Charles Baudelaire

Biographie
Charles Baudelaire
Charles Baudelaire

Poète français, Charles Baudelaire est né à Paris le 9 avril 1821 (Sa maison natale, détruite lors de la percée du boulevard Saint-Germain, s'élevait au 13 de la rue Hautefeuille). Il était issu du second mariage de Joseph-François Baudelaire (né à La Neuville-au-Pont, près de Sainte-Menehould, le 10 février 1758, mort le 10 février 1827 à Paris), peintre, ancien prêtre assermenté, puis chef des bureaux du Sénat, avec Caroline Archenbaut-Defays, ou Archimbaut-Dufays (née à Londres le 27 décembre 1793, morte à Honfleur le 16 août 1871, d'origine normande).

D'une première union, contractée en 1803 avec Jeanne-Justine-Rosalie Janin, François Baudelaire avait eu un fils, Claude-Alphonse, né en 1805, qui fit carrière de magistrat et dont la seule affinité avec son demi-frère fut de mourir comme lui à quarante-six ans de paralysie générale. La mère du poète, dès le 18 novembre 1828, épousait en secondes noces le commandant Jacques Aupick; l'enfant, puis l'homme ne se résignèrent jamais à l'intrusion de ce militaire sans souplesse (si ce n'est diplomatique, puisqu'il acheva sa carrière de général de division comme ambassadeur).

Les goûts artistiques du jeune Charles, déjà formés par des promenades dans les musées en compagnie de son vieux père, s'accrurent trop vite au gré de son subrogé-tuteur. Après de bonnes études au collège royal de Lyon, puis à Louis-le-Grand, il s'installe à la pension Lévêque-Bailly (11, place de l'Estrapade), où il connaît les poètes Ernest Prarond et Gustave Le Vavasseur, qui prennent avec lui leurs inscriptions à l'Ecole de droit.

Ses premiers vers déjà caractéristiques remontent à la dix-septième année: c'est le paysage orageux d'incompatibilité, rapporté des vacances de 1838, passées dans les Pyrénées. Deux ans plus tard, il s'éprend de la Juive Sarah, dite Louchette, et lui dédie des strophes d'un fougueux réalisme à la Pétrus Borel ("Je n'ai pas pour maîtresse une lionne illustre...") et, peut-être, la courte invective: "Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle", qui sera la plus ancienne des pages retenues dans Les Fleurs du mal. Alarmé par cet esprit d'indépendance, le général Aupick obtient du conseil de famille les subsides nécessaires à l'embarquement de son beau-fils sur le "Paquebot des mers du Sud", qui devait appareiller de Bordeaux le 9 juin 1841 pour Calcutta. Ce voyage de dix mois, entrepris sans enthousiasme, allait profondément marquer le tempérament de celui qui, à côté de Leconte de Lisle, pourra provisoirement passer pour l'un des maîtres de la poésie exotique. Il en rapporte du moins l'ébauche de L'Albatros et le gracieux sonnet À une Créole, inspiré par la femme de son hôte à l'île Maurice et qui sera le premier poème imprimé sous son nom, quatre ans plus tard.

La rencontre de Jeanne Duval dut avoir lieu peu de temps après son retour en France, sur les planches d'un petit théâtre du quartier Latin, où il assistait à la représentation d'un vaudeville, Le Système de mon oncle, en compagnie de Félix Tournachon, qui allait s'illustrer comme aéronaute et photographe sous le nom de Nadar. Liaison plus que charnelle qui, bien que traversée d'épreuves diverses, de brouilles, de disputes, durera toute la vie du poète et a laissé dans son oeuvre un sillage décisif.

