René Daumal

Biographie
René Daumal
René Daumal

Né à Boulzincourt, dans les Ardennes, le 16 mars 1908, René Daumal aborde dès quinze-seize ans l'exploration des limites, entre veille et sommeil, entre vie et mort, en faisant "toutes sortes d'expériences pour voir, avec des camarades — sujets brillants au lycée, mais un peu détraqués — alcool, tabac, noctambulisme, etc", essayant par exemple "de s'asphyxier pour étudier comment disparaît la conscience et quel pouvoir j'ai sur elle".

Outre le goût potache pour les canulars — ils se nomment entre eux "Phrères simplistes" et invoquent Saint Pliste —, c'est aussi une vive passion pour la poésie qui unit d'emblée René Daumal, Roger Vailland, Robert Meyrat et Roger Gilbert-Lecomte. Suivant Arthur Rimbaud et Gérard de Nerval, qu'ils vénèrent, il comprennent la poésie moins comme pratique littéraire que comme attitude fondamentale face à l'existence, soucieuse d'en percer le mystère et même d'en franchir les limites connues par le moyen de ce qu'ils nomment alors "la métaphysique expérimentale".

En 1925, René Daumal prépare l'École Normale Supérieure au lycée Henri-IV à Paris, où il a pour professeur le philosophe Alain. Il continue à correspondre avec Roger Gilbert-Lecomte, resté à Reims et auquel il rend compte de ses lectures multiples, occultistes, théosophiques, mystiques, et de ses rencontres avec des opiomanes. Après son échec à l'ENS, il entreprend une licence de philosophie à la Sorbonne et écrit l'un de ses premiers textes, Mugle (édition posthume en 1978).

De nouvelles amitiés — le peintre tchèque Joseph Sima, André Rolland de Renéville, Joseph Cramer — font naître le projet d'une revue qui servirait d'organe à ce groupe de jeunes écrivains, artistes et philosophes. René Daumal venait de lire avec admiration les numéros 3 et 4 de La Révolution Surréaliste dont Antonin Artaud, éphémère directeur, avait écrit un grand nombre de textes.

Puisque l'appel à la révolte était lancé, il fallait y répondre, mais en mettant en avant d'autres idées que celles des Surréalistes et sans se laisser annexer par eux. La revue, qui devait initialement s'intituler La Voie, paraît finalement en juin 1928 sous le titre Le Grand Jeu. Elle n'eut que trois numéros. Un quatrième, achevé et destiné à paraître en 1932, ne put être imprimé faute d'argent.

Comme dans La Révolution Surréaliste, chaque numéro du Grand Jeu rassemblait des essais programmatiques illustrant les positions du groupe, des enquêtes, des textes en prose ou des poèmes de chacun des membres. Les illustrations, dessins ou photographies, étaient de Joseph Sima, André Masson, Maurice Henry, Man Ray et Artür Harfaux. René Daumal y donna quelques-uns des poèmes de son premier recueil, Le Contre-Ciel (1936).

Le Grand Jeu, qui est plus qu'une revue, entend définir une tendance fondamentale commune à tous les membres du groupe. Dès l'avant-propos du premier numéro, Gilbert-Lecomte annonçait: "Le Grand Jeu est irrémédiable; il ne se joue qu'une fois. Nous voulons le jouer à tous les instants de notre vie. C'est encore à qui perd gagne. Car il s'agit de se perdre. Nous voulons gagner. Or le Grand Jeu est un jeu de hasard, c'est-à-dire d'adresse, ou mieux de grâce: la grâce de Dieu, et la grâce des gestes." La recherche de la pureté, qui seule permet la réceptivité entière, le souci de l'authenticité, qui exige une constante remise en question de tout, constituent les principes de ce qui ressemble fort à une mystique, mais à une mystique qui refuse le carcan des religions.

Dès 1929, André Breton propose à René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte de former avec les Surréalistes un mouvement unique en raison de la convergence de leurs options révolutionnaires et politiques. La réponse que lui adresse Daumal reflète l'idéalisme quelque peu hautain que partageaient les membres du Grand Jeu: "Si bien qu'aujourd'hui j'irais vers vous pour me livrer à vos petits jeux de société, à ces dérisoires et piétinantes recherches vers ce que vous nommez improprement le surréel ? Pour les trouvailles divertissantes du Cadavre exquis, de l'écriture automatique seul ou à plusieurs, je laisserais tout l'appareil technique que le Grand Jeu travaille à construire et auquel chacun de nous apporte sa part de ressources ! Nous avons, pour répondre à votre science amusante, l'étude de tous les procédés de dépersonnalisation, de transposition de conscience, de voyance, de médiumnité; nous avons le champ illimité (dans toutes les directions mentales possibles) des yogas hindous; la confrontation systématique du fait lyrique et du fait onirique avec les enseignements de la tradition occulte (mais au diable le pittoresque de la magie !) et ceux de la mentalité dite primitive... et ce n'est pas fini." (Le Grand Jeu, numéro 3, 1930).

René Daumal n'en est pas moins confronté au sein du groupe à des dissensions qui tiennent pour l'essentiel à la difficulté de concilier son adhésion toute intellectuelle au matérialisme dialectique, que le contexte politique de l'époque rend de plus en plus exigeante, et les préoccupations spirituelles vers lesquelles le portent ses intérêts les plus profonds. Le Grand Jeu se disloque et Daumal, souvent malade, en proie à des crises de découragement, cherche alors dans l'enseignement d'Alexandre de Salzmann, un élève de Georges Gurdjieff, les moyens de poursuivre sa recherche spirituelle. Sous l'influence de Salzmann, il se consacre à l'étude des sources de la pensée orientale et apprend le sanscrit pour accéder aux textes védiques sacrés et profanes. Il atteindra rapidement une grande compétence dans cette langue, au point de lui consacrer un ouvrage, La Langue sanscrite: grammaire, poésie, théâtre (édition posthume publiée en 1985 par son frère, Jack Daumal, et la Société des amis de René Daumal).

