Breyten Breytenbach

Un os à ronger
Breyten Breytenbach
Breyten Breytenbach

Je puis aller jusqu'à me décrire comme diplômé de l'Université d'Afrique du Sud, ici à Pretoria (NDLR: Cet article de Breyten Breytenbach est basé sur un discours commémoratif donné à l'Université d'Afrique du Sud, en l'honneur du peintre Walter Battis). Il y a des années, quand je passais mon temps à l'ombre du Quartier de Haute Sécurité, sur une petite colline toute proche de Moustache City, on m'autorisa gracieusement à suivre des études avec l'UNISA. Si ma mémoire ne me joue pas des tours, les sujets étaient, entre autres, l'Histoire de l'art, l'Afrikaans, la Philosophie et le Zoulou. Il était permis de se procurer quelques livres de cours et j'ai bien sûr abusé de ce privilège. Je pus ainsi me procurer l'Art et illusion de Gombrich; pour moi, ce livre demeure un ouvrage fécond pour qui veut en savoir plus sur la magie de la fabrication des tableaux, quand on réalise l'ancien besoin humain "d'écrire le soi et de réécrire le monde" ou — selon Walter Battis, le dernier peintre associé à cet institut et en l'honneur duquel je parle aujourd'hui — quand on entre dans les mécanismes qui vous conduiront à comprendre que la métaphysique est parfois plus réelle que la physique. "Car (selon Battis) voilà l'enjeu essentiel de l'art: détourner les rivières et déplacer les montagnes... la vie est du temps sculpté. En vivant nous façonnons le temps."

Mon apprentissage du zoulou fut rapidement interrompu. On m'expliqua que les détenus ne devaient pas être laissés en contact avec des langues "étrangères".(La vérité était qu'ils ne disposaient d'aucun gardien capable de contrôler des travaux sur ce sujet). Ensuite, ce fut ostensiblement par crainte que nous, taulards, puissions par le biais de nos cours par correspondance, puiser soutien et réconfort du monde en vie, là dehors — pensée inadmissible — et les Boers suspendirent tout de go notre autorisation d'étudier.

Ce qui est dommage. Eussé-je été autorisé à continuer, j'aurais été plus à même de parler sur le grand sujet des approches et des perspectives culturelles du No Man's Land, car c'est bien là que je situe cette tant célébrée Nouvelle Afrique du Sud. Je ne peux qu'essayer de faire de mon mieux, en gardant à l'esprit le pays du coeur.

Au chien qui chercherait son os sur un tel territoire il faudrait un sens de l'espace, un sens du temps et un regard méfiant sur l'être. Qu'est-ce qui est ancien et qu'est-ce qui est nouveau dans cette province où les marées ont meublé les cavités du temps ? Dans son livre Une Apocalypse mineure, l'écrivain polonais Tadeusz Konwicki écrit: "L'Etat est propriétaire du temps; seul le ministre de la Sécurité connaît la date réelle... Nous étions en avance ou en retard sur nos plans de production... Nous avions cette manie de vouloir rattraper l'Occident.

Le sens de la création est précisément une saturation du temps qui se retrouve ainsi défait ou rendu caduque, car personne d'autre quenous-même ne devrait posséder notre temps.

Dans nos oeuvres nous tressons avec le mélange de nos souvenirs — dont certains sont tellement anciens qu'ils pourraient aussi bien être attribués à la terre — l'intuition créatrice. Toute signification est une reconstruction créatrice, un métissage, une métamorphose. Il s'agit de s'emparer du temps: la seule façon connue par nous autres humains de nous mettre doucement dans la bonne position pour mourir.

Toutefois, continuer à bouger et à faire du bruit — d'autant plus que nous sommes maintenant pris au piège des passages et des resserrements de l'anxiété- demeure essentiel pour survivre. Tout rassemblement (opposé à l'apartheid, car qui oserait encore parler d'unité) est un mouvement qui fait converger les énergies de la diversité. Car la cohésion nationale doit, pour ne pas pourrir et finir en totalitarisme, développer des racines profondes et se nourrir de la diversité des cultures. Sans les différences il ne peut y avoir de mouvement dynamique.