Quant aux débuts poétiques et littéraires de celui-ci, ils sont encore discutés: outre des collaborations anonymes dont l'attribution à Baudelaire est douteuse, on peut citer une chanson écrite en commun par Baudelaire et Le Vavasseur, mais non signée (Un soutien du valet de trèfle, 1841). Baudelaire, qui signe alors Baudelaire-Dufays, élit domicile dans l'île Saint-Louis, d'abord quai de Béthune, puis, après un bref passage rue Vaneau, quai d'Anjou, à l'hôtel Pimodan. De cette année 1842 datent ses premières connaissances littéraires et artistiques: Théophile Gautier, Théodore de Banville, Sainte-Beuve (à qui il écrira bientôt une belle épître en vers pour se placer sous l'égide de Joseph Delorme et d'Amaury, le protagoniste de Volupté), Fernand Boissard de Bois-Denier et Emile Deroy, jeunes peintres de grand talent, morts prématurément, et dont le second a peint du beau dandy une effigie vigoureuse et séduisante.

Sous les lambris dorés de la vieille demeure des Lauzun lui apparaît pour la première fois Apollonie Sabatier, dont il fera "la Muse et la Madone" dans le premier chapitre des Fleurs du mal, juste après la guirlande vouée à la Vénus noire, son mauvais ange. L'année suivante voit paraître un recueil simplement intitulé Vers, sous les noms obscurs de Le Vavasseur, Prarond, Argonne, recueil auquel Baudelaire devait primitivement collaborer. Si nous en croyons les souvenirs de Prarond, une vingtaine des pièces qui devaient appartenir aux Fleurs du mal étaient composées, sinon dans leur forme définitive, dès cette même année 1843.

Le jeune poète, à qui, lors de sa majorité, l'héritage de son père (75.000 francs) avait été remis, commence de l'écorner assez sérieusement pour donner à sa famille de nouvelles inquiétudes: vie fastueuse, raffinements vestimentaires, acquisition de tableaux, de beaux livres qu'il fait revêtir de somptueuses reliures, mais, surtout, entretien d'une maîtresse en titre, de race à tout le moins quarteronne... Le général coupe court à ces folies en convoquant le conseil de famille, qui désigne un conseil judiciaire, Narcisse-Désiré Ancelle (septembre 1844). Ancelle, notaire à Neuilly, brave homme totalement fermé à la littérature, s'acquitta de sa tâche avec les plus louables scrupules mais sans perdre un instant de vue l'intérêt du patrimoine. La correspondance du poète porte un témoignage presque quotidien des tortures qui lui furent ainsi imposées pendant les vingt-deux années qui lui restaient à vivre au cours desquelles, malgré la misère, la maladie, les dettes, la faim souvent, il put néanmoins "par un décret des puissances suprêmes" et contre les persécutions des sots, édifier une oeuvre sublime.

Sa première publication, signée Baudelaire-Dufays, est Le Salon de 1845, plaquette de soixante-douze pages; parue en avril de la même année, elle passe naturellement inaperçue, sauf des jeunes chroniqueurs (Auguste Vitu, Marc Fournier), qui surent y déceler déjà un grand esthéticien, continuateur de Diderot et Stendhal. Quelque temps auparavant et un mois après, quatre sonnets sont imprimés dans L'Artiste — que dirigeait Arsène Houssaye, le futur dédicataire du Spleen de Paris —, trois sont signés Privat d'Anglemont (sont-ils de Baudelaire comme on l'a dit ?), l'autre Baudelaire-Dufays, À une Créole.

Le jeune critique continue d'essayer négligemment sa plume dans les petites gazettes; après avoir donné comme de son cru la traduction d'une nouvelle médiocre de Croly, trouvée dans un keepsake, Le Jeune Enchanteur, il publie deux brillants essais de morale ironique: Choix de maximes consolantes sur l'amour et Conseils aux jeunes littérateurs. Puis, en mai 1846, c'est un second Salon, où sa maturité, sa perspicacité s'accusent, où sa doctrine infaillible s'impose; Delacroix y est mis au premier rang des peintres de tous les âges, Horace Vernet plus bas que terre. Il annonce enfin son volume de vers, Les Lesbiennes, et un troisième traité de morale qui ne fut jamais écrit: Le Catéchisme de la femme aimée.

