Natsume Sôseki est né le 9 février 1867 à Edo. Le 23 octobre de l'année suivante, Edo devenait Tokyo et le Japon entrait dans l'ère de Meiji qui, en un peu plus d'une quarantaine d'années, allait voir ce pays passer de l'isolement dans un système moyenâgeux à l'état de nation moderne avide de prendre sa place aux côtés des États occidentaux qui l'avaient forcée à s'ouvrir à eux. L'année où naquit l'auteur de ce roman, le Japon se trouvait cerné par la pression de forces étrangères et acculé à une décision qui allait le bouleverser de fond en comble. Il sortait en effet d'une longue période de claustration volontaire pendant laquelle il s'était soigneusement protégé de tout contact avec l'extérieur, tout en s'engonçant de plus en plus lourdement dans un système social hérité du néo-confucianisme qui était devenu un carcan lorsque les Japonais durent chercher un moyen de faire face à l'irruption des étrangers venus de l'Occident. Quelques malheureuses tentatives de résistance leur ayant montré qu'ils n'étaient pas de force à repousser l'invasion, ils se résolurent à la seule parade efficace: accepter le défi et atténuer les meurtrissures que leur infligeait la compagnie forcée des Occidentaux en empruntant à ceux-ci leurs propres défenses. Cet immense effort de mithridatisation fut déclenché par un décret impérial faisant connaître aux Japonais qu'ils devaient chercher la science partout où elle se trouvait; on vit ainsi partir en Angleterre, en France, en Allemagne et aux États-Unis des missions d'étudiants qui rapportèrent à pleins cahiers ce qu'ils avaient appris des langues, des lois, des techniques et des cultures des pays visités. Ces connaissances furent exploitées avec une rare méticulosité, et quelque trente ans seulement après le décret, le Japon avait comblé son retard et entrait dans le XXe siècle sensiblement à égalité avec les autres nations modernes; le pays fut convaincu de sa réussite lorsque le 27 mai 1905 un amiral japonais formé en Angleterre expédia en quelques heures une des flottes militaires les plus redoutables de ce temps lors de la guerre russo-japonaise. De nombreux Japonais voulurent considérer cette victoire comme la récompense d'une longue patience et la preuve rassurante que l'Occident n'avait plus rien d'essentiel à leur apprendre.
Cependant, si l'hérodianisme, selon le mot qu'emploie Arnold Toynbee pour décrire l'attitude du Japon à cette époque, est la seule défense raisonnable d'un peuple énergique devant une attaque comme celle que connut le Japon, il doit être payé au prix fort par celui qui le choisit. En premier lieu, il exige que l'on passe sans transition dans un milieu totalement étranger et que l'on se soumette, dans le moins de temps possible, à des formes de culture lentement élaborées au cours des siècles dans leurs pays d'origine. Le Japon du Moyen Âge, et de plus en plus désespérément au XIXe siècle à mesure que ses tentatives échouaient, a d'abord tenté de retarder l'échéance et de tirer le meilleur parti de sa politique d'isolement; la Restauration de Meiji, et l'inconnu où elle lançait le pays, n'en ont que plus fortement secoué les esprits. En second lieu, l'hérodianisme, du moins dans sa première période, ne peut être qu'une attitude mimétique et improductive. L'adoption de modes de pensée et de vie étrangers souvent mal compris, enracinés de force dans un milieu souvent défavorable et faisant irruption parmi les apports d'une longue tradition en vase clos que les nécessités politiques du moment enseignent à mépriser ou à ignorer peut parfois inviter l'esprit à la découverte de nouvelles expériences; la plupart du temps, elle mène à la paresse, puis à l'indifférence intellectuelles. Les Japonais de la fin du XIXe siècle et du début du XXe ont connu ce balancement entre la nécessité de s'initier tant bien que mal à l'"occidentalisme" et le besoin sans cesse renouvelé de revenir à leurs traditions pour y chercher quelques certitudes rassurantes. Cette fin de siècle présente ainsi dans le même temps, à la manière des Japonais qui déambulaient dans les rues de Tokyo vêtus de leur kimono traditionnel complété d'un chapeau melon, d'un parapluie et de guêtres, l'ardeur d'une partie de la nation à s'imprégner de tout ce qui venait de l'Occident, avec des conséquences où l'absurde parfois pullulait à l'état libre (on proposa par exemple l'abandon pur et simple de la langue japonaise et son remplacement par l'anglais), et les efforts de certains traditionalistes pour imposer les vieilles croyances des Japonais dans les myriades de dieux du Shinto comme religion d'État.