Dans cette contrée sans nom, décrite depuis si longtemps comme un vague lieu géographique, l'Afrique du Sud, avec son histoire qui s'auto-digère, toute avancée vers l'utopie, apparemment inaccessible, dépendra d'une progression de l'idée de sud-africanité, de plus de justice et d'une plus grande liberté, d'une acceptation plus profonde des différences et d'une reconnaissance plus ample des particularités qui nous lient. Cela doit demeurer l'unique moyen de limiter la violence et le crime. En outre, agrandir l'horizon de notre destin pourrait bien être notre dernière chance d'empêcher une nouvelle hégémonie étouffante de remplacer l'ancienne en voie de putréfaction. Derrière les dunes se trouve le cadavre toxique de l'apartheid. Nous arrivons aux deux pôles d'une équation à mettre en jeu: être semblables, être différents.

Hic rosa, hic salta, "Ici est la rose, ici sera la danse", déclara Karl Marx (après Hegel). Les lignes de résolution du problème sud-africain se situent exclusivement à l'intérieur des frontières et de la conscience du pays. Supprimer le doute en tuant l'Autre mène à un suicide — ou suis-je en train de clamer des inepties ? Les communautés dépendent les unes des autres et elles ne peuvent être séparées — ou le sang va-t-il les noyer ? La quantité de sacrifices passés, les confirmations répétées d'un attachement à une répartition différente et plus équitable des richesses, notre responsabilité partagée à l'égard du projet des morts — tout cela doit garantir l'élaboration d'un avenir plus humain. A moins que nous ne sous-estimions l'indifférence et la brutalité qui résultera immanquablement de l'accession au pouvoir d'un parti unique...

En dernière analyse, et en dépit des influences transformatrices réciproques entraînant la venue de nouvelles identités, si tant est que l'oeil intérieur de la mémoire puisse voir, nous continuerons à rencontrer des groupes culturels manifestement distincts (identifiables par leurs langues, leurs coutumes, la couleur de leur peau peut-être, ou à leurs hiérarchies de valeurs opiniâtrement singulières). Comment ces différences pourront-elles s'inscrire dans un motif plus ample ? Peut-être devrions-nous nous remémorer cette vieille dichotomie sociologique entre Communauté et Société, où les relations dans la communauté sont perçues comme naturelles parce qu'elles émanent de tout ce qu'on peut trouver d'émotions partagées et de traditions qui créent une culture homogène, et où la société peut être considérée comme une construction historique définie (selon Max Weber) par "un marché libre rationnel" et des "associations volontaires", en d'autres termes par les nécessités économiques ou la convenance politique. Cette façon de penser est-elle devenue trop statique ? Prenons l'exemple de la communauté noire en Amérique. Ces gens sont-ils, après une guerre civile, après une bataille pour les droits civils couronnée de succès, après la mort en masse dans des guerres au-delà des mers et après des décennies d'action militante, plus intégrés qu'auparavant? et intégrés avec qui ? pour quoi faire ?

Le problème de la coexistence des communautés au-delà de la fin de l'apartheid réside au niveau de la peur de l'Autre (le frère ténébreux ou l'ombre lumineuse), de la peur d'être évincé et supplanté, de perdre son travail (à travers les programmes de revalorisation dans lesquels l'ancienne famille du boulot par les copains serait remplacée par la nouvelle version des situations pour les camarades), d'une diminution de ses revenus, possessions et statuts, et d'une peur de la continuation injuste de la relation entre maîtres et esclaves, des libertés réduites et édulcorées, des répressions et des conflits; toutes ces appréhensions sont bien réelles.

