Max Weber

Entretien avec Dirk Kaesler
Max Weber
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Pourquoi Max Weber est-il devenu la référence canonique des sciences humaines alors qu'il enseigna toute sa vie le doute et la prudence sur les usages de ses propres travaux? Consécration d'autant plus équivoque que vue d'Allemagne la non-réception de Weber serait l'une des caractéristiques dominantes de la sociologie française. La République des Lettres a souhaité s'en entretenir avec Dirk Kaesler, Professeur à l'Université de Marbourg en Allemagne. Publiciste, journaliste et sociologue, il est notamment l'auteur de deux volumes sur les Classiques de la sociologie.

Qu'est-ce qui dans, l'approche de Max Weber, a pu à ce point secouer les sciences humaines de son temps? Quelles sont les conditions historiques, sociales, nationales, biographiques, universitaires ou disciplinaires de son apport?

Le Weber des premiers travaux n'a rien de fondamentalement original. Il commence en effet avec la grande question de son temps, le grand débat sur les origines du capitalisme et son développement... Cette question concerne tout un champ de recherches en économie, en histoire, dans des disciplines qui étaient alors en formation. Les sociologues et les historiens des idées méconnaissent la plupart du temps cette réalité, c'est pourquoi il ne faut pas s'étonner d'avoir conservé et construit un Weber surhumain et génial, alors que des gens comme Treitschke, Schmoller, Sombart, Troeltsch ou Theodor Mommsen, avaient travaillé sur les mêmes thèmes ! L'importance de Max Weber tient à ce qu'il a élargi cette question du capitalisme au processus de rationalisation, pour passer à une sociologie à dimension mondiale: après Max Weber on ne peut plus séparer le destin de la rationalisation et le destin du monde. Le fait que le capitalisme soit une des tendances dans ce grand processus est un point de départ, mais il l'inscrit dans la perspective générale de la rationalisation comme moment déterminant dans l'histoire humaine. Il faut dire que jusqu'à la première guerre mondiale, il est le fils de son siècle et appartient au contexte d'une Allemagne qui accomplit cette grande phase de transformation d'une civilisation mo-narchique à la société industrielle moderne, une Allemagne qui est encore à l'époque très aristo-cratique, agraire, dominée par la société ancienne. Il était sans aucun doute nationaliste et patriote, il espérait que l'Allemagne aurait sa place dans l'histoire universelle, il était par principe attaché aux valeurs monarchiques, indépendamment du fait qu'il avait critiqué le régime des Hohenzollern, et particulièrement le régime de Guillaume II. Le premier Weber est un pur produit du monde wilhelmien... Du point de vue universitaire il est très conventionnel, il était d'ailleurs encouragé par ses origines familiales, il voulait et devait depuis très jeune devenir professeur, il était dans un réseau qui déjà était en étroite complicité avec les impératifs du rendement académique, imprégné de la culture et des petites conventions bourgeoises. Il faut mettre un terme à cette légende du Michel Ange du XIXème tardif. Cette trajectoire porte la trace d'un profond changement de civilisation: l'Allemagne est en pleine mutation de société. Dans le fil de son évolution, on constate qu'il s'est en quelque sorte libéré, émancipé: sous le choc de la première guerre mondiale, il perd son patriotisme pour s'inscrire dans une perspective globale et c'est dans cette inscription qu'il introduit l'histoire universelle, sa vision de la culture universelle de l'humanité, un projet assez gigantesque.

Que pensez-vous de la façon dont les français ont lu et utilisé l'acquis sociologique allemand et Max Weber?