Tel était le Japon où vécut l'auteur de cet ouvrage jusqu'en 1900, année où il partit poursuivre ses études en Angleterre pour un séjour qui ne fut pas très heureux; ses nerfs ne résistèrent pas au manque d'argent, à la solitude et aux difficultés de la vie en pays étranger, et on crut même au Japon qu'il était devenu fou. Ce contact direct avec un pays européen lui permit cependant de mesurer l'ampleur de la tâche à laquelle le Japon s'était attelé, et le spectacle des relations sociales, empreintes de froideur et d'hostilité à la suite du conflit des intérêts entre maîtres et employés dans une Angleterre qui se relevait à peine de sa Révolution industrielle, lui donna une conscience claire des dangers qui attendaient son pays, notamment le bouleversement de la société japonaise et la destruction des rapports subtils que plusieurs siècles avaient tissés entre les individus. Sôseki était trop intelligent pour ne pas admettre la nécessité du changement qui secouait le Japon, mais son éducation et sa pensée faisaient de lui ce qui était une rareté à son époque: un homme d'une vaste culture traditionnelle, profondément ancré dans l'ancien Japon, et en même temps un occidentaliste versé de façon approfondie dans les domaines alors nouveaux du savoir, lucide et sans aucune des illusions de ses compatriotes sur la voie royale dans laquelle son pays avançait de plus en plus vite.
Après son retour au Japon en 1903, Sôseki donna des cours de littérature anglaise à l'Université impériale de Tokyo dans la chaire de Lafcadio Hearn, mais sa manière trop analytique contrastant avec la fantaisie poétique de son prédécesseur le rendit impopulaire auprès de ses étudiants. Le succès de Je suis un chat en particulier, publié en feuilleton de 1905 à 1906, contribua certainement à sa décision de démissionner de son poste et d'entrer en 1907 au journal Asahi où il publia par séries la plupart de ses romans jusqu'à sa mort, le 9 décembre 1916.
Sôseki a exposé lui-même la façon dont Je suis un chat est né, le mois suivant la parution du onzième et dernier chapitre:
Pour ce qui est du Chat, je n'avais pas au début l'intention d'en faire un texte aussi long, et comme je n'avais aucun plan général en tête, je comptais bien sûr en finir en une seule fois. Je ne pensais pas non plus qu'il serait si bien reçu par les lecteurs. Tout a commencé lorsque Kyoshi (le poète Takahama Kyoshi, ami de Sôseki) m'a demandé d'écrire quelque chose. Je lui ai écrit ce qui est maintenant le premier chapitre, et comme il y avait juste à ce moment une petite association appelée Bunshôkai, il y a emporté mon manuscrit que Samukawa Sokotsu (poète disciple de Kyoshi) a lu devant l'assistance. Il faut croire qu'il l'a fait avec talent, car il a été couvert d'applaudissements. La publication qui a suivi, dans le magazine Hototogisu, n'a évidemment provoqué aucune réaction dans le public. Je me rappelle seulement qu'Osanai Kaoru (un des fondateurs du nouveau théâtre japonais) a écrit une critique favorable dans Shichinin (magazine littéraire fondé par Osanai), disant que c'était une lecture d'un genre nouveau. De son côté, Kyoshi me pressait d'écrire la suite pour boucher les trous dans son magazine, et j'ai fini par produire dix, puis onze chapitres. Mais les lecteurs, tout comme moi, commençaient à se lasser de voir l'histoire traîner en longueur, et je m'en suis tenu là. Je ne savais pas comment terminer parce que je n'avais pas de plan général à développer, mais il me fallait bien faire quelque chose, et c'est ainsi que j'ai pris congé des lecteurs de cette façon un peu cavalière.