Ce ne sont pas les Mandela, les Mbeki et les Meyer qui sont affectés par ces inquiétudes — ils ont leurs couverts chez les Oppenheimer, les Gordimer et les Motlana (NDLR: Nelson Mandela, Thabo Mbeki, Porte-parole de l'ANC aux Affaires étrangères, Roelf Meyer, Ministre du Parti National et principal négociateur, Harry Oppenheimer, millionnaire, propriétaire de multinationales, Nadine Gordimer, Ntatho Motlana, millionnaire entrepreneur à l'ANC, pris comme symboles de la nouvelle élite établie). C'est le pauvre, le lumpen prolétariat, blanc et noir, non-politisé, qui aura à faire à chacune de ces peurs; (je dis non-politisé bien qu'ils aient des armes sur eux et des slogans pleins la bouche). Ce sont eux qui partiront, le coeur poussé par de vagues instincts de groupe, au massacre, s'ils en viennent à se voir le dos au mur d'éxécution. Ce sont des gens qui ne tireront aucun profit d'une "libération" corrompue, qui rejetteront les jolis psaumes de la fraternité ainsi que la prétendue "civilisation" des pronostiqueurs; ce sont eux qui, finalement, pourraient soulever une révolte fonda-mentale contre le parti qui sera parvenu au pouvoir. Ce sont eux également qui, lorsque le terrain sera couvert de sang et que les cadavres pourriront, qui négocieront entre eux, longtemps après que les responsables des courants bien-intentionnés aient trouvé refuge sur les rivages des lacs suisses.

Pourquoi est-il si difficile pour nos politiciens supposés "révolutionnaires" d'incorporer l'option fédérale dans leurs considérations ? Est-ce parce qu'ici toute démarcation territoriale continue de porter en elle une forte odeur d'apartheid? Craint-on un partage des richesses qui ne soit pas équitable ? Ou est-ce seulement que nous, combattants de la liberté, nous retrouvons dans le moment de réalisation d'un état unitaire dont nous devons assumer le pouvoir, pour nous, par nous, et ce tandis que marchant vers les sommets d'une inté-gration égalitaire, nous éprouvons les effets enivrants de l'autorité politique et économique centrale d'un état tout-puissant ? L'Etat, notre dieu canibale et jaloux.

C'est d'autant plus étrange qu'il y a maintenant, ailleurs en Afrique, une conscience croissante que l'état-nation centralisé est par définition non-démocratique; qu'il ne peut pas fonctionner parce que sa conception et son organisation ne correspondent pas à la réalité historique et aux différences culturelles, et qu'il semble possible que les gens là-bas vont progressivement se diriger vers des solutions fédéralistes.

Basil Davidson, dans son Fardeau de l'Homme noir, arrive à la conclusion suivante: "Un avenir plein d'espoir (...) sera nécessairement fédéraliste: un avenir composé d'unités organiques venant d'associations pondérées traversant de larges régions à l'intérieur desquelles les cultures nationales, loin de chercher à s'entre-détruire où à se mutiler, pourraient développer leurs diversités et trouver en celles-ci une richesse partagée."

Et le théoricien politique ougandais Mahmoud Mamdani, dans un compte-rendu critique non publié du travail de Davidson poursuit cette argumentation. Je cite: "Il ne s'agit ni de célébrer le "tribalisme moderne", ni de le rejeter avec épouvante. Il s'agit plutôt de reconnaître sa nature contradictoire et d'apprécier ses possibilités. Comme tout type de fédération aura a reconnaître la légitimité des intérêts tribaux, le tribalisme résultant pourrait soit être constitué démocratiquement, soit n'être qu'une manipulation des petits par les grands. Les résultats dépendront du fait que le tribalisme aura ou n'aura pas été associé, dans une participation de masse,à une réforme allant au-delà d'une simple fédéralisation de la main-mise coloniale sur la paysannerie, et au démentèlement de cette main-mise. Car si nous voulons un programme politique pouvant dynamiser et rassembler les diverses forces sociales à l'oeuvre dans la réalité très éclatée de l'Afrique contemporaine, il nous faut le concevoir pour convenir à la fois à la société urbaine et aux communautés paysannes. Il devra incorporer aussi bien le choix électoral que les mouvements de la société civile réclament que la recherche des droits communautaires qui ont été l'objectif constant des mouvements d'origine paysanne."

