Cervantès

Biographie

Écrivain espagnol, Miguel de Cervantès Saavédra est né à Alcala de Hénarès, près de Madrid, au début d'octobre 1547.

Il était fils d'un médecin mal qualifié et besogneux, Rodrigo de Cervantès, et de Leonor de Cortinas. La famille vivait sinon dans la misère, du moins en proie aux difficultés d'argent. Miguel était le second des fils et le quatrième des enfants. On le baptisa le 9 octobre 1547, en l'église Santa Maria.

Son père exerçant son métier hasardeux au cours de fréquentes errances, Miguel reçut sans doute une éducation assez peu méthodique en même temps qu'un certain penchant à l'instabilité. Il semble pourtant qu'il ait fréquenté les universités d'Alcalâ et de Salamanque, car, de même que Francisco de Quevedo, il a souvent décrit la vie pittoresque des étudiants: «Les souffrances de l'étudiant viennent par-dessus tout de la pauvreté […] Oh, pauvreté! Je ne sais. moi. quel motif poussa le grand poète de Cordoue à t'appeler présent béni dont on ne connaît pas le prix!» Le goût de la lecture s'empara de lui de très bonne heure: «J'aime beaucoup à lire, dit-il, quand ce ne serait que des chiffons de papier jetés à la rue.»

Philippe II avait succédé à son père Charles Quint lors de la retentissante abdication de 1556. Le roi d'Espagne avait épousé en troisièmes noces Élisabeth de Valois, fille de Henri II. Quand elle mourut, en 1568, les poètes s'évertuèrent à chanter ses louanges. Le premier maître de Cervantès, Lopez de Hoyos, disciple d'Érasme, dut quelque célébrité à son récit des obsèques de la reine. Miguel lui-même est cité, dès cette époque, comme ayant composé un sonnet, cinq «quintilles» et une élégie sur le trépas prématuré de Sa Majesté. Dès ses années de jeunesse, il avait été pris de passion pour le théâtre, au moment où des comédiens ambulants jouaient dans les villes et les villages les pièces de Lope de Rueda ou de Torrès Naharro.

Vers 1564-1570, Cervantès, en dépit de ses goûts littéraires, cherche fortune dans les armes. Il s'engage dans une compagnie de soldats, puis devient camérier du cardinal Acquaviva, légat du pape Pie V auprès de Philippe II. Il suit son patron en Italie, la vie de la mer et des grands ports méditerranéens frappe son imagination. Mais la carrière de secrétaire ne le retiendra pas longtemps: peu après nous le voyons prendre rang dans les régiments ou tercios d'Italie, et il peut méditer sur la guerre et sur la condition du soldat. On l'entendra plus tard vitupérer la diabolique invention de l'artillerie. Les hasards de la vie militaire l'entraînent dans toute l'Italie: Naples, Messine, Ancône, Venise, Parme, Plaisance, Asti. Il a consigné le souvenir heureux de ces différents séjours dans Le Licencié Vidriera, et s'il a pu admirer les cheveux blonds des Génoises, savourer la suavité du Trebbian, la vertu du Montefiascone, des vins de Candie ou de Samos, Rome surtout éveilla son enthousiasme: il eut le loisir de visiter la ville en touriste attentif. Cependant, il complète son éducation littéraire, il lit les auteurs anciens, Apulée, Héliodore, Horace, Virgile, autant que les écrivains italiens contemporains; L'Arcadie de Sannazar, L'Aminta du Tasse, Le Berger fidèle de Guarini, Le Parfait Courtisan de Baldassare Castiglione, sont ses livres de chevet, avec les œuvres de Pulci, de Boardo, ou de l'Arioste.

Or, en 1570, le sultan Sélim attaque l'île de Chypre et s'empare de Nicosie. Cervantès parle de cet événement en témoin oculaire, dans la nouvelle de L 'Amant généreux. Il est alors enrôlé dans la compagnie du capitaine Diego de Urbina, dans le tercio de Miguel de Moncada. Puis il passe l'hiver de 1570 à Naples, en permissionnaire oisif. On le suit aussi à Lucques où, dit-il, les Espagnols sont accueillis mieux que nulle part ailleurs, «en dépit de leur naturel, que l'on dit arrogant…»

Le 7 octobre 1571 est la date capitale de sa vie héroïque. C'est celle de la fameuse bataille de Lépante. La flotte, commandée par don Juan d'Autriche, fils naturel de Charles Quint, qui réunit sous son pavillon les vaisseaux du pape, de Venise et de l'Espagne, est victorieuse des Turcs dans le golfe de Patras. Cervantès, à bord de «La Marquesa», prend part au combat. Il reçoit trois coups d'arquebuse, deux dans la poitrine, et un troisième dans le bras gauche. Il devient «le Manchot de Lépante», tandis que ses compagnons s'emparent de l'étendard royal d'Égypte. Il a su décrire les combats navals en homme qui y a pris part, et qui en tire avec quelque rancœur un juste orgueil: «Comme si mon état de manchot, s'écrie-t-il à l'adresse de railleurs impudents, avait été contracté dans quelque taverne, et non pas dans la plus grande affaire qu'aient vue les siècles passés et présents, et que puissent voir les siècles à venir!»