Sôseki ne précise pas comment l'idée lui est venue de faire d'un chat le personnage principal de son livre, et en quelque sorte son porte-parole. On peut présumer que, lecteur enthousiaste de Jonathan Swift, il a trouvé efficace et original l'artifice par lequel un écrivain présente ses vues à travers un personnage sortant de l'ordinaire, artifice qui lui permet de pousser la satire jusqu'à la bouffonnerie. On trouve en effet dans le Chat des passages d'une observation froide, moqueuse par endroits, cynique à l'occasion, pimentée d'un humour pince-sans-rire, qui rappellent en beaucoup moins violent certaines pages où Swift fait parler les Houyhnhnms. D'un autre côté, Itô Hitoshi cite les conclusions d'une critique littéraire, Itagaki Naoko, à propos de conjectures selon lesquelles le Chat de Sôseki devrait beaucoup au roman d'Hoffmann Lebensansichten des Katers Murr publié en 1822. Selon cette critique, Sôseki avait un ami professeur d'anglais comme lui, Kuroyanagi Totarô, qui se consacrait à l'étude du roman d'Hoffmann ainsi qu'aux Chat Botté de Perrault et de Ludwig Tieck. En automne 1904, Kuroyanagi fit sur ces trois romans une conférence dont une partie arriva aux oreilles de Sôseki, et ce dernier estima alors qu'il pourrait être amusant d'utiliser un chat pour exposer quelques-unes de ses réflexions. Mais il semble bien qu'il n'ait pas eu connaissance directe du roman d'Hoffmann, car il n'en existait à l'époque aucune traduction anglaise ni japonaise, et s'il montre par une remarque précise dans le dernier chapitre qu'il en a entendu parler de façon assez détaillée, on peut néanmoins considérer, avec Yoshida Rikurô, que Kater Murr n'a été au plus qu'un stimulant et que Sôseki a fait œuvre originale.
L'arrivée d'un chaton dans sa maison au cours de l'été 1904, probablement dans les conditions décrites au premier chapitre, a pu également lui donner l'idée de présenter les vues d'un chat pour le texte que Kyoshi lui avait demandé. Le succès de ce premier chapitre l'a encouragé à poursuivre dans cette manière, unique dans la littérature japonaise, mais qui ne peut manquer d'évoquer pour le lecteur occidental un roman anglais du XVIIIe siècle, La Vie et les Opinions de Tristram Shandy, de Laurence Sterne. Ce roman, considéré par beaucoup comme l'œuvre maîtresse de l'humour anglais, était une des lectures de prédilection de Sôseki, lequel en a même publié une étude en mars 1897. Sterne ne se préoccupe guère de son personnage, mais il trouve en revanche une joie inépuisable à se lancer dans de longues digressions sur tout ce qui lui vient à l'esprit, par exemple sur des considérations à propos du nez farcies de citations d'obscurs auteurs anciens qu'il devait être l'un des rares de son époque à avoir lus. Ces élucubrations peuvent fort bien avoir inspiré, pédantisme compris, les discours de Kangetsu et Meitei du troisième chapitre, pour ne prendre qu'un passage parmi tant d'autres de Je suis un chat où on retrouve des traces assez nettes de la patte de Sterne. Ainsi, ce dernier prend un plaisir féroce à assommer son lecteur sous un amas de réflexions savantes, parfaitement sérieuses en apparence et toujours justifiées par des références à des textes tirés de ténèbres profondes, menant l'esprit à des conclusions tellement absurdes qu'on ne peut s'empêcher de rire tout en admirant la façon dont on a été joué. Lorsque Sôseki, au chapitre sept du Chat, vante les bains de mer en donnant pour preuve de leurs vertus que personne n'a jamais vu de poissons aller chez un médecin, l'idée et le ton employé sont dignes des calembredaines les plus burlesques de Sterne. On pourrait sans trop d'exagération donner au Chat un sous-titre comme La Vie et les Opinions d'un chat.
Toutefois, malgré l'excellente culture occidentale dont il fait preuve, Sôseki reste un Edokko, un de ces natifs d'Edo qui avaient la réputation d'aimer la plaisanterie, et l'Edokko refait parfois son apparition en lui au cours de ce roman, par exemple dans ce même chapitre sept où il s'amuse avec une délectation visible à décrire un établissement de bains publics que l'on croirait sorti d'un livre comique écrit dans la seconde décennie du XIXe siècle par son compatriote Shikitei Samba, lequel rapporte en grand détail tout ce qui se passait en une journée dans un établissement de ce genre à Edo, avec les conversations cocasses qui s'y déroulent. Sôseki présente dans son Chat un voyou de bas quartier avec ses tatouages, un hâbleur qui raconte des sottises, deux garnements qui placent l'estomac à côté des poumons, et d'autres individus encore que le lecteur voit réellement s'agiter et bavarder dans l'eau du bain; ils sont parmi les rares personnages vraiment vivants du roman, et Sôseki est au mieux de son talent comique lorsqu'il montre la vie des Japonais de son époque.