N'oublions pas que le peuple Zoulou vit encore en partie dans des communautés rurales, que les Afrikanders sont encore des paysans — même si leurs récoltes auront été dans une large mesure la fonction publique, les mines, les chemins de fers et la police.

Est-ce que les types d'extrême droite — les Volkstaters qui adhèrent à l'idéal d'un état Afrikander purifié — ces skinheads barbus que la bière rend ventripotents, constituent le soubresaut ultime d'une ère colonialiste, d'une époque où la conquête territoriale et la domination raciale étaient considérées comme "normales" (Et qui fit que le dominateur, le Boss, devint un babouin particulièrement stupide, incapable de s'adapter à une administration plus juste)? Ou est-ce que leur acharnement est l'émergence violente d'une nouvelle réalité impliquant que l'espace, même géographique, soit organisé sur des fondements pluriculturels prévoyant le libre exercice des différences ?

Nous sommes restés entravés pendant quarante ans par le dogme officiel de ce pays: "Nous sommes complètement différents et devons donc rester à part." Devons-nous maintenant errer encore quarante années dans le désert à la recherche d'un nouveau veau d'or, d'un principe tout aussi originaire de l'Europe que son prédécesseur et devant être appliqué dans le même style arbitraire et autoritaire, prescrivant au nom de la non-discrimination que: "nous sommes tout à fait semblables et devons donc être les sujets d'un seul état" ?

Les sanglants désordres de notre phase de transition et les contradictions et discordances qui ont jailli comme du pus, toujours plus violemment jour après jour, sont les symptômes de conflits plus profonds. Tous les partis chantent pieusement les hauteurs morales, ils parlent de transformation des aspirations, ils font briller leurs jolis sourires tout neufs, ils se font flagorneurs et obséquieux (ou alors émettent réprimandes et avertissements), ils philosophent sur l'action positive et le boum économique (comme s'il s'agissait d'un gâteau offert par le ciel), ils rassurent les riches qui veulent bien sûr rester riches, et promettent aux pauvres qu'ils hériteront eux aussi de la terre, ils agitent leurs baguettes magiques (qui ressemblent étrangement à des AK 47), promettent de mirobolantes augmentations de salaire, trichent et mentent comme ils respirent. Nous assistons même au spectacle obscène de ces arrogants Broendenbonders (membres de la semi-secrète Ligue des Frères Afrikander) qui ont commencé à plonger le pays dans la merde et prétendent maintenant avoir été ceux qui lui ouvrirent la route vers une nouvelle donne. En réalité tous ces acteurs de second plan conspirent pour se garantir que le monopole du pouvoir restera à la classe politique, et s'accordent sur un point, celui leur permettant d'accéder aux auges du pouvoir, tandis que dehors le carnage continue.

On parle beaucoup d'expression de la culture nationale, là où il n'y a rien qui puisse ressembler à une nation. Et cependant, c'est précisément vers une conscience culturelle que nous nous tournons quand nous voulons exprimer nos conceptions concernant la fondation d'une nation: les questions complexes se rapportant à l'identité tant locale que nationale, le besoin désespéré de partager une éthique permettant la coexistence dans la paix, la promotion de la tolérance, la compréhension de la multiplicité des origines, des moyens d'expression et des modes de relations sans lesquels il ne peut nullement y avoir de nation, encore moins de démocratie véritable.

Nous avons besoin de conscience culturelle pour la conversion créatrice qui permettrait de transcender les différences et d'inaugurer un espace social et culturel, avec pour objet de répondre à toutes les exigences que j'ai essayé de suggérer ici. En d'autres mots, nous avons besoin de la culture pour restreindre les pouvoirs arbitraires de l'Etat et pour freiner les tendances naturelles des technocrates et autres parasites publics. Laissez-moi encore me brûler davantage les lèvres: C'est seulement une société civile pleine d'entrain où le processus culturel créateur agirait comme souffle de vie dans la conscience sociale qui nous permettra de repousser vers leurs trous de rat les prétendus "Services de Sécurité" — Le Renseignement National et Militaire, Mbokodo (la bande de barbouzes de l'ANC entraînée par la Stasi), le BCC (Bureau de coopération civile, notre euphémisme pour les Escadrons de la mort)... Les ordures salissant nos vies et menaçant de jouer un rôle encore plus méprisable sur le chemin qui reste à parcourir.