C'est une ironie de l'histoire ! Deux sociologues qui sont aujourd'hui mondialement consacrés et signifiants travaillaient simultanément dans deux pays voisins, sans vraiment se rencontrer: Max Weber (Allemagne) et Émile Durkheim (France). Michaël Pollak a écrit un texte très acéré sur la non-réception réciproque qui s'ensuit, sur laquelle il y aurait beaucoup à dire. C'est un fait historique: dans la sociologie allemande contemporaine, il n'y a pas eu véritable réception de Durkheim, pas plus qu'il n'y a eu de réception, continue et systématique, de Weber dans la sociologie française. Cette situation se prolonge jusqu'à aujourd'hui. J'ai consacré un article à la réception allemande de Max Weber, mais rien n'est simple, la sociologie allemande elle aussi a longtemps ignoré Max Weber. Depuis 1964 cependant, la réception a connu une phase ascendante. Pour la France, rien de tout cela: on bute sur la lamentable situation de la non-traduction des textes ! Les choses n'ont pas vraiment changé depuis 1920, date de la mort de Max Weber, quoique — c'est d'ailleurs assez fascinant — deux puissants sociologues français ont insisté sur l'importance de Max Weber: Raymond Aron, et, plus récemment Pierre Bourdieu, qui sont centraux pour la sociologie française. Pourtant les carences évoquées n'ont toujours pas été comblées. Beaucoup de facteurs sont en jeu: le premier intermédiaire typique, Julien Freund, était aussi "marginal", doublement, puisqu'il était alsacien et qu'il n'était pas professeur à la Sorbonne mais à la périphérie académique. Mais sur le fond - c'est-à-dire la constitution des champs - l'école durkheimienne n'avait pas d'intérêt à appuyer l'entrée d'un paradigme concurrent. C'est d'autant plus clair si l'on considère que Durkheim comme Weber présentent dans un même domaine deux projets quasiment opposés et qui sont loin d'être marginaux: celui de la sociologie de la religion. La sociologie de Durkheim a un centre de gravité dans la sociologie religieuse, et je soutiens que pour le Weber tardif, la place fondamentale de la sociologie des religions éclaire toute sa sociologie. Il y a donc deux projets opposés pour une même discipline où les intérêts nationaux ont également un rôle déterminant. L'ensemble se déploie sur le fond d'un long conflit à travers tout le XXe siècle, entre l'Allemagne et la France. Cette non-réception de Max Weber n'est donc pas surprenante, et peut-être sommes nous aujourd'hui à un tournant où Weber est devenu nécessaire. D'autre part le conflit entre la France et l'Allemagne n'est plus aussi actuel, il a pris d'autres formes, enfin, chez les trois maîtres-sacrés de la sociologie, Marx, Durkheim, et Weber, Weber est celui qui est le moins effacé il faut vérifier si Marx est encore pertinent pour la sociologie internationale. Il pourrait s'avérer qu'il ne reste de cette trinité que les deux Dieux, Durkheim et Weber. Et cela peut faciliter d'autant plus une réception de Weber qui s'est toujours épanoui dans l'ombre de Marx comme le "contre-projet" d'un Weber "bourgeois-anti-Marx". Ce qui a donné l'alternative en France par exemple: soit Marx, soit la variante bourgeoise ou sociale-démocrate, Durkheim. Lorsque Marx s'effondre, et sous l'effet des déceptions de la conscience à l'égard de Durkheim, peut-être qu'on peut à nouveau "affranchir" Weber...

Entrons lentement dans l'oeuvre de Max Weber et dans son actualité, avec une question qui est au carrefour des problèmes de la réception et de la sociologie comme science humaine installée à part entière avec ses labos, ses institutions, ses positions, sa discipline. Dans Réponses, Pierre Bourdieu critiquait encore récemment les productions intellectuelles issues de l'enseignement "conformiste" des grands auteurs de la sociologie avec ces fameuses oppositions canoniques et fictives d'auteurs (Weber contre Durkheim, Weber contre Marx...), de méthodes (micro / macro...), ou de concepts (structure / histoire...). Cette approche qui domine "l'enseignement ordinaire de la sociologie" et la "pédagogie ordinaire des professeurs" "constitue, écrit-il, le principal obstacle au développement de la science sociale" pur produit des impératifs de la reproduction scolaire. Comment vous situez-vous et comment envisagez-vous votre contribution universitaire à l'étude de Max Weber, face à ce type de critiques?