Mutilé, il passe sa convalescence à Messine, où l'Armada est reçue en triomphe. En 1572, il combat encore contre les Turcs à Navarin et à Modon. «La Loba» capture la galère turque «La Presa» commandée par le fils du corsaire Barberousse. La flotte rallie Naples et gagne Messine. Cervantès est de nouveau en garnison en Italie et en Sicile et profite de ses loisirs pour nourrir son esprit d'impressions recueillies au jour le jour. Le 8 octobre 1573, lors de la prise de Tunis, il figure dans le tertio de Figueroa, mais les Turcs reprennent la Goulelte en 1574: «Enfin la Goulette fut prise, puis le fort. Dans ces deux places il y avait jusqu'à soixante mille Turcs mercenaires et plus de quatre cent mille Mores et Arabes… Ce fut la Goulette qui tomba la première, elle qu'on avait crue jusqu'alors imprenable.»

Le 20 septembre 1575, Cervantes obtient un congé d'un an et prend passage avec son frère sur la galère «El Sol», qui cingle vers l'Espagne. Son destin va se nouer. Sur les côtes de France, en vue des Saintes-Maries-de-la-Mer, la galère est attaquée et capturée par trois bâtiments turcs commandes par le renégat Arnaute Mami. Cervantès est fait prisonnier et conduit à Alger. Il a donné le récit de sa mésaventure dans L'Espagnole-Anglaise, et longuement décrit les misères du bagne dans le Récit du Captif inséré dans le Don Quichotte. Le Manchot était un «esclave de rachat», c'est-à-dire un de ceux dont on escomptait une forte rançon. Échappant aux mauvais traitements que subissaient souvent ses camarades, le démon littéraire ne l'abandonnait pas: c'est dans ces pénibles circonstances qu'il commença Galatée.

Il adresse une supplique à Mateo Vasquez, le secrétaire de Philippe II, et tente de s'évader vers Oran. Repris et en butte à des représailles, employé aux carrières et aux fortifications du port, sous les murs de Bab el-Oued, il cultive les jardins de son maître Hassan, puis s'abouche avec le renégat El Dorador. Sur ces entrefaites, les pères rédemptoristes arrivent à Alger, Rodrigo, frère de Cervantès, est libéré moyennant une forte rançon fournie par sa famille. Quant à Miguel, il ne lui reste qu'à préparer à nouveau son évasion. Il se réunit avec ses amis dans une grotte proche du rivage, mais il est trahi par El Dorador. Tandis que le vice-roi le rachète à son maître pour cinq cents écus d'or, la famille s'emploie toujours à réunir les fonds nécessaires à son rachat. En 1579, nouvelle tentative d'évasion, de complicité avec le renégat Giron et un marchand de Valence, Onofre Exarque. Cervantès, trahi cette fois par un dominicain renégat, Fray Blanco de Paz, est condamné à cinq mois de réclusion. Enfin, l'année suivante, un vaisseau appareille à Valence et amène à Alger les trinitaires Juan Gil et Antonio de la Bella. Cinq cents captifs sont libérés par leur entremise. Fray Jorge de Olivarès, de l'ordre de la Merci, demeure en otage pour sept mille autres. Bref, au moment même où Cervantès était à bord du vaisseau qui emmenait à Constantinople Hassan Pacha avec tous ses esclaves, il est remis à terre, libéré, en vertu d'un acte de rachat passé devant le notaire Pedro de Ribera, Il s'embarque le 24 octobre 1580, et arrive à Dénia, d'où il gagne Valence, en quête de moyens d'existence.