Mais voici le moment où Edgar Poe est révélé au public français par de honteux démarquages anonymes ou de détestables adaptations. Tandis que le Bulletin de la Société des Gens de Lettres vient d'insérer La Fanfarlo, le seul conte que Baudelaire ait jamais composé, petit chef-d'oeuvre d'analyse autobiographique, à mi-chemin entre Mérimée et Balzac, notre poète lit en feuilleton une traduction honnête du Chat noir par Isabelle Meunier (janvier 1847). C'est de cette lecture, selon Charles Asselineau, l'un de ses meilleurs amis et son premier biographe, que partirent son enthousiasme pour l'auteur de Ligeia et du Corbeau et son dessein de le traduire. Cette tâche, à la fois fervente, appliquée et, du reste, relativement lucrative, se poursuivra dix-sept ans; elle demeure un des plus beaux titres de gloire et d'amour fraternel que jamais poète ait assumés.

Quelques mois plus tard, sur la scène de la Porte-Saint-Martin, où l'on joue un mélodrame inspiré de Mme d'Aulnoy, Marie Daubrun lui apparaît sous les traits de la Belle aux Cheveux d'Or; cette fille ravissante inspirera quelques-uns des plus purs poèmes d'amour des Fleurs du mal, dont l'Invitation au voyage et Chant d'automne; liaison intermittente mais tendrement sincère, qui durera quelque dix ans, jusqu'au jour où Banville supplantera son vieil ami dans les faveurs de la "madone".

Les journées de février 1848 fournissent au jeune dandy l'occasion de montrer son esprit d'indépendance et sa sympathie gentiment méprisante pour les bouleversements sociaux ou politiques; on le voit sur les barricades, armé d'un fusil tout neuf, coiffé d'un chapeau tromblon et ganté de frais; on lit même son nom parmi les rédacteurs d'une petite feuille pamphlétaire, Le Salut public, où quelques colonnes peuvent être de son encre au vinaigre... Mais il revient vite aux affaires sérieuses: le premier texte traduit de Poe, Révélation magnétique, paraît dans une revue républicaine et fouriériste: La Liberté de penser. On ne voit sa signature qu'une fois en 1849 (simple réimpression de La Fanfarlo). Il travaille à naturaliser son grand homme, qui, à ce moment même (5 octobre), trouve une mort atroce, ignominieuse pour ses compatriotes, à Baltimore.

Au début de 1850, les poèmes sont copiés par un calligraphe; le titre des Lesbiennes est abandonné, comme trop voyant peut-être, en tout cas comme en majeure partie inexact (Jeanne Duval n'a inspiré ou n'inspire tout de même qu'une vingtaine de pièces sur cent); ce sera Les Limbes, étiquette pâlotte, mais où la théologie de l'auteur trouvait son compte. C'est elle que Baudelaire adopte encore en tête de onze sonnets, qui forment un feuilleton du Messager de l'Assemblée, en avril 1851; cette feuille avait déjà accueilli, un mois plus tôt, l'étude intitulée Du vin et du haschich comparés comme moyens de multiplication de l'individualité, première mouture d'un chapitre des futurs Paradis artificiels, et résultat d'une expérience sans lendemain, tentée à l'hôtel Pimodan, où le Club des Haschichins tenait ses séances.

L'année 1852 se montre fertile en événements, non seulement pour Baudelaire, mais pour Leconte de Lisle, qui donne ses Poèmes antiques (et avec qui notre poète entretiendra des rapports cordiaux quoique distants et partagera une profonde antipathie pour les élégiaques, Musset en tête), et pour Gautier, qui rassemble ses Émaux et Camées; c'est à celui-ci, son aîné de dix ans mais le seul poète qu'il tutoie, que seront dédiées, avec l'ex-dono pompeux et surprenant que l'on sait ("Au parfait magicien ès lettres françaises..."), Les Fleurs du mal; en attendant, c'est vraisemblablement cette année-là qu'il lui adresse deux paquets de poèmes en le chargeant de les caser dans les revues où le bon Théo est en cour ("Protège-moi ferme !" dit le billet joint aux manuscrits dont nous possédons une partie, dans des versions très différentes du texte futur).