On a voulu chercher d'autres influences encore dans le Chat. Il suffira de donner un exemple: dans une brève critique, Yamamoto Kenkichi écrit que le roman de Sôseki est rempli de rire contre le romanesque dont l'auteur se moque comme Cervantes le faisait de la chevalerie et Fielding du sentimentalisme. Il est certain que les étranges aventures contées par Meitei, Kushami et surtout Kangetsu au deuxième chapitre ont un air de famille avec l'énorme parodie que Fielding fait du roman sentimental de Richardson dans Joseph Andrews, et Sôseki a peut-être eu une rapide pensée pour Pamela lorsqu'il a présenté l'innocent Kangetsu poursuivi tout au long du roman par une famille vorace qui tient à lui vendre sa fille contre un diplôme de docteur ès sciences. Il serait assez aisé de trouver ainsi des points communs entre le Chat et d'autres textes; on pourrait par exemple penser que le chat apparaît dans la maison du professeur Kushami comme un Persan à Paris, et que son ignorance des conventions humaines lui permet de se moquer de leur stupidité, que l'accoutumance cache à "ces messieurs à deux pattes". Le jeu pourrait se poursuivre longtemps, car ce roman est écrit de façon libre, par tableaux sautant d'un sujet à l'autre sans grande considération d'ordre; un lecteur à l'esprit curieux n'aurait pas trop de peine à trouver quelque affinité à nombre d'entre eux avec des textes dont l'auteur aurait pu se souvenir. Ce serait faire peu de cas de l'originalité de Sôseki, car son Chat reste un phénomène unique dans la littérature japonaise par la manière qu'il y emploie, et en ce qu'il y traite ses personnages dans leurs idées beaucoup plus que dans leur existence physique au sein de la société de leur temps.
Je suis un chat est en effet la description de la vie quotidienne et de l'état d'esprit d'un professeur d'anglais représentant avec ses amis une partie des intellectuels de Meiji progressivement écartés de la vie de la nation à mesure qu'après la guerre russo-japonaise (1904-1905) en particulier le capitalisme japonais évolue de plus en plus vite vers l'impérialisme qui va caractériser la politique du pays quelques années plus tard. À la fin de leur guerre victorieuse contre la Russie, les Japonais vont s'appliquer à l'édification d'un grand Japon en se tournant de plus en plus vers les hommes d'affaires et les industriels, les hommes politiques et les militaires qui veilleront à consolider puis à élargir la place que le Japon s'est faite au soleil du XXe siècle. C'est ainsi que les intellectuels qui ont donné son impulsion à la Restauration de Meiji se voient reléguer en marge d'une société qui n'a plus le même besoin d'eux qu'auparavant, une société dont ils deviennent graduellement des éléments superflus sans "pouvoir de réalisation" selon une expression à la mode à l'époque; ils se sentent de moins en moins concernés par ce qui se passe dans le monde nouveau du Japon et ne trouvent plus d'autre but à leur vie que de protester dans la mesure de leurs moyens contre la vulgarité et le philistinisme de leur temps. Ils se réfugient dans une attitude de détachement où leur ennui et leur impuissance à vivre comme leurs compatriotes plus actifs les poussent à un bavardage qui cache mal le sentiment qu'ils ont de leur échec. Telle est la classe d'intellectuels désœuvrés que dépeint Sôseki; le petit groupe d'oisifs qui se rassemble chez le professeur Kushami pourrait évoquer, moins la sérénité, les vieillards souriants qu'on voit représentés dans les peintures chinoises des Sept Sages du Bosquet de Bambous, mais la réflexion de Sôseki se fait plus amère à mesure que le roman progresse, et ce qui commence dans les premiers chapitres par un divertissement plaisant évolue vers la sombre méditation de Kushami au neuvième chapitre, et les conjectures désespérées du onzième. Kushami se demande avec une inquiétude croissante s'il n'est pas devenu fou, mais ne peut-on pas supposer un instant que c'est bien plutôt la société qui est grotesque, et qu'elle enferme dans les asiles ceux qui la considèrent d'un œil trop lucide, parce qu'elle craint pour sa continuité si elle les laisse trop parler en liberté ? S'il en est ainsi, la mort est moins à redouter que la vie dans un monde pareil, et quand cette vérité aura été suffisamment comprise, les hommes s'apercevront