En vérité, il faut beaucoup demander à la Culture qui, presque par définition, n'a rien à voir avec la Justice: elle se situe dans un processus permanent de pensée et d'imagination par elle-même. La créativité diffère de l'analyse, elle ne peut ni remplacer ni rendre compte de "quelque chose d'autre". Ce que je suggère, c'est que tout mouvement vers une situation plus viable dans ce pays doit être une entreprise créatrice continue — Pour survivre nous sommes nécessairement poussés au brassage, à l'autodéfinition et à la compréhension de l'Autre (Et Job lui-même n'est pas aussi affligé que le métisse par le besoin de définition), parce que nous tournons autour de l'axe de l'identité privée et publique (ce concept appartenant à la garde robe idéologique et qui recouvre tant d'atrocités). Notre recherche ne peut donc pas être qu'une simple histoire de changement politique et de progrès économique. La culture aussi est concernée, en tant que fil de la mémoire et acte de discernement, de résistance, d'assimilation et de transformation. Nos vies sont remplies par les entrelacs de la culture parce que nous avons besoin d'enregistrer et de modifier nos rêves, de même que nos cauchemars, pour détourner les rivières et soulever les montagnes. Et les rivières et montagnes métaphoriques de Battis ne peuvent être pleinement saisies, peut-être traversées, que si on les exprime en langue maternelle.

J'aimerais inscrire un plaidoyer pour le doute et le questionnement, pour le maintien de notre propre "voie Ho Chi Minh" de tunnels souterrains de mémoire et de résistance; pour la tolérance, le brassage, la fusion, l'excentricité, l'existentialisme, l'humanisme, l'anarchisme... pour éviter ce qu'"être du côté des anges" a de tyrannique. Pour répudier la couverture idéologique. Comme disait Battis: "Naître vibrant, agité d'esprit." Pour éviter cette paresse qu'Henry James reconnaissait comme "intensité variable de l'identique".

Il est bien clair, du moins je l'espère, que je ne plaide pas en faveur d'une élite se masturbant dans une tour d'ivoire, ou même pour un candide individualisme. Nous avons quand même pu par endroits apprécier une tradition alternative de subversion que l'on pourrait qualifier de guerrilla culturelle; noirs comme blancs, nous avons caressé le chien à rebrousse-poil. Pour exprimer cela autrement, nous aussi avons déserté les glaciales assemblées de la communauté calviniste grâce à de petits éditeurs et à toutes les formes de compositions et de performances artistiques "alternatives". C'est cette tradition qui se doit d'être approfondie et renforcée. Comment ceux d'entre nous, qui combattirent la corruption du régime précédent, peuvent-ils se dérober maintenant à la responsabilité et à la joie saine de s'opposer sans relâche à nos chers camarades déjà piégés dans les contradictions du pouvoir sous le nouveau régime ?

La réponse se trouve peut-être dans la distinction entre créativité et éducation. Il existe une transition frappante entre l'ancienne et la nouvelle Afrique du Sud: tous ceux qui qui jusqu'à récemment étaient demeurés à l'arrière-plan, ceux qui restaient majoritairement à la périphérie, voués à n'être que des indésirables à déplacer ou à conduire en prison, peuvent maintenant sortir de l'ombre pour s'avancer sur la scène nationale. Ils remplacent désormais les maîtres, devenant des acteurs, donnant le La du changement de thème du pouvoir.Leurs aspirations vont maintenant recevoir une priorité d'attention. Ce sont eux qui doivent maintenant faire valoir les opportunités et les possibilités qu'offre la culture. Personne ne peut mettre en question la nécessité d'une redistribution des ressources et des privilèges. Mais tout cela n'est qu'éducation et aménagements. L'idée directrice à garder à l'esprit est tout simplement la justice sociale: comment, avec le tempo accéléré du changement, produire l'équilibre fin et dynamique entre les programmes d'amélioration et les compétences dépassées, tout en évitant le dédaigneux système des quotas de l'"affirmative action". Il faut comprendre qu'une approche pédagogique ne conduira pas à une confusion entre art, sociologie et ethnographie ou à un nivellement hypocrite des arts et des talents.

