouvrages. Dans le livre I, le but de Machiavel est essentiellement de comprendre les raisons profondes de la crise politique italienne, en dehors des motifs faciles de la polémique immédiate, et l'histoire romaine, décrite et analysée par lui comme l'histoire du peuple qui. mieux que tout autre, a réussi dans l'entreprise ardue de fonder un grand État, ne constitue que le plan idéal de sa doctrine politique, la ligne de conduite par rapport à laquelle l'histoire réelle de Florence et de l'Italie révèle toutes ses contradictions et ses misères.
Car, à Florence, les luttes des partis s'épuisèrent toujours dans le vain jeu des victoires et des défaites, des bannissements et des confiscations, des persécutions et des exils, sans qu'on parvînt jamais à entrevoir, audessus de l'intérêt étroit des partis, l'intérêt supérieur de l'État, alors qu'à Rome les luttes entre les deux ordres, praticien et plébéien, furent la raison même de la grandeur et de la puissance de l'État, car elles fournissaient des indications utiles à des législateurs prudents, prompts à traduire ces données dans les lois et les dispositions administratives. L'État n'est pas, en effet, solide et durable, s'il se fonde sur une classe et en laisse une autre en marge cultiver son hostilité et ses désirs de vengeance; il l'est quand ses lois et son organisation sont la résultante de toutes les tendances et de toutes les "humeurs" qu'il contient. C'est pour cela que l'histoire de Rome apparaît à Machiavel comme ce que l'histoire de Florence aurait dû être afin de produire des résultats positifs.
La profondeur de cette analyse politique, dans les Discours, dépasse en compréhension celle du Prince. À ce point de vue, le livre II des Discours offre un climat général profondément différent; il a mûri et a été écrit après la faillite pratique du Prince, à une époque où la lutte entre les grandes puissances européennes pour la prépondérance en Italie montrait de plus en plus clairement au-devant de quel destin les Etats italiens allaient inévitablement, et Machiavel y exprime l'amertume de son esprit, la conviction rageusement polémique que ce destin aurait très bien pu être évité si les princes avaient suivi le grand exemple des Romains. Inexpérience politique, confiance aveugle en des institutions qu'aucune force sérieuse ne soutenait, incapacité militaire: tous les vieux motifs qui lui ont servi d'armes reviennent en ces pages admirables avec une violence qui n'a pas d'égale dans les oeuvres précédentes et qui tente d'exprimer le caractère inéluctable des événements, la fin complète de toutes les espérances. Car si, parfois, Machiavel observe que les princes italiens pourraient encore changer leur sort, si seulement ils imitaient les Romains, la remarque a essentiellement la fonction de rendre encore plus âpre l'argumentation contre une classe politique qu'aucune dure leçon — il en était convaincu — ne rappellerait au sérieux de cette vie politique elle-même. Tels sont donc les thèmes qui constituent le substrat du livre II (le livre III, composé de chapitres épisodiques et ne formant pas un tout, est de moindre portée).
Et le même sentiment amer de découragement domine les sept livres de L'Art de la guerre, écrits entre 1519 et 1520 pour faire le point de ses idées sur la milice et les grands problèmes de la stratégie militaire. Dans les paroles du protagoniste du dialogue, Fabrizio Colonna, qui reproche mélancoliquement à la fortune de ne pas lui avoir permis de traduire dans la pratique sa longue méditation sur les ordres romains, on trouve le reflet de l'état d'âme de l'auteur; il peut bien encore écrire sa grande invective contre les princes ignorants et corrompus, mais sans qu'une perspective politique concrète donne désormais un sens et une réelle efficacité à son discours.
Dans la Vie de Castruccio Castracani de Lucques (1520), court essai historique où il raconte, les idéalisant et attribuant leur échec final au caprice irrationnel de la fortune, les hauts faits du grand capitaine lucquois, ce sentiment d'éloignement du réel et d'amère résignation devant la fuite aveugle des événements constitue la note dominante. Et le même sentiment humain est, contre toute apparence, celui qui caractérise La Mandragore, la principale de ses comédies — Clizia est d'inspiration beaucoup moins originale, et Andria une stricte imitation de Térence — et certainement le chef-d'oeuvre de son génie d'artiste.