que le suicide est ce qu'ils peuvent faire de mieux de leur vie. La mort du chat à la fin du roman est un expédient auquel Sôseki a eu recours pour se débarrasser d'un feuilleton qui commençait à le lasser, mais il a réussi à en faire un peu plus qu'une échappatoire pour prendre congé de son public. L'agonie du chat ressemble à la vie de l'homme telle que la conçoit Kushami, une lutte où il s'enfonce toujours plus dans un marécage de difficultés et de souffrances jusqu'à ce qu'il comprenne enfin la vanité de ses efforts et cesse de résister pour entrer dans le repos. Tel est peut-être le sens des mots sur lesquels se termine le roman, et on peut se demander si l'humeur noire qui a conduit son maître Swift à la folie dans ses dernières année ne troublait pas également Sôseki. À mesure qu'il se découvrait en écrivant ses chapitres, il a cherché à se délivrer des démons qui le tourmentaient en les exorcisant par la parole. Il n'est ainsi que de lire les imprécations qu'il lance contre ce qu'il appelle les espions, les détectives, il suffit de voir avec quelle sensibilité d'écorché il défend son chat de l'accusation d'espionnage lorsqu'il l'envoie chez les Kaneda au début du quatrième chapitre pour se rendre compte comment son protagoniste, qui se contente d'épier et de critiquer tout au long du roman, a pu devenir en somme une métamorphose du détective-espion qui existait en lui-même. (Ara Masato a analysé en détail ce qu'il appelle le "complexe du détective" de Sôseki, en l'expliquant par la manie de la persécution dont souffrait visiblement l'écrivain dès l'époque de son séjour en Angleterre, et dont son épouse Natsume Kyôko parle dans ses souvenirs.) De là vient peut-être l'irritation que provoquent en certains lecteurs le pharisaïsme et le pédantisme du chat lorsqu'il se lance à tout propos dans des considérations apitoyées sur la conduite des hommes qu'il observe.
Sôseki revient à un humour beaucoup moins grinçant quand il présente ses personnages en les incorporant à des tableaux de la vie quotidienne dans le Japon de son époque. Ces personnages sont parfois des représentations caricaturales d'individus faisant partie de ses connaissances, ainsi Kangetsu qui doit son existence au physicien Terada Torahiko, disciple et ami de l'écrivain, parfois encore des alter ego de Sôseki dont chacun est chargé d'un fragment de sa personnalité; c'est le cas de Kushami, Meitei, et, à un degré moindre, Dokusen. L'auteur a pris soin de préciser qu'il n'était pas tout entier compris dans Kushami; cet avertissement qu'il a jugé nécessaire trahit combien il a mis de lui-même et de sa vie dans ce personnage qui partage avec le chat le rôle principal du roman. Kushami est avec Meitei un des rares acteurs réellement vivants de la comédie, les autres comparses, dont la présence est un peu falote, leur servant de faire-valoir, et ce n'est peut-être pas seulement parce que Sôseki s'intéressait moins à ses personnages qu'à la critique intellectuelle qu'il exprimait à travers eux. On le voit presque à chaque page se moquer de lui-même dans l'obstination et la stupidité de Kushami, dans la hâblerie pédante de Meitei et dans les prétentions philosophiques de Dokusen; on peut l'imaginer se contemplant dans un miroir comme le fait Kushami au neuvième chapitre, et traçant à grandes lignes un portrait sans complaisance de lui-même, un peu à la manière des paysans japonais qui, lorsqu'ils étaient souffrants, confectionnaient une figurine de paille et allaient la brûler en psalmodiant les symptômes de leur maladie. Quoi qu'il en soit, il a fait de Kushami l'image même que sa femme Kyôko présente de lui dans ses souvenirs: un professeur d'anglais (à cela près que Sôseki savait réellement cette langue) toujours enfermé dans son bureau ou discutant avec un petit cénacle de "savants", affligé d'une maladie de l'estomac psychosomatique qui lui donne un caractère revêche, refusant d'admettre qu'il peut avoir tort, s'intéressant peu à ses enfants et encore moins à son épouse, incessamment "espionné par des détectives". Meitei d'autre part nous montre en Sôseki un Edokko aimant le rire, pédant sans trop se prendre au sérieux, ne dédaignant pas à l'occasion mystifier ses auditeurs en controuvant quelque histoire farfelue pour se moquer d'eux et toujours à l'affût d'une