Ses études sur la culture et les grands textes hindouistes l'occuperont d'ailleurs jusqu'à sa mort, et sa traduction du Nâtya-Câstra (Éditions Gallimard, 1970) laissera sa trace dans Le Théâtre et son double, ouvrage écrit également entre 1931 et 1933 dans lequel Antonin Artaud fait l'éloge du théâtre oriental. Les compétences acquises dans ce domaine permettront à René Daumal d'être, en 1932, le secrétaire de la troupe des danseurs sacrés d'Uday Shankar.

Mais le véritable centre de sa réflexion, à cette époque, reste l'enseignement de Salzmann, que Jeanne de Salzmann, après la mort de son mari, continue à transmettre au poète ainsi qu'à son épouse Véra. Cette soumission volontaire à une doctrine qui, par-delà Salzmann, devait beaucoup à Gurdjieff, est sans doute déconcertante de la part d'un homme qui, jusqu'alors, avait toujours pourfendu les idéologies fumeuses. N'écrivait-il pas dans une de ses Lettres à ses amis: "Tout ce qu'on adore est cadavre, sauf Dieu [...]. C'est pourquoi je dis: mon corps est mort, ma voix est morte; toute science est cadavre, toute oeuvre est un cadavre" ?

Mais cet enseignement, visant essentiellement à la maîtrise du corps, des instincts et de l'intellect sous le contrôle du maître, l'aide à trouver son équilibre et à jeter un regard critique sur ses erreurs passées. Un roman, La Grande Beuverie (1939), est le fruit de l'examen sans complaisance de ses illusions de jeunesse et des impostures littéraires dont il a été victime ou témoin. Avec une verve qui doit plus à la 'Pataphysique qu'à l'ésotérisme, il y dénonce les paradis artificiels, qu'il s'agisse de la drogue à laquelle son ami Gilbert-Lecomte s'était abandonné, ou de toutes les formes d'évasion banale et d'activisme vain comme les pratiquent "Pwatts", "Ruminssiés" et "Kirittiks". Les philosophies orientales elles-mêmes n'échappent pas à l'éreintement.

Pourtant, chez ce dialecticien, la phase de la démolition ne fait que préparer une initiation plus constructive. La voie permettant d'atteindre à la connaissance de soi devait faire l'objet du Mont Analogue (édition posthume, 1952), conte philosophique et allégorique que Daumal, rattrapé par la tuberculose dont il souffrait depuis plusieurs années, laissa inachevé. Grand marcheur, passionné d'altitudes, l'auteur imagine dans ce roman l'ascension d'une montagne plus haute que toutes les autres, mais située dans un continent invisible, bien que réel. L'équipe d'alpinistes qui s'est constituée autour du professeur Sogol (anagramme deLogos) doit d'abord admettre la réalité de ces sommets insoupçonnés et en reconnaître la position avant de s'y risquer. Pour l'ascension proprement dite, elle devra renoncer à son matériel et s'engager sans aucune des garanties habituelles. C'est l'humilité du maître, saisi de doute et avouant ses faiblesses qui permettra au groupe d'acquérir un "peradam", petite pierre scintillante de vérité, seule monnaie en usage sur ces hauteurs. Le roman devait raconter ensuite l'abandon des "dégonfleurs", ces faux chercheurs dont la curiosité ou la cupidité ne résiste pas aux premières difficultés sérieuses.

L'ascension du Mont Analogue, comme la traversée du désert que raconte Farid Attar dans Le Langage des oiseaux, ne se fait pas d'une seule traite: on progresse de refuge en refuge et les alpinistes ont à coeur, avant de quitter le refuge, de préparer ceux qui doivent venir l'occuper à leur place. L'ascension n'est pas le symbole d'une quête individuelle, mais d'un enseignement que l'on partage dans l'espoir que d'autres pourront aller plus haut. L'inachèvement du récit ne permet pas de dire si Daumal croyait à la possibilité de parvenir au sommet et de s'y maintenir. Bien qu'il paraisse souvent juger l'entreprise désespérée, elle n'en est pas moins utile, selon lui, comme l'avaient été les expériences de métaphysique concrète de son adolescence: "On monte, on voit. On redescend, on ne voit plus; mais on a vu. Il y a un art de se diriger dans les basses régions, par le souvenir de ce qu'on a vu lorsqu'on était plus haut. Quant on ne peut plus voir, on peut du moins encore savoir..." (Cité par Jean Biès, René Daumal, Éditions Seghers, 1973). Constamment sous-tendu par l'allégorie, ce récit est aussi une description très juste des péripéties d'une ascension en haute montagne. Grâce à cette forme d'imagination précise et concrète, qui est aussi celle de Joseph Conrad et de Franz Kafka, René Daumal aurait pu offrir avec Le Mont Analogue un grand mythe moderne.

Pendant la guerre, afin de soigner ses poumons de plus en plus atteints, Daumal séjourne longuement dans les Alpes et les Pyrénées. Sa connaissance de la tradition hindoue lui vaut l'amitié de Lanza del Vasto, tandis que son activité poétique est relancée par les collaborations que lui demande Max-Pol Fouchet pour diverses revues. Jusqu'à sa mort, le 21 mai 1944, il cherche à faire partager le déracinement radical, la certitude abrupte de "l'Expérience fondamentale" qui fut au centre de sa vie et de sa création.

Michel Collomb,

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Paris, jeudi 28 mars 2024