En effet, Machiavel ne fut pas seulement un grand penseur politique, mais aussi un écrivain et un artiste aux qualités exceptionnelles, et l'on ne pourrait les ignorer sans enlever quelque chose à notre capacité de le comprendre dans son intégrité; on doit donc, pour cela, se rappeler son activité variée et assez vaste d'homme de lettres. S'il est vrai que ses oeuvres en vers, allant des deux Décennales aux Chapitres (Capitoli) et à L'Âne d'or (Asino d'oro), ont plus d'intérêt par certains arguments polémiques concrets que par une valeur littéraire intrinsèque, bien différente est la signification de sa prose, et non seulement de celle des oeuvres littéraires, mais également des oeuvres politiques, depuis Le Prince, son chef-d'oeuvre, jusqu'à l'Histoire de Florence. Dans Le Prince, l'allure dialectique de l'oeuvre, avec l'intime opposition de thèses diverses que la vertu humaine a le suprême devoir d'unifier, trouve son expression en une prose d'une exceptionnelle puissance démonstrative, claire et incisive dans sa manière de situer les problèmes, implacable quand elle en indique la solution, tendue et polémique lorsqu'il s'agit de détruire toute opinion inadaptée à la logique inexorable de la réalité, comme si l'effort surhumain du prince nouveau pour vaincre le fleuve débordant de la fortune coïncidait étroitement avec l'effort de Machiavel pour résoudre toutes les contradictions de la réalité et pour élever une construction parfaite, absolument inattaquable aux coups puissants du sort.
La prose des Discours et des autres grandes oeuvres, de L'Art de la guerre à l'Histoire de Florence, présente les mêmes traits distinctifs, mais ici, la tension pragmatique étant moindre, le ton est en général d'un rythme moins serré et moins dramatique. Son chef-d'oeuvre littéraire, en tout cas, demeure, sans doute possible, La Mandragore, composée en 1518. C'est, comme Clizia et Andria, une comédie en cinq actes, tirée, extérieurement, de modèles classiques, mais, comme Clizia, située à Florence aux années mêmes où vivait Machiavel, les années tourmentées et tragiques des guerres d'Italie. Et le fait de l'avoir placée dans l'ambiance contemporaine n'est pas sans raisons profondes ni grande signification, car, de même que le but de l'auteur est polémique, de même la société qu'il fallait frapper ne pouvait être que la société d'alors, où l'auteur vivait et dont il avait expérimenté jusqu'au fond les contradictions et la misère. Celles-ci sont les attributs, dans la comédie, non seulement des personnages les plus évidemment négatifs, comme messire Nicia et frère Timoteo, mais aussi des personnages vertueux à leur manière, tels que Callimaco et Ligurio; non seulement des personnages trompés, mais aussi de ceux qui trompent. Et le caractère dramatique de La Mandragore n'est pas dans la satire impitoyable de certains types humains et sociaux, mais dans le fait que les héros de cette comédie parlent le langage et agissent selon le plan des grandes oeuvres de Machiavel penseur politique, et que, se comportant ainsi, ils avilissent, dans les intrigues les plus basses, dans les actions humaines les plus improductives, une logique créée pour la fondation et la conservation des États.
Le même contraste, finement souligné dans une très belle lettre de Guichardin, se trouve, tragique, dans la vie de Machiavel, qui avait traité avec des rois et des princes, et qui était maintenant contraint, dans les années de sa plus grande maturité, d'aller à Capri, en mission auprès d'un chapitre de frères mineurs ! Sa dernière oeuvre, l'Histoire de Florence, fut commencée en 1520 et terminée en 1526, la narration s'achevant sur la mort de Laurent de Médicis et l'altération de l'équilibre politique italien. C'est une opinion assez répandue que la valeur historique proprement dite de cet ouvrage serait inférieure à la force des théories politiques que l'auteur y introduit et que l'histoire y serait un peu la servante de la doctrine politique. Cela est trop simple pour, tel quel, être vrai. Qu'il y ait des parties faibles ou insuffisamment élaborées, qu'en certains points la passion politique ait pris le dessus chez l'écrivain, on peut l'accorder; mais l'Histoire naissait sur la base d'une pensée politique trop nourrie de sens historique pour que Machiavel, se mettant en face de l'histoire de sa ville, ne sentît pas l'inutilité de la mettre à profit pour confirmer ses théories. En fait, les pages où sont décrites les luttes entre les partis florentins, celles où il est question des Ciompi et des causes profondes de leur violente révolte, celles où l'auteur détruit la thèse (qui ne sera pas étrangère à Guichardin) selon laquelle la période dite de l'équilibre serait un âge d'or de l'histoire italienne, et d'autres encore, sont si pleines de pénétration historique qu'elles rendent plus que légitime une reprise des problèmes complexes que pose la dernière oeuvre de Machiavel. Il se peut que dans l'ensemble, chez lui, le penseur politique soit supérieur à l'historien, mais cela n'autorise pas à dire, devant tant de documents attestant le contraire, que chez lui l'historien se taise complètement en face du théoricien politique.
Machiavel mourut à Florence — dans une "extrême pauvreté", comme l'écrivit son fils — le 22 juin 1527. Avec l'Histoire de Florence, l'arc de sa pensée s'était parfaitement refermé.
Gennaro Sasso,
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Paris, mardi 15 octobre 2024