C'est au coeur de mes efforts... J'ai apporté des éléments critiques dans la nouvelle édition de mon ouvrage: je me suis expliqué notam-ment avec ce que j'appelle "une industrie de la réinterprétation de Max Weber". Je veux dire par là qu'il y a dans la sociologie allemande et américaine un incommensurable volume de livres, d'articles, de travaux inféconds dont on pourrait remplir des bibliothèques et qui ne font rien d'autre que prétendre réécrire à nouveau Weber ou écrire ce que Weber aurait écrit , tout cela est fait au nom de Max Weber ! Ces discussions stériles qui mènent à une production d'écrits talmudiques ont canonisé Max Weber. Il n'est plus qu'un système clos d'autoproduction d'arguments. Max Weber est mort. Il faudrait plutôt comprendre en quoi nous sommes redevables des commencements de la sociologie qui prolongent ce que Weber avait abordé à son époque, en tenant compte du fait que Weber était un homme du XIXème et du tournant du siècle, alors que nous sommes des hommes de la fin du XXe siècle ! Comment peut-on alors faire de Max Weber un prophète (!) de notre fin de siècle? Je ne vois que trois projets qui font progresser la sociologie: Jürgen Habermas, Antony Giddens et Pierre Bourdieu. Il appartient à Max Weber d'avoir justement montré l'imbrication de dimensions qui fondent la sociologie moderne: il fusionne des structures considérées jusque là comme hétérogènes, ce que fait Bourdieu avec le concept d'habitus: il tente d'insérer les déterminations individuelles — socialisation/intériorisation des rapports — dans les macro-structures, comme la reproduction des élites à l'échelle de la société française. La sociologie américaine est une aporie du projet sociologique: les "rational choice", l'établissement programmatique d'une sociologie sur le mode de la formalisation, les oppositions binaires société/individus etc. C'est en Europe que subsistent les éléments d'un véritable travail sociologique où le projet wéberien a encore sa place, porté il est vrai, remarquez-le, par des figures comme Bourdieu ou Habermas, dont les travaux en sociologie se sont fait souvent contre les résistances et le conformisme académiques que nous venons de décrire ! Au fond — pour reprendre le propos de Bourdieu — si une telle critique existe c'est peut-être aussi parce que la sociologie, comme les sciences humaines en général, n'échappe pas aux sociologues, je veux dire à ses pères-fondateurs. De manière analogue et toutes proportions gardées, un certain courant de la psychanalyse a pu insister sur le fait qu'il n'y a pas de psychanalyse sans Freud, pas de psychanalyse donc sans la rencontre inéluctable avec "le désir de Freud" - Paul Veyne va jusqu'à penser qu'il n'y a pas de sociologie - entendez par là "comme science humaine" - mais des "doctrines" qui s'ignorent, s'orientant en gros en trois grandes directions: la sociologie serait sans le savoir une philosophie politique, une histoire des civilisations contemporaines, ou un genre littéraire proche du moralisme des XVIII et XIXème - Encore une violente attaque me direz-vous, à ceci près que Veyne écrit cela pour mieux donner sa mesure à "L'oeuvre historique la plus exemplaire de notre siècle: celle de Max Weber" (in Comment on écrit l'histoire).

Deux questions: Y a-t-il pour vous une sociologie digne de ce nom, comme science sociale à part entière, et selon quels critères est-elle "sociologie" plutôt que "sociologie wéberienne" ou "sociologie durkheimienne", ou "sociologie marxiste" ? Quoi du rapport entre sociologie et histoire: y a-t-il à un certain moment, une façon de faire de l'histoire qui va donner naissance à la sociologie, ou bien la sociologie est-elle une façon parmi d'autres de faire de l'histoire ? Max Weber introduit-il, autrement dit, une rupture épistémologique dans la façon de faire de l'histoire ou bien est-ce une manière de faire de l'histoire qui va donner naissance à autre chose: la sociologie ?