bonne farce, somme toute un gai vivant, autre aspect de la personnalité complexe de Sôseki lorsque ses fantasmes le laissaient en paix. Dokusen le montre recevant ses amis, tel le poète Takahama Kyoshi, aux réunions qui se tenaient dans son bureau, et avec Meitei et Kushami représente en quelque sorte la génération qui a encore des racines dans le Japon d'avant la Restauration, cependant que Kangetsu, Tôfû, et d'une façon différente Kaneda, Suzuki et Tatara sont des produits de cette période de Meiji qui met entre ces deux groupes de personnages une barrière faite d'incompréhension et parfois de mépris des plus évidentes dans l'animosité qui dresse l'un contre l'autre Kushami et Kaneda, l'homme de savoir et l'homme d'argent. Ce dernier, à qui l'auteur a donné un nom contenant le mot "argent" est un mercanti par excellence, l'homme qui ferait n'importe quoi pour augmenter son avoir; son imposante demeure écrase les maisons de ses voisins, il règne sur le quartier en hobereau tyrannique, il a même sous sa protection des clients qui ne comprennent pas comment un misérable intellectuel comme Kushami ose tenir tête à leur tout-puissant patron. Si la charge est quelque peu bouffonne, elle montre bien à qui appartenait le Japon, dans l'idée de Sôseki, dès le début du siècle. La famille elle-même de ce petit seigneur de quartier est d'une bassesse pitoyable, d'autant plus que Sôseki ne témoigne d'aucune admiration ni d'aucune tendresse pour ses personnages de femme, qui représentent le sexe vulgaire et sans éducation, une calamité nécessaire dont l'homme avisé doit se tenir le plus loin possible. La fille de Kaneda est une péronnelle orgueilleuse et méchante, sa femme "Hanako" une parvenue grossière et profondément imbécile, sa qualité d'épouse d'un homme d'affaires faisant d'elle une mégère vulgaire parmi les vulgaires aux yeux de Kushami qui est lui-même affligé d'une femme tout juste lettrée, ne pensant qu'à l'argent, quelque peu négligée dans sa tenue et fermement persuadée d'être mariée à un lourdaud à qui elle refuse de reconnaître le moindre talent. Sôseki donne même l'impression que c'est en partie sous l'influence dégradante ou débilitante de telles femmes que Kaneda est devenu un profiteur de bas étage sans humanité, et Kushami un raté aigri que sa paresse a empêché de se ressaisir à temps.
Tous ces personnages s'agitent sous l'œil froid et amusé d'un chat qui fait preuve d'une étonnante maturité dès son arrivée chez le professeur Kushami. Sôseki, mis en nourrice peu après sa naissance par ses parents qu'il retrouva seulement huit ans plus tard sans même savoir qu'ils constituaient sa vraie famille, était lui aussi un chat errant qui se sentait déjà plus ou moins adulte à sa naissance, entré un peu par hasard dans un monde dont la frivolité le faisait souffrir. Le chat du roman, toléré dans une famille qui préférerait être débarrassée de lui, se replie sur lui-même et utilise ses remarquables talents d'observation et d'analyse à démonter les actes et les paroles des hommes qui l'entourent; son seul plaisir est d'établir sans relâche que leur plus sûre caractéristique est la stupidité. Tous ceux qu'il observe passent leur temps à des futilités, sans même avoir le sentiment qu'ils gaspillent de précieuses minutes, et pourtant chacun d'eux est convaincu d'accomplir des tâches importantes dont le ridicule ne lui apparaît pas un instant. Ces désœuvrés qui n'ont pas assez d'esprit pour s'apercevoir de leur sottise mènent une existence d'inutiles, et s'ils apparaissent si méprisables aux yeux du chat, c'est qu'ils utilisent leurs ressources à se quereller ou à perdre leur temps, et quand ils accèdent à un semblant de connaissance ou de puissance, ils en font usage pour réaliser leurs rêves d'enrichissement ou de domination et écraser ceux qui font obstacle à leurs pauvres ambitions. Il ne faut pas vouloir à toute force chercher un message dans un texte que l'auteur a voulu divertissement, mais Sôseki a été un des très rares écrivains japonais de son temps, sinon le seul, à avoir eu une conscience d'ensemble très claire de l'époque de Meiji, et la satire mordante, d'un burlesque achevé, qu'il fait d'un Japon dont aucun ridicule ne lui échappait offre un point de vue original sur cette période comptant parmi les plus complexes de l'histoire.