En 1583, Galatée est achevée; elle paraîtra en 1585, imprimée par Blas de Robles. Cervantès se rend à Madrid, puis à Tolède; il se lie avec une comédienne, Anna Franca, qui lui donne une fille, Isabelle. Le 12 décembre 1584, il convole en justes noces avec dona Catalina de Palacios y Vozmediano, fille d'un propriétaire d'Esquivias. Mais il quitte souvent le foyer domestique pour fréquenter à Madrid les poètes qui se réunissent à la porte de Guadalajara. Il se lie avec les meilleurs écrivains espagnols de son temps: Luis de Gongora, Pedro Calderón de la Barca, Francisco Quevedo, Alonso de Ercilla, Cristobal de Virues, Luis de Leon, Fernando de Herrera, Francisco Pacheco, Arias Montano, Ruy de Montalvo, Tirso de Molina. Une inimitié durable sera la conséquence des critiques malveillantes de Lope de Vega.

Les premiers essais de Cervantès au théâtre sont contrecarrés par la dure nécessité de gagner sa vie. II se fait nommer commissaire aux vivres, alors que Philippe II prépare sa descente en Angleterre. Le désastre de «L'Invincible Armada» en 1588 lui inspire des vers célèbres: «Ce ne fut pas la main de l'ennemi qui les fit céder, mais la bourrasque irrésistible.» À Séville où il séjourne à plusieurs reprises, de 1585 à 1589, il fréquente un imprésario, Thomas Gutierrez, et Jeronimo de Alarcon. À bout de ressources, il adresse une demande d'emploi au président du Conseil des Indes: «Il ira où l'on voudra, en Nouvelle Grenade, à Soconusco. au Guatemala ou à Carthagène des Indes.» Les bureaux l'éconduisent sans plus de façon.

En 1589, une affaire désagréable le met aux prises avec le doyen et le chapitre de Séville: au cours de ses réquisitions à Ecija, Cervantès s'est attaqué aux biens de l'Église, ce qui lui vaut d'être arrêté et excommunié. Quelques années après, le 5 septembre 1592, il signe un traité avec Rodrigo Osorio, pour la fourniture de six comédies, à cinquante ducats l'une, mais entre-temps, l'infortuné commissaire est appréhendé à Castro del Rio par le corregidor d'Ecija, pour vente illicite de blé. II accepte alors un emploi à Madrid: le recensement des impôts dans le royaume de Grenade.

Cervantès a dès lors rédigé la première partie de Don Quichotte «en un lieu, dit-il, où toute incommodité a son siège, où tout bruit lugubre fait sa demeure». Ces mots, si souvent commentés, font sans doute allusion à la prison de Séville, plutôt qu'à la maison d'Argamasilla de Alba, où la légende veut qu'il ait été enfermé dans une cage à gros barreaux. D'autres critiques ont songé, avec moins de vraisemblance, à la prison de Castro del Rio. La malchance poursuit le poète famélique: il a déposé des fonds chez le banquier portugais Simon Freyre, qui lève le pied. Effectivement, il est en prison à Séville de septembre à décembre 1597. Il y fera un nouveau séjour de 1602 à 1603.

De 1596 datent son sonnet à la louange du marquis de Santa Cruz, et l'ode sarcastique consacrée au duc de Médina Sidonia et à ses prétendus exploits de Cadix. En 1598, Philippe Il meurt à l'Escurial; la contemplation du catafalque érigé dans la cathédrale de Séville inspire à Cervantès son fameux sonnet «estrambolico».

En 1601, sous le règne de Philippe III, suivant le conseil du favori, le duc de Lerma, la Cour se transporte à Valladolid, qui devient momentanément la capitale de l'Espagne. Vers la fin de l'année, Cervantès s'y établit avec sa famille dans une maison sise non loin de l'hôpital de la Résurrection, qui servira de décor au Colloque des chiens et à Scipion et Berganza. Une affaire déplorable s'ensuit, le meurtre commis sur la personne de don Gaspar de Espeleta, au seuil même de la demeure des Cervantès. Tous les membres de la famille sont atteints par le scandale, et les dépositions des témoins ne les épargnent point.

C'est dans ces circonstances que parut la première partie de Don Quichotte. L'imprimeur était Juan de la Cuesta, l'éditeur Francisco de Robles, tous deux de Madrid. Le privilège est daté de Valladolid et du 26 septembre 1604. L'ouvrage parut en janvier 1605. Le succès est immédiat. Dans la seule année de sa parution, Don Quichotte est réimprimé six fois.

En 1608, la Cour était revenue se fixer à Madrid. Cervantès la suit et loue un logement, calle de la Magdalena, non loin de son imprimeur et du libraire Robles. Ses protecteurs attitrés sont le duc de Lerma, le duc de Bejar, le duc de Lemos, le cardinal Bernardo de Sandoval, archevêque de Tolède. Il assiste régulièrement aux offices du couvent de la Trinité, et se fait inscrire à la confrérie des serviteurs indignes du Très Saint Sacrement, tout en faisant partie de l'Academia Salvaje, fondée par Francisco de Silva.