Je pose la première question en termes radicaux: est-ce que la sociologie est un projet du XIXe capable de survivre au XXe siècle? Ce que je ne dis pas c'est qu'elle est peut-être déjà morte comme discipline... L'aventure sociologie est au-jourd'hui dans une phase décisive. Nous devons le mot "sociologie" à Auguste Comte, mais nous devons le projet sociologique, à une idée exceptionnelle issue de la science à la fin du XIXe siècle. De la même manière que l'homme dominera la nature dans la sphère physique avec le progrès, de la même façon nous devons pouvoir dans la sphère sociale, dominer l'homme, "Voir pour prévoir pour prévenir": c'était le programme de la reine des sciences, à travers ce gros projet de domination de la société. La discipline historique est assez éloignée de cette préoccupation... Mais qui parlerait encore aujourd'hui ainsi de la sociologie ?! Le problème se complique si l'on prend en compte le grand nombre de projets si différents qui se sont logés dans le construit sociologique initial. On ne parle ici que de Max Weber, mais il y a une constellation d'auteurs ! La question est la suivante: y a-t-il une religion commune ? Le concept de "sociologie" et la matrice épistémique de Comte-Durkheim existent-ils encore? Je suis devenu très sceptique. Ce projet fut toujours une demi-soeur illégitime du socialisme. Le socialisme comme projet concurrent et comme forme améliorée de la sociale démocratie n'a pas de perspective. Qu'adviendra-t-il de la sociologie? Deux hypothèses: son éclatement en une multitude de "sociologies", c'est la dissolution de la sociologie, ou l'attachement très ferme au projet socialiste... Il me semble que si on relie la sociologie à la compréhension wéberienne comme le font Habermas, Giddens, Bourdieu, alors la sociologie peut être autre chose qu'une simple "façon de parler ou d'écrire". Un mot d'explication: qu'est-ce que cette puissance analytique planétaire qu'est la vérité sociologique, si elle est condamnée à n'être que la traduction des faits dans une langue spécialisée? rien de très utile... La sociologie offre des schèmes d'interprétation à des phénomènes qui n'ont pas d'autres modes d'investigation et je pense à ce titre qu'une sociologie "à la Weber" peut apporter plus de choses qu'une sociologie "à la Marx". Les rapports entre histoire et sociologie, seconde question, sont en effet très étranges. En Allemagne ils ont fait l'objet de controverses autour des tentatives d'historiens issus de l'école critique de l'université de Bielefeld. Wehler ou Kocka, ont argué que Weber était le chef de file d'une histoire sociale moderne, qu'il était plutôt historien que sociologue et que les historiens seraient mieux aptes à comprendre Weber que les sociologues. En Allemagne Weber servait aussi d'instrument de résistance contre certaines formes — parfois contradictoires — de la science historique: contre "l'Alltagsgeschichte", l'"oral history", les "histoires vues d'en bas", ou contre les historiens des idées, qui eux ne se mêlent pas de l'histoire sociale, économique etc. Max Weber fut l'instigateur d'un grand nombre de projets, profondément opposés, où il n'a globalement rempli que des buts de légitimation. Récemment c'est la philosophie politique qui a tenté de faire de Weber un juriste. Ces tentatives sont stériles, beaucoup des sciences de l'esprit sont aujourd'hui en crise. C'est le cas actuellement pour la science politique dont je ne saisis pas le bien fondé: la plupart du temps je me demande où elle va et ce qu'elle a pour objet. Y a-t-il encore une élaboration théorique derrière cela ou bien est-ce une théorie sociologique de seconde main? Cette crise me semble d'autant plus grave que les enjeux de ces questions ne sont jamais explicités — ils ruineraient les "carrières" ! — et l'on n'a plus de "concurrences" scientifiques mais des querelles d'appropriations. Si nous nous demandions seulement une heure ce que nous faisons nous-mêmes on constaterait que dans nos domaines respectifs, histoire, sociologie, philosophie politique, nous reculons toujours plus loin la possibilité de mettre en oeuvre une véritable sociologie. Il y a un beau concept chez Weber pour dire ce qui se passe justement aujourd'hui: le "Ressortpatriotismus". Il n'était pas le juriste, l'économiste, l'historien de l'agriculture, le philosophe, le penseur politique, il n'avait pas pour préoccupation ces petites mentalités: cette science de l'esprit, la science de l'homme et de la société, que Max Weber appelait la Kulturwissenschaft, est aujourd'hui fortement compromise... par la sociologie elle-même, et je ne parle même pas de ses usages sociaux, de la sondocratie, etc...

