Alain

Biographie
Alain
Alain

Philosophe français, Alain — pseudonyme d'Émile-Auguste Chartier — est né à Mortagne-au-Perche (Orne) le 13 mars 1868.

Fils d'un vétérinaire, il a une enfance banale; elle «ne fut que bêtise», a-t-il écrit lui-même. Alors qu'il est élève au collège d'Alençon, il perd la foi, sans toutefois connaître la moindre crise spirituelle. Il ne brille alors que dans les mathématiques, et songe à entrer à Polytechnique, mais, après un échec au baccalauréat sciences, il décide de préparer l'École Normale supérieure au futur lycée Michelet de Vanves. Il y a pour professeur de khâgne Jules Lagneau, à l'origine de sa vocation philosophique et auquel il doit son rationalisme. Sous son nom d'Émile Chartier, il lui consacrera une série d'articles, Souvenirs concernant Jules Lagneau.

Entré tard à Normale, en 1889, à vingt et un ans, Alain y affirme son caractère indépendant. Il prend vivement parti contre les maîtres vénérés de l'époque: Charles-Augustin Sainte-Beuve, Ernest Renan, Hippolyte Taine, Ferdinand Brunetière et, appliquant déjà sa méthode de lecture intégrale des grands textes, se nourrit de Platon, d'Aristote, d'Auguste Comte et surtout d'Emmanuel Kant qu'il proclame l'«irréprochable maître d'école».

Il débute dans le professorat en 1892, après son agrégation de philosophie. En 1903, il publie, sous le pseudonyme de Criton, Six Dialogues philosophiques entre Eudoxe et Ariste dans la Revue de Métaphysique et de Morale. La même année, il est nommé professeur de lycée à Lorient.

Il participe pour la première fois, dans le contexte agité de l'affaire Dreyfus, à une université populaire. Collaborant dès cette époque à divers journaux locaux, il entame une carrière de journaliste politique qui le conduit à décider de prendre le pseudonyme d'Alain, «pour [se] cacher [et pour] couvrir de ce pavillon toute la philosophie dont [il était] capable». En 1906, il commence, pour le journal La Dépêche de Rouen, la si féconde série des Propos d'un Normand — quelque trois mille articles au total qui devaient, selon lui, «relever l'entrefilet au niveau de la métaphysique» — publiés quasi quotidiennement, où, à propos de n'importe quel fait divers, d'impressions de rues, de promenades dans la campagne, de lectures, il révèle sa vigueur de moraliste.

Sa collaboration à des revues érudites l'ayant fait remarquer, il est appelé à Paris. À partir de 1909 et jusqu'en 1933, il est chargé des cours de philosophie au collège Sévigné et au lycée Henri-IV, dans la classe préparatoire à Normale. Il continue parallèlement d'enseigner dans les universités populaires.

Au moment de la Première Guerre mondiale, bien que non mobilisable, Alain exige de partir aux armées mais refuse un grade supérieur à celui de sous-officier. Il fait l'expérience de la guerre comme artilleur. Pendant ses moments libres, il écrit le Système des beaux-arts et Mars ou la Guerre jugée, qui seront publiés en 1920 et 1921.

Blessé à la jambe, réformé et démobilisé en 1917, Alain reprend ses cours qui l'imposent non seulement à ses élèves — dont beaucoup se feront un nom et proclameront leur dette à l'égard du philosophe — mais aussi à un public cultivé de plus en plus large. À partir de 1920, ses disciples publient une feuille hebdomadaire contenant ses Libres propos, lesquels paraissent également dans d'autres revues, en particulier dans La Nouvelle Revue française.

En 1926, il publie Le Citoyen contre les pouvoirs, suivi de Propos sur le bonheur (1925), Les Idées et les âges (1927) et Entretiens au bord de la mer (1931).

Pendant les années '30 il participe activement au Comité de Vigilance des Intellectuels antifascistes. À partir de 1936, son pacifisme le pousse à soutenir une ligne favorable à la négociation avec le national-socialisme, qu'il a pourtant dénoncé très tôt avec lucidité.

Alain est d'abord un professeur, dont la popularité ainsi que l'influence sur la philosophie et sur l'enseignement de la philosophie en France, ne sont guère comparables au XXe siècle qu'à celles d'Henri Bergson, ou autrefois à celles de Jules Michelet ou d'Edgar Quinet. Mais il dédaigne les éclats des maîtres romantiques, et il ne possède, pour s'imposer comme un Bergