Aimé Césaire

Le petit matin d'Aimé Césaire
Aimé Césaire
Aimé Césaire

En 1944, jeunes gens en colère à Port-au-Prince (Haïti), où en étions-nous aux jours qui précédèrent l'arrivée d'Aimé Césaire dans notre vie ? Jusque-là on avait vécu en vase clos, dans un ghetto insulaire, une moitié d'île coupée de la Caraïbe et du monde, et mise atrocement en coupe réglée par les profiteurs de ses épreuves. On manquait d'idées et de livres capables d'éclairer notre révolte. Cheminant seuls, en temps de guerre mondiale, on avançait à tâtons dans le black-out étouffant de nos incertitudes.

En littérature, le Mouvement indigéniste de la fin des années 20 avait légué à notre génération les enseignements admirables de Jean Price-Mars, Jacques Roumain, Carl Brouard, Emile Roumer, Magloire Saint-Aude. Ils représentaient — avec ceux de Léon Laleau, Jean F. Brierre, Roussan Camille — l'essentiel du fonds de connaissances qui orientaient nos doutes, tempéraient nos angoisses, et nous laissaient quelque espérance de pouvoir un jour "descendre du cheval en sueur de nos contradictions historiques", selon un raccourci hardi du poète Georges Castéra fils.

Outre les écrits de nos aînés haïtiens, il y eût d'autres signes avant-coureurs du changement de cap qu'Aimé Césaire allait proposer à notre imagination. Un soir de 1942, Alejo Carpentier prononça dans un ciné une conférence sur les origines du réel merveilleux américain. Le futur auteur de Un royaume de ce monde, avec des exemples pris dans l'histoire d'Haïti qu'il découvrait, nous apprit à réévaluer la part considérable que le merveilleux occupe dans la structure psychologique et morale de la Caraïbe et de l'Amérique latine.

Peu de temps après la leçon d'Alejo Carpentier, on bénéficia du magistère intellectuel de Pierre Mabille. Esprit très proche du surréalisme et d'André Breton, il avait publié à Paris, dans les années 30, des livres d'une forte originalité: Le miroir du merveilleux, Initiation à la connaissance de l'homme, Egrégores ou la vie des civilisations. A ses yeux l'aventure surréaliste était bien plus qu'une tentative de renouvellement du romantisme européen, et notamment du rôle que celui-ci attribuait au sacré dans les relations humaines. Le surréalisme permettrait l'élaboration d'une anthropologie critique dans la voie d'une compréhension synthétique de l'histoire des sociétés.

Savant et visionnaire, Mabille trouvait des arguments à vous occuper le souffle, pour parler des réalités, des rêves, des savoirs et des civilisations de la planète. Sa capacité de survol des connaissances paraissait sans limites. Mabille nous prépara ainsi à rencontrer Aimé Césaire, à nous émerveiller de sa personne et des profondeurs de sa pensée, et à nous rouler par terre de jubilation à la découverte du poète génial du Cahier d'un retour au pays natal.

Près de cinquante ans après l'éblouissant effet-Césaire, le parcours de ce "contemporain capital" nous paraît l'un des plus exemplaires de l'intelligentsia mondiale du XXe siècle. Son oeuvre aura été le journal de bord de plusieurs générations d'Antillais et d'Africains. En nous invitant, en 1944, à réfléchir sur la poésie et la connaissance, à partir de Lautréamont, Rimbaud, Apollinaire, Breton, et à partir de sa propre expérience de poète et de penseur, il nous aura aidés à voyager en nous-mêmes, à la récupération du moi que la colonisation avait enfoui sous des épaisseurs de mensonges, de poncifs et d'idées reçues.

Le regard qu'Aimé Césaire jeta sur le passé des Haïtiens nous a permis de le redécouvrir dans sa vraie dimension épique. Il nous a délivrés d'une tare de l'historiographie haïtienne: la manie de diminuer un pour grandir un autre. Tantôt on rabaissait Toussaint Louverture pour porter aux nues J.J. Dessalines, peint sous les traits d'un sans paille dans son acier; tantôt on descendait en flammes Alexandre Pétion afin de mieux hisser sur le pavois son rival Henri Christophe. Aimé Césaire trancha d'un seul mot ce vain débat: au commencement de l'historie décoloniale, à l'échelle d'Haïti et du monde, il y a le génie de Toussaint Louverture. Ses intuitions firent monter à un étiage sans précédent le niveau de conscience de ses compagnons d'esclavage. Sans son articulation historique l'insurrection victorieuse des Noirs de Saint-Domingue (1791-1804) n'aurait pas été l'un des événéments majeurs des temps modernes.

En effet, le faux universalisme des idées de la Révolution française avait mis les droits de l'homme hors de la portée des Noirs. La famille humaine doit à Toussaint Louverture le premier effort, couronné de succès, d'universalisation des principes démocratiques de 1789.

L'histoire du droit et des idées politiques doit à Toussaint une autre contribution qui traduit l'exceptionnelle précocité de sa vision des choses de la décolonisation. La Constitution qu'il élabora et fit proclamer à Saint-Domingue, un siècle et demi avant le modèle britannique aux colonies, proposait à la France l'établissement d'un dans sa possession antillaise. Napoléon devait, à St. Hélène, regretter amèrement de n'avoir pas sauté sur l'occasion que lui offrait le leader noir de constituer, dès lors, un commonwealth à la française, ce qui eût représenté, en 1801, un progrès décisif de la justice, comme de la culture et de la liberté, dans les relations internationales.

Après l'historien, le dramaturge Aimé Césaire allait à son tour situer les expériences de notre pays à leur vraie place. Personne, avant La tragédie du roi Christophe n'avait mis un tel doigt de maître sur les vicissitudes dramatiques où l'histoire haïtienne s'est empêtrée au début du XIXe siècle; et où, jusqu'à nos jours, elle ne finit pas de se déprendre. La négritude qui en Haïti se mit debout pour la première fois continue d'échouer dans la mission de forger un Etat de droit, une société civile, une légitimité favorable à l'épanouissement d'une nation moderne digne de l'héritage louverturien.

A travers la métaphore élisabéthaine que lui inspira le sort des Haïtiens, c'est la tragédie générale des révolutions du siècle qu'Aimé Césaire devait analyser de façon magistrale. Il lançait un cri d'alarme en direction des chefs africains de mouvements de libération: Sékou Touré, Modibo Keita, Ben Bella, Cabral, Patrice Lumumba. Au-delà de l'Afrique combattante, l'avertissement de Césaire pouvait aussi être utile aux entreprises révolutionnaires conduites à la Mao, Ho Chi Minh, Che Guevara, Fidel Castro. Plus au-delà encore des soulèvements du , la parole prophétique de Césaire, à travers l'évocation d'un royaume noir des Caraïbes de 1820, préfigurait les naufrages contemporains des Staline, Ceausescu, Honecker, et tant d'autres despotes qui, sans daigner regarder aux principes de la démocratie, se sont, toute honte bue, livrés au plus terroriste détournement de rêve et d'espérance d'émancipation que connaisse l'histoire de l'humanité.

Aimé Césaire a rendu nos réalités plus intelligibles, en recourant à des thèmes à la fois spécifiques et universels. Son intelligence théorique, et sa force d'invention poétique, donnent toujours, dans l'essai comme sur la scène, une analyse approfondie des dynamiques complexes de la décolonisation. Il aura été le premier à souligner que le mouvement décolonial n'était pas une création irréversible. On pouvait s'attendre à voir des structures de l'ancien régime se reconstituer au sein de tout pays imparfaitement décolonisé. La conquête de l'indépendance ne mettrait pas automatiquement un peuple à l'abri des phénomènes de récurrence du colonialisme. Comme cela s'est passé en Haïti, d'entreprenants épigones noirs s'emploieraient, aussitôt les colons partis, à indigéniser avec rage les outillages mentaux et les méthodes d'oppression du temps de la colonisation.

De même, dès 1956, soit trente-trois ans avant l'effondrement du mur de Berlin, Aimé Césaire comprit qu'on n'avait rien de bon à attendre de l'URSS et du mouvement communiste international. Les pouvoirs, prétendument prolétariens, avaient accomodé à des réalités nouvelles les pires traditions du despotisme. A Moscou, Prague, Budapest, Varsovie, Bucarest, Tirana, (avant que la contagion totalitaire ne s'étende à Pékin, Hanoï, La Havane), ce que l'on entendait par "Révolution socialiste" n'était autre qu'un processus récurrent d'intériorisation des formes historiques les plus barbares d'assujettissement des peuples à la tyrannie d'un homme ou d'un Parti. Aux yeux d'Aimé Césaire le communisme "avait résussi la piteuse merveille de transformer en cuachemar ce que l'humanité a caressé pendant longtemps comme un rêve: le socialisme."

La rupture d'Aimé Césaire avec le PCF lui fournit l'occasion de rappeler à Moscou, comme au stalinisme à la française, que "la question coloniale ne peut être traitée comme une partie d'un ensemble plus important, une partie sur laquelle d'autres pourront transiger ou passer tel compromis qu'il leur semblera, eu égard à une situation générale qu'ils auront seuls à apprécier".

On trouve chez Aimé Césaire longtemps avant l'éclatement du pseudo-socialisme soviétique, les critiques les mieux fondées qu'on ait portées contre ses errements hors de l'Europe. Les griefs les mieux articulés qu'on ait formulés contre l'exportation de son dogme et de ses méthodes policières ont trait à son ignorance des singularités de l'histoire de l'Afrique subharienne et de la Caraïbe:

1) La lutte contre l'oppression "se circonstancie", se singularise, selon l'histoire, la culture, l'idiosyncrasie religieuse et psychologique de chaque famille de sociétés, en tenant compte également des conditions écologiques et géographiques.

2) La colonisation, en s'appuyant sur le mythe d'une que conditonneraient de prétendus facteurs , ajouta aux malheurs physiques du joug colonial une sorte de "difficulté d'être", un système de frustrations culturelles, qui ont rendu plus complexe la lutte des Noirs pour leur libération.

3) Le communisme s'est révélé incapable de comprendre ce double niveau de dévalorisation des hommes; d'identifier correctement les voies spécifiques du combat des Nègres; et moins encore il a saisi que la négritude était de tout autre nature que l'idéologie pseudo-révolutionnaire qui mobilisait le mouvement ouvrier européen.

La critique de Césaire ne se limita pas à relever le peu de place que les occupaient dans la stratégie européocentriste des PC, elle poussa l'analyse jusqu'à l'identification plus générale des tares qui devaient conduire le communisme à son fantastique échec. Parmi elles, Aimé Césaire ne pouvait manquer de retenir le trop bon marché que le marxisme à la soviétique a fait du drame intérieur des hommes. En voulant tout ramener, dans la vie en société, à la transformation des seules conditions matérielles, il avança sur la formation de des thèses qui faisaient cavalièrement l'impasse sur le sens du sacré dont a besoin de s'alimenter la part la plus intime de l'imaginaire humain chez l'individu.

Au lieu d'un aggrandissement des échelles du rêve et de la réalité, comme il nous est offert dans la pensée d'Aimé Césaire, sous ses formes soviétique, yougoslave, chinoise, vietnamienne, cubaine, la révolution socialiste a imposé au monde une parodie sinistre du message évangélique; une caricature carnavalesque de l'état de compassion et de solidarité qui aurait dû féconder la situation affective et morale des individus et des groupes sociaux. Elle s'est essoufflée jusqu'à l'extrême épuisement dans le traitement du petit nombre de vieux conflits qui continuent de torturer le coeur humain: le passage de l'enfance à l'âge adulte, la sexualité, la solitude, la peur du vieillisement et de la mort inéluctables, les énigmes du cosmos, les troubles appels du désir et de l'inquiétude, la disposition des êtres à jouir du mal et à souffrir du bien, et tant d'autres phénomènes mystérieux de la vie que le pouvoir ouvrier préféra traiter en qu'il abandonna aux bas-côtés des routes de l'Histoire.

Soumis au vibrion tragique de son déterminisme aux abois, le système stalinien s'empressa de délester l'envers énigmatique de la vie intérieure des gens pour porter le seul fardeau de son matérialiste règlement de comptes. L'oeuvre entière d'Aimé Césaire, dans ses divers registres, prend acte de l'incapacité du socialisme à faire éclore et prospérer la charge d'une nouvelle civilisation qui eût été en mesure de réussir une percée jamais vue dans la voie de la démocratie grâce à une synthèse du savoir le plus moderne et des grands élans spirituels hérités des religions et des anciennes sagesses dont l'or court en filigrane dans la pâte des cultures de la planète.