En mars-avril, une grande étude sur Edgar Poe, état primitif des notices qui figureront en tête des deux recueils d'Histoires extraordinaires, sort dans La Revue de Paris. Et c'est fin 1852 qu'Apollonie Sabatier, chez qui il dîne depuis deux ans tous les dimanches avec Flaubert, Gautier, Sainte-Beuve, Maxime Du Camp, Reyer, Houssaye..., reçoit la première épître amoureuse de Baudelaire, non signée, d'une écriture contrefaite et accompagnée des strophes les plus audacieuses, À une femme trop gaie (si audacieuses qu'elles seront, en 1857, l'une des pièces proscrites). Il est d'ailleurs très plausible que ce poème ait d'abord été destiné à Marie Daubrun, qui, dans le ballet des Fleurs animées d'après Granville, portait des toilettes aux "retentissantes couleurs"; alors que celle que ses commensaux appelaient la Présidente se vêtait sobrement, en bonne demi-mondaine soucieuse de sa respectabilité. Ce fut une passion soudaine, partagée, mais sans lendemain, si ce n'est l'admirable litanie dite "à la nouvelle madone" et qui trouvera place entre le "cycle de la Vénus noire" et le "cycle de la Femme aux yeux verts" (Marie Daubrun); cependant, ils restèrent amis, sans rancoeur, sinon sans regrets.

La traduction des oeuvres de Poe se poursuit assez régulièrement; quelques spécimens en voient le jour dans les périodiques, dont Le Corbeau; un éditeur, Victor Lecou, accepte de publier un volume; mais le malheureux traducteur, harcelé par ses créanciers, chassé par sa logeuse faute de paiement du loyer, égare son manuscrit et se voit contraint de recommencer la besogne ! Au début de 1854, il écrit longuement à Tisserant, acteur à la Gaîté, pour lui exposer un projet de drame populaire, L'Ivrogne, où Marie Daubrun obtiendrait le premier rôle; de cette tentative, il ne reste qu'un canevas très sommaire et les strophes du Vin de l'assassin, de composition plus ancienne. Six mois après, Le Pays, "journal de l'Empire", entame la publication des Histoires extraordinaires; le premier feuilleton s'ouvre sur une magnifique lettre-dédicace à Maria Clemm, tante et belle-mère d'Edgar Poe.

L'année 1855 va être fertile en manifestations décisives; c'est celle de la grande Exposition universelle, ouverte le 15 mai et qui marqua l'apogée de la puissance française; Baudelaire y est chargé de rendre compte des salons de peinture: Le Pays, où la série des trente-cinq nouvelles d'Edgar Poe venait de se clore, insère trois études magistrales, Méthode de critique, Eugène Delacroix et Ingres; elles attestent la puissance, la profondeur, l'acuité des jugements de celui qui ne s'est jamais trompé dans le choix des valeurs durables, ni sur la caducité de tout art entaché d'une préoccupation utilitaire; c'est dans le préambule que Baudelaire exprime définitivement sa théorie antiprogressiste et déclare que le "progrès indéfini" est "un mode de suicide incessamment renouvelé".

Mais, poétiquement parlant, le grand événement de 1855 demeure la première impression du titre, désormais flamboyant, Les Fleurs du mal, dans le fascicule du 1er juin de La Revue des Deux Mondes, en tête des dix-huit poèmes appartenant à toutes les manières de l'auteur et dont le premier, Au lecteur, sera maintenu comme prologue dans le volume complet. Rappelons que cette trouvaille n'est pas due à Baudelaire, qui tenait toujours pour Les Limbes faute d'un meilleur symbole, mais à son ami le romancier et chroniqueur Hippolyte Babou.