Je suis un chat est constitué de façon inégale: il y a entre le premier chapitre et les suivants une rupture d'équilibre très visible qui s'explique par la façon dont Sôseki a rédigé ce qui ne devait être qu'un court essai dans le genre descriptif. L'humour est déjà présent et trois des principaux personnages sont mis en scène, mais leur esquisse est pâle; ce ne sont que des supports destinés à soutenir quelques observations, et l'un des plus importants d'entre eux, Meitei l'esthète, n'est même pas nommé. Dans le deuxième chapitre, le plus long de tous, Sôseki cherche encore un équilibre qu'il ne trouvera qu'au chapitre suivant, et les personnages se précisent, mais il n'y a toujours pas d'histoire à proprement parler; ce n'est qu'au quatrième chapitre, après s'être moqué dans le troisième de la façon dont les intellectuels japonais d'alors prenaient plaisir à des études ridicules sur la civilisation occidentale, qu'il met brusquement la famille Kaneda en scène pour donner quelque cohérence à son ouvrage à la manière d'un roman. Les Kaneda et leurs agissements servent de trame assez lâche à tous les autres chapitres et le Chat peut ainsi passer pour un roman, mais sa construction évoque plutôt un mélange d'essais sur divers thèmes, dans lesquels l'auteur laisse déferler sa fantaisie, son érudition parfois volontairement indigeste, et une ironie qui n'épargne rien de ce qu'elle touche. Le ton général de l'ouvrage est celui du haikaï, poème de contenu comique particulièrement en honneur à l'époque de l'Edo, qui procède par touches rapides pour composer des tableaux accueillant toutes les ressources de l'imagination, et lorsque Sôseki fait appel à des jeux de mots ou à des parodies de textes classiques qu'il ne dédaigne pas à l'occasion controuver de toutes pièces, il suit avec bonheur la veine d'un genre de poésie populaire dérivé du haïku, le senryû, qui a porté ces procédés à leur plus haut point de perfection dans le comique. Ce ton railleur et insolent, caractéristique de l'Edokko, au service d'une réflexion pénétrante comme celle qui imprègne tant de pages de ce texte explique en partie l'attachement sans cesse renouvelé que montrent les lecteurs japonais pour le Chat, car nul écrivain n'a su mieux que Sôseki parler du Japon nouveau dans une langue aussi véritablement japonaise.
Il emploie à cet effet un style très différent de celui de ses autres romans, qui rend très souvent la lecture, et la traduction de son ouvrage des plus ardues. Jeux de mots et parodies s'y accompagnent d'expressions familières de la vieille langue d'Edo, de composés chinois qui se hasardent rarement hors des dictionnaires, quand ils ne sont pas assemblés par Sôseki lui-même pour serrer une idée de plus près ou simplement pour s'amuser; des mots d'argot voisinent avec des locutions tirées de la terminologie du bouddhisme Zen, et on rencontre au fil des pages nombre de pastiches de différents genres dont certains sont parfaitement réussis, tel le récit pseudo-épique du conflit qui oppose Kushami aux lycéens de l'école du Nuage Descendant. L'emploi de phrases claires et généralement assez courtes donne au texte une vivacité qui ne faiblit que lorsque l'auteur utilise un style volontairement surchargé, pompeux ou pédant selon la nécessité du moment. Mais si le rythme varie considérablement d'un passage à l'autre, il n'entraîne jamais l'ennui, et on ne peut qu'admirer le talent de Sôseki quand on considère qu'il a écrit le Chat très vite (les septième et huitième chapitres ont ainsi été expédiés en moins de six jours) tout en rédigeant d'autres romans et divers essais dans le temps libre que lui laissaient ses cours.
Il manquait à la littérature japonaise un livre d'humour véritable que la culture des bourgeois d'Edo elle-même, pourtant étonnamment féconde en auteurs comiques, n'avait pu produire parce qu'elle n'allait jamais au-delà du comique de mœurs et parce que les conditions sociales ne s'y prêtaient pas. Je suis un chat comble à lui seul cette lacune avec un rare bonheur et suffit amplement à démentir l'opinion si répandue selon laquelle les Japonais manquent d'humour.
Jean Cholley,
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