La justice sociale impérative est la première loi de la nation. Mais la conscience d'une identité culturelle est également une expérience partagée, un sentiment de groupe. Il n'y a rien de répréhensible à être simultanément Afrikander, Sud-Africain et Africain par exemple. L'acuité de la prise de conscience et l'adaptabilité requise sont certainement parmi les défis les plus remarquables de notre milieu.

L'acte créateur est à la fois une expérience individuelle et universelle, et pour cela nous avons besoin d'espaces libres, d'autres permutations de l'harmonie dynamique, de critique, d'apostasie et d' anarchie. Les disciplines, les problèmes, et jusqu'à un certain point même les thèmes et les motivations de la créativité — l'interprétation, la mise en forme, l'auto-connaissance et l'auto-destruction, la fabrication de l'autre — ont partout et toujours été les mêmes. Et toujours et en tous lieux, ces activités furent considérés comme étant, socialement et économiquement, un luxe et même un fardeau pour la société. Pourtant, depuis que l'homme a commencé à s'observer, la création aura été le souffle souterrain de la communauté, l'option qui lui est donnée de s'entretenir avec l'obscurité, la route conduisant à une découverte rythmée de soi, le pèlerinage divin, l'adjuration murmurée du soleil et de la lune, la croyance viscérale que notre vie renaît de mort en mort, de nulle-part en rien, mais que nous faisons avancer plus avant cette connaissance dans l'exploration de la vie.

Ne nous laissons pas troubler par le plastronnage des vieux renards de l'Académie, ou par ces plus jeunes commissaires politiques avec leur fatuité en panache: quand la marmite bout, il est normal qu'il y ait une montée d'écume. Mais nous aurons à résister solidement, comme Lionel Abrahams nous le dit dans une récente parution du magazine Leadership: "Ils ont fait appel à plusieurs "structures" pour s'occuper de la culture et conçu d'innombrables plans, propositions et prophéties documentées, toutes reposant apparemment sur le présupposé que les activités telles que la création poétique, les oeuvres de fiction, les pièces de théâtre, la sculpture, la peinture et la musique sont toutes gouvernées par le résultat de débats théoriques et de décisions prises en commun, au lieu d'être essentiellement affaire de choix et de découverte par chaque artiste individuellement."

Car il reste encore à découvrir les qualités de ce pays. Spécialement sous la sombre aile de notre siècle, alors qu'un ciel lourd rend les arbres plus bas. Lorsque le brouillard se dissipera, il nous faudra encore descendre jusqu'à la mer. Nous devrons écouter les histoires cachées de la montagne et déchiffrer les empreintes des pas de ceux qui nous précédèrent, qui disparurent en ne laissant que les traces de leurs codes secrets qui renferment l'euphorie et l'épouvante de l'exorcisme; eux qui choisirent de ne pas se laisser pétrifier de terreur par un pouvoir qui ne détruit si bien que pour conserver la misère de diriger. Parce que nous avons encore à anéantir le pouvoir, non par le biais d'un contre-pouvoir, mais par le flux conscient et inconscient à la fois de la tolérance et de l'harmonie. Bêtes, humains, divins... avec nos défauts et nos craintes, mais sachant aussi que nous nous sommes rêvés libres agents de la transformation. Nous devrons apprendre encore comment la lumière se marie toujours aux gouffres des ténèbres, comment la lame du silence pénètre dans le coeur pour devenir mots. Et le grand rire, tel que Nietzsche l'affirmait, comme vision lyrique de la réalité, est peut-être l'unique limite qui nous soit donnée pour établir une équité entre le vide, le grand au-delà et notre ici-et-maintenant.

Breyten Breytenbach,
01 avril 1996

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