Aujourd'hui à quelle échelle peut-on mesurer l'oeuvre d'Aimé Césaire ? Sûrement pas à l'aune de la seule théorie de la négritude. Le lyrisme de Césaire, en effet, déborde l'étroitesse conceptuelle et les ambiguïtés que la notion de négritude doit à ses origines anthropologiques. Dans l'univers césarien, en prose comme en poésie, on a toujours affaire à une négritude que féconde la fraîcheur des sensations vécues. La grise théorie est vivifiée, transcendée, irriguée d'humour et de ses du sacré. Aimé Césaire sait à la perfection faire sauter les verrous et les instances sans grâce de l'idéologie. Son langage en effervescence est débarrassé de la fonction parodique où le carnaval de la plantation coloniale avait pendant longtemps confiné le bon usage que la femme et l'homme de la Caraïbe peuvent faire des langues créole et française. Chez le barde martiniquais poésie et connaissance jouent à la fois en virtuose accompli le grand jeu de nos particularismes nègres, et la belle aventure d'un universel humain enrichi de la bonne sève créole de nos singularités: l'île minuscule des Antilles et la vaste terre-patrie, l'ensoleillé chez-soi martiniquais et le des autres côtés de la mer, où l'on peut tout aussi bien , et écouter les trilles des rossignols de la poésie et de la liberté.

S'il fallait célébrer en Aimé Césaire, en compagnie de ses frères de race Léopold Sedar Senghor, Léon Damas, Alioune Diop, je dirais que leur éclatant mérite — et celui de la revue Présence Africaine qui fut longtemps leur tribune — est d'avoir maintenu l'anthropologie de la négritude dans une perspective seulement esthétique et morale. C'est d'avoir évité de l'ériger en idéologie d'Etat ou en opération politique à caractère messianique. Leur sagesse à l'africaine aura permis à tous ceux qui se reconnaissaient dans leur parole de faire l'économie des horreurs du pan-négrisme totalitaire à la Papa Doc Duvalier. On doit leur être reconnaissant de n'avoir pas profité de leur influence en Afrique et aux Antilles pour ouvrir avec la négritude une école écumante de haine: église de combat, mosquée armée jusqu'aux dents, temple vaudou (houmfor) où officierait l'oecuménisme terrifiant des tontons-macoutes de l'infamie universelle.

La montée en force des intégrismes et des nationalismes de tous bords montre le danger qu'eût représenté pour l'Afrique et la Caraïbe un programme d'émancipation articulé à l'absolu d'une "substance noire" qui, existant préalablement à l'histoire de nos peuples respectifs, en serait le développement à travers le temps de nos combats de décolonisation. Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor (tout comme Alioune Diop dans sa revue) devaient tenir notre soif de justice et de solidarité loin des bornes ethniques, religieuses, fondamentalistes, qui encombrent maintenant les veilles routes sans issue où le nationalisme et l'intégrisme sans foi ni loi emmènent leurs hordes d'excitateurs fanatiques faire du surplace historique.

Et que faîtes-vous de la violence qui est propre à la poésie et au discours décolonial d'Aimé Césaire ?

J'invite mon interpellateur à célébrer avec moi la violence de l'esprit d'enfance et du merveilleux, la violence de l'innocence et de la vérité. En effet, Aimé Césaire rejoint fraternellement le courant principal de la culture mondiale, quand son embrasement de poète fait à tout être humain le don généreux de la paix. C'est pourquoi il serait absolument vain de faire à Aimé Césaire un procès pour crime de lèse-créolité sous le prétexte que sa force d'émerveillement nous parvient dans une langue française de rêve. Césaire n'est-il pas la créolité plus le sens du sacré ? La créolité plus le drame historique des peuples noirs ? La créolité plus Arthur Rimbaud, Guillaume Apollinaire, André Breton, Paul Claudel; enfin la créolité en mouvement marin dans la "note éternelle" qui, selon Charles Baudelaire, soulève les grands états de poésie et de miséricorde avec à la fois le malheur et la beauté qu'il y a dans le monde!

A l'heure des mutations d'identité qui accompagnent la civilisation planétaire, le Commonwealth à la française qu'on finira par édifier existe déjà dans l'oeuvre du poète souverain de la Martinique "l'excitant moral" qui vivifie le soir d'une tendresse enceinte de son étoile du petit matin.

René Depestre,
01 juillet 1994

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Paris, mardi 19 mars 2024