Au cours des mois qui suivirent parurent encore deux des plus beaux poèmes en prose dans un recueil collectif intitulé Fontainebleau (hommage à Denecourt, défricheur de la forêt), le subtil essai De l'essence du rire — préfiguration du Rire de Bergson — et une excellente esquisse du célèbre artiste dramatique Philibert Rouvière.

Une seule publication importante est a signaler en 1856, celle du premier tome des Contes du grotesque et de l'arabesque. Baudelaire réservait alors le meilleur de son activité à parfaire et à classer ses poèmes, en vue de l'édition de son grand livre, qu'Auguste Poulet-Malassis, chartiste, bibliophile éminent et imprimeur à Alençon, consentait à prendre en charge. Une longue et minutieuse correspondance s'engage en vue de régler la présentation, l'établissement du texte et mille détails typographiques. Les Fleurs du mal sortent enfin des presses et sont annoncées le 11 juillet 1857, bien que le service en soit fait depuis quelques jours. Un libelle aussi virulent que stupide, d'un certain Gustave Bourdin, dans Le Figaro, déchaîna les "foudres" de la justice. Malgré un article très élogieux d'Edouard Thierry dans Le Moniteur (le Journal officiel de l'Empire) — ceux de Jules Barbey d'Aurevilly et Charles Asselineau ayant été censurés — et la plaidoirie très noble de Me Chaix-d'Est-Ange, la sixième chambre correctionnelle, par arrêt du 20 août, sur un réquisitoire du procureur impérial Ernest Pinard, condamne Baudelaire et son éditeur à 300 et 200 francs d'amende pour "outrage à la morale publique et aux bonnes moeurs", ainsi qu'à la suppression de six poèmes (Le Léthé, Les Bijoux, Femmes damnées, Lesbos, À celle qui est trop gaie, Les Métamorphoses du vampire). Ce jugement n'a été cassé par la Cour suprême que le 31 mai 1949 (mais, pratiquement, toutes les éditions des Fleurs du mal, depuis I911, contiennent les pièces condamnées).

Les trois années suivantes ne sont guère marquées que par la publication de la traduction des Aventures d'Arthur Gordon Pym, roman d'Edgar Allan Poe, d'abord imprimé dans Le Moniteur; par des études sur le haschich, sur la caricature, dans les revues; et par une importante monographie, Théophile Gautier, où Baudelaire trace, en réalité, son propre portrait en tant que poète conscient et soucieux de son art. Il faut cependant signaler le tirage en placards, à Honfleur, du Voyage (suivi de L'Albatros). C'est le dernier en date des grands poèmes qui compléteront, dans la seconde édition des Fleurs du mal, le livre mutilé par la justice impériale.

Après Les Paradis artificiels, livre inégal mais magnifique, bien qu'en partie emprunté à Thomas De Quincey, Baudelaire donne tous ses soins aux nouvelles Fleurs, qui passent vite de six à vingt, pour atteindre finalement le chiffre de trente-cinq. La présentation de 1861, où presque tous les poèmes de 1857 sont remaniés, accroît la renommée d'un jeune maître, que Swinburne, son premier et glorieux disciple, saluera d'un retentissant dithyrambe. Peu après, c'est le savant et courageux panégyrique de Richard Wagner et Tannhäuser, où le génie méconnu prend la défense du génie bafoué et fait honte à ses compatriotes. Ses rancoeurs, il va commencer, au même moment, de les déverser dans un traité qu'il veut terrible et qu'il intitule déjà Mon coeur mis à nu. Tel qu'il nous est parvenu, sous forme de notes éparses, c'est là son vrai testament de poète, d'homme souffrant et de profond mystique. Toutefois, la notoriété dont il jouit le pousse à un geste inattendu: il se présente au fauteuil académique de Lacordaire. Candidature jugée par les uns (Vigny, Flaubert) légitime, par les autres (le prudent et jaloux Sainte-Beuve) inopportune, par beaucoup de petits chroniqueurs, intempestive, sinon scandaleuse, et finalement retirée avant le scrutin (février 1862).