En 1611 paraît l'intermède du Gardien vigilant. En 1612, Cervantès envoie à l'impression des Nouvelles exemplaires dont la dédicace au comte de Lemos est du 14 juillet 1613. Vient ensuite le Voyage du Parnasse, dédié à Rodrigo de Tapia.

À Tarragone, au cours de l'été de 1614, avait paru un ouvrage intitulé: Second volume de l'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, par le licencié Alonso Fernandez de Avellaneda natif de Tordesillas. On a cherché à identifier l'auteur de cette contrefaçon déloyale, sans y parvenir positivement. Quand Cervantès livre à la presse, en 1616, sa seconde partie de Don Quichotte, il ne manque pas de s'en prendre à son adversaire inconnu. La même année, il achevait un dernier ouvrage, Les Travaux de Persilès et de Sigismonde, que l'on peut appeler le roman de l'ennemi des romans. La dédicace au comte de Lemos est datée du 31 octobre 1615, elle débute par quelques lignes d'une incomparable résonance: «Le pied déjà à l'étrier, et en proie aux angoisses de la mort, grand seigneur, je t'écris ceci.» Cervantès meurt le samedi 23 avril 1616, sa femme dona Catalina est à son chevet, il est tertiaire de l'ordre de Saint-François. On l'enterra au couvent de la calle del Humiliadero.

Son corps, croit-on, fut exhumé et transféré au couvent de la calle de Cantarranas. Telle fut la vie de l'un des esprits les plus ingénieux, pour user de ses propres termes, qu'ait connus l'Espagne, l'un des tout premiers écrivains dont puisse tirer gloire la littérature moderne. Sur sa personne physique, nous ne savons rien de sûr, car le portrait conservé à l'Académie de Madrid, signé de Juan de Jauregui et daté de 1600, a vu son authenticité contestée pour de bonnes raisons. Ce que l'on peut alléguer de plus plausible en sa faveur, c'est qu'il correspond assez bien à la description que fait de lui-même Cervantès dans le prologue des Nouvelles exemplaires, en citant d'ailleurs l'illustre Juan de Jauregui comme le peintre qui a reproduit ses traits.

Cervantès, aux yeux d'une postérité qui n'a jamais cessé d'être émerveillée, est le créateur de deux types humains issus de la pure imagination, et devenus plus vivants que nul personnage historique, au point qu'ils sont passés dans le langage courant, dans le folklore universel, et qu'ils incarnent non pas seulement un pays ou une époque, mais un monde. Il n'est pas mauvais que don Quichotte et Sancho soient désormais des fantoches dont s'amusent les enfants. Cervantès les a voulus d'abord bouffons et dérisoires. Son livre est dans son essence une critique burlesque des romans de chevalerie dont les gens de son temps étaient friands. L'admirable, c'est qu'au cours de son récit, il y a déversé, sans système, toute une expérience vitale, et une philosophie de l'existence qui pénètre jusqu'au profond du rêve et du délire. Non seulement les dialogues du chevalier et de l'écuyer sont la source d'une comédie ineffable, mais don Quichotte se penchant sur Sancho, et Sancho levant les yeux vers don Quichotte subissent l'un et l'autre une transformation intime où leur âme s'affine au contact des réalités et du songe plus fort que la vérité. On peut dire que le roman moderne dérive de cet archétype; on peut affirmer aussi que, par cet ouvrage imprégné d'humour, Cervantès est un de ceux qui, dans ce fécond XVIe siècle, comme Montaigne, comme Shakespeare ou comme Érasme, ont mené l'enquête la plus subtile sur les arcanes de l'esprit humain. On trouve dans Don Quichotte une théorie de la connaissance aussi belle que dans La vie est un songe de Calderon.

Mais il n'y pas que Don Quichotte. Les Nouvelles exemplaires, que l'on pourrait appeler des contes moraux, achèvent le tableau de la société espagnole, à la manière d'un manuel de savoir-vivre, brodé d'autre part par la fantaisie des entremeses, sketches alertement troussés, tandis que dans Numance culmine un honneur poussé jusqu'à l'extrême de l'intransigeance. Enfin Persilès et Sigismonde, ce roman itinérant, est le testament poétique d'un rêveur impénitent, méditant sur le passé qui aurait pu être, et achevant de tracer le fantasque filigrane de sa vie irréelle.

Jean Babelon,
(sans date)

  1. Elie Faure - Miguel de Cervantès

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