L'apport considérable de Max Weber aux sciences humaines est très lié à l'historicisme allemand dont l'une des grandes questions fut "Qu'est-ce qui est digne de l'histoire ? Quels événements méritent d'être choisis ? Pourquoi tel événement et pas tel autre ?" C'est au fond le problème du rapport entre la "raison d'être" de l'événement ou de la période étudiée et la "raison de connaître" du chercheur; cette question, celle du rapport aux valeurs, est aussi au coeur de la sociologie de Weber. Pour cette raison Weber accomplit et clôt une partie de l'historicisme allemand: l'histoire est rapport aux valeurs, elles-mêmes historiques et objets d'étude pour l'historien-sociologue, donc du même coup l'histoire est complètement arrachée à la singularité spatio-temporelle puisque tout est historique. Toute la "théorie" des "idéaltypes" est là, produit de la confrontation entre des moments et des formations historiques: l'articulation entre la Révolution française ou la Réforme (moments) et des structures "transhistoriques" comme Capitalisme ou bien Bureaucratie. Ainsi pour donner un exemple la théorie économique ne serait pas une science déductive mais un idéal type de l'économie du capitalisme libéral... C'est complètement historique et complètement transhistorique, c'est un renversement de perspective de grande ampleur.

C'est très juste. C'est le coeur du projet weberien. Ici vous avez l'histoire humaine, un grand thème, sur lequel vous ne découpez qu'une période: l'essor du capitalisme dans l'histoire occidentale. Max Weber postule que l'histoire est chaos, que les contra-dictions s'affirment dans la cohérence de l'histoire. "Il n'y a pas de lois dans l'histoire, mais je ne capitulerais pas, moi Max Weber, devant le désordre des faits ! je m'efforce seulement de retrouver le sens à l'aide d'un modèle pour formuler cela en discours scientifique". Cela distingue les sciences humaines et les sciences exactes. Bien sûr je peux dire que je vois un développement graduel et permanent de l'histoire universelle à la fin de laquelle vous trouvez le dépassement du règne des classes sociales. Max Weber répond: je vois un développement de l'histoire universelle caractérisé par la rationalisation de toutes les sphères de la vie. Ces deux questions peuvent être traitées scientifiquement, mais que nous puissions tenir pour pertinente la première question ou la deuxième, cela n'est pas scientifique. C'est l'histoire, ou plutôt des interprétations de l'histoire, dans l'acception wéberienne: il n'y a pas de lois dans l'histoire, il y a un modèle dans le développement historique, sur des longues périodes. Weber croyait dans la perpétuation universelle indéfinie de toutes les sphères de l'existence sur le modèle rationnel. C'est visible pour Weber, bien que nous n'ayons pas conscience d'en être partie-prenante: vous pouvez donc continuer à penser que c'est Dieu qui fait l'histoire, ou que l'histoire n'a pas de sens, tout en poursuivant le grand mouvement historique mis à jour par Weber. Dernier point, Max Weber était "réflexif" dans ses travaux. C'est la clé du "rapport aux valeurs", Wertbeziehung, entre moi en tant que chercheur et ma perspective sur la vérité historique.

C'est un thème d'inspiration nietzschéenne, dont Bourdieu relève toujours lorsqu'il dessine les grandes lignes d'une "anthropologie réflexive"...

Max Weber était suffisamment auto-critique pour ne pas tomber dans la complaisance. Si en effet je veux absolument trouver dans ce que je recherche, le déclin de l'Occident (Spengler), je le trouverai, de même si comme Hegel je recherche l'accom-plissement de l'Esprit dans l'Histoire universelle... On a oublié aujourd'hui à quel point Weber pouvait secouer les évidences en étant non pas relativiste mais "relationiste". Il relie ces choses entre elles: le chercheur et l'objet de la recherche; l'idée d'une séparation stricte entre le sujet et l'objet est irrémédiablement remise en cause. Dernière idée, dont là encore on a oublié la portée, il a écrit cela à une époque où les sciences de la nature étaient encore très fermement et naïvement convaincues de la radicale hétérogénéité du sujet et de l'objet, où l'observateur n'intervenait nullement sur la recherche, on sait maintenant que c'est faux. L'idée d'une différence entre chercheur, recherche et observation était à l'époque de Weber totalement inédite. Cela nous ramène à ce que nous disions au début: la sociologie a débuté sur ce programme erroné des sciences de la nature qui pour ainsi dire ne doutait de rien. Des gens comme Comte ou Durkheim ne voyaient pas cela. Karl Marx pensait aussi que ce qu'il introduisait était une esquisse de l'accomplissement du processus historique, vers une vérité... Weber était foncièrement sceptique, son travail sur les rapports entre le protestantisme et le capitalisme n'était en aucun cas marqué du sceau d'une vérité absolue et définitive. Ce n'est pas une pensée consacrée qui a une foi indéfectible en la science, mais ce n'est pas non plus, cette forme de destruction post-moderne de la science.