Quelques mois plus tard, Arsène Houssaye accepte d'insérer dans La Presse les vingt premiers Petits poèmes en prose, précédés d'une lettre-dédicace à son nom. Cet autre chef-d'oeuvre lyrique ne verra le jour qu'à titre posthume, aucun éditeur n'en ayant voulu du vivant de l'auteur, malgré un article pertinent de Banville. En 1863, Baudelaire donne ses deux derniers grands morceaux de critique d'art: L'Oeuvre et la vie d'Eugène Delacroix (mort en août) et Le Peintre de la vie moderne (Constantin Guys, qui lui doit toute sa gloire).

Puis, brusquement, en avril 1864, las de l'imperméabilité de la France à des valeurs par trop hardies, il part pour Bruxelles, où son ami Malassis s'est déjà mis à l'abri de ses créanciers et où il espère trouver plus de liberté, plus de loisirs et même un éditeur pour ses oeuvres anciennes ou inédites. Amère déception, dès son arrivée; plusieurs conférences sur Delacroix, Gautier, les paradis artificiels, au Cercle des Arts, n'ont aucun succès. Un voyage à Anvers, Malines, Bruges, Liège, Gand a pour résultat l'accumulation de notes volumineuses en vue d'un pamphlet contre la Belgique, où il voit une caricature de la France; mais c'est surtout les Bruxellois qu'il fustige d'une plume cruelle dans ces pages tantôt justes, tantôt outrées, que, naturellement, aucune firme française n'acceptera d'imprimer, et qui ne seront d'ailleurs jamais mises au point. À la publication d'Eurêka, puis des Histoires grotesques et sérieuses, traduits d'Edgar Poe, de quelques nouveaux admirables chapitres du Spleen de Paris (titre définitif des poèmes en prose), succèdent deux courtes fugues à Paris et à Honfleur, chez sa vieille mère toujours aimée et torturée, sa seule joie et son remords quotidiens.

Le 4 février 1866, Baudelaire, accompagné de son nouvel ami Félicien Rops et de Poulet-Malassis, fait une chute lors de sa visite de l'église Saint-Loup à Namur: première atteinte grave de la paralysie générale, bientôt suivie d'une attaque d'hémiplégie et de la perte de la parole. Le transfert dans une clinique religieuse de Bruxelles coïncide avec les publications presque simultanées d'une livraison du Parnasse contemporain, dirigé par Catulle Mendès et qui contient les Nouvelles Fleurs du mal (dont l'auteur a encore pu corriger les épreuves), et des Épaves de Charles Baudelaire, clandestinement imprimées par le fidèle Malassis (les pièces condamnées en sont le meilleur chapitre). Le 1er juillet, le pauvre infirme, dont l'intelligence demeure intacte, est ramené à Paris par Mme Aupick et le peintre Alfred Stevens. Admis à la maison de santé du docteur Duval, rue du Dôme, il y connaîtra une agonie d'un an, soigné avec un dévouement absolu par sa mère, enfin consciente du génie de l'enfant prodigue, et entouré de ses meilleurs amis, Nadar, Banville, Leconte de Lisle, Asselineau, Mme Paul Meurice, qui lui apportera la consolation de la musique wagnérienne. Charles Baudelaire est enfin délivré de "la vie, de l'insupportable vie" le 31 août 1867; il avait demandé et reçu les sacrements en pleine lucidité. Service à Saint-Honoré-d'Eylau et inhumation à Montparnasse, aux côtés du général Aupick (mort le 27 avril 1857), le 2 septembre; allocutions belles et déchirantes d'Asselineau et Banville.

Un an après, Michel Lévy, qui avait obstinément repoussé les offres de l'auteur, commence l'édition (préfacée par Gautier et corrigée par Banville et Asselineau) des Oeuvres complètes en sept volumes, une fois racheté les droits pour la somme de 1.500 francs.

Yves-Gérard Le Dantec,
01 octobre 1993

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