Justement. Dans cet usage très diversifié et contradictoire, il y a un prophète désabusé du destin des sociétés post-industrielles, ayant pensé la technique, le désenchantement du monde, la rationalité bureaucratique, l'accomplissement et le naufrage de l'Occident... travaillant en profondeur des thèmes communs à des courants aussi dissemblants que la révolution conservatrice et l'école de Francfort. Que pensez-vous de ce Weber-là ?

La complexité et les contradictions internes à son oeuvre ont fourni la base d'un héritage très hétérogène, de gens qui revendiquent des lectures opposées et qui ont parfois tous raison! Je ne suis pas de ceux qui ont utilisé Weber comme une machine de guerre contre Marx. Faire de Weber un héraut du capitalisme est aussi se fourvoyer. Les tendances se distinguent entre ceux qui soutiennent que le capitalisme est encore la bureaucratie, ou ceux qui inventent un Weber très pessimiste qui aurait eu cette conscience tragique de l'effondrement de la liberté bourgeoise par le capitalisme. C'est ce que l'école de Frankfort a vu sous un angle idéologique erroné, pour des raisons com-parables à ce qui s'est passé avec l'école durkheimienne. Presque un siècle après l'éthique protestante (1904), on ne peut plus aborder l'actualité que décrivait Max Weber de la même façon. Weber ne nous aidera pas à régler les problèmes de notre fin de XXe siècle, qu'il ait été confirmé ou non dans ses analyses. Les débats sur l'"histoire des idées" sont très intéressants, mais finalement font-ils avancer la sociologie? Il m'est égal de savoir si Weber s'accommoderait à la sauce Carl Schmitt, ou à la sauce Marx, ou s'il pensait du bien ou du mal du capitalisme... Nous vivons à l'époque de l'accroissement planétaire du capitalisme, c'est l'un des grands événements, récents, considérables, dans l'histoire humaine dont Weber a remarquablement illustré les prémices. Mais peut-être nous faut-il justement interroger Max Weber et notre capitalisme du point de vue de ce qui a insensiblement mais profondément changé depuis ses travaux.

Il y a quelques mois, dans un entretien à la République des Lettres, Cornélius Castoriadis soulignait que les "types wéberiens", "le fonctionnaire intègre" etc. étaient aujourd'hui en train de disparaître. Quel rapport peut-il y avoir à la suite de ce que vous venez de dire entre une certaine crise de la modernité et le fait que le sociologue Weber découvre, au moment-même où ils sont en voie de disparition, ces types idéaux qui définissent la modernité ?

Je pose les problèmes exactement en ces termes. Prenons cette figure idéale du bureaucrate, que serait le "fonctionnaire intègre", idéal type de la bureaucratie comme forme rationnelle de l'administration dans les faits: elle est impersonnelle, efficiente, comme toutes les autres formes, dévouée sans passion à la loi, et d'après Max Weber elle est la forme optimale de la puissance administrative, profitant principalement aux classes moyennes. Pierre Bourdieu a aussi posé cette question, lorsqu'il a analysé l'intériorisation et l'accumulation de capital, scolaire, symbolique, qui permettait à l'institution de se perpétuer. Dans les faits on peut dire que la bureaucratie dans le monde actuel a sévèrement perdu cette fonction et ce sens. Qui parle encore ainsi de la bureaucratie comme modèle optimal de la puissance publique ? Regardons-nous et voyons autour de nous à quel point nous sortons de ce modèle, étant entendu — là est le drame — que nous ne voyons pas vraiment quelle forme pourrait succéder à tout cela ! Quelle est l'alternative ? Ce débat a lieu aujourd'hui en Allemagne: l'énormité croissante et défaillante de l'état qui nous renvoie à l'effondrement des vieilles lunes du communisme et au refus de l'omnipotence étatique.

Propos recueillis par Olivier Morel,
15 avril 1996

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Paris, lundi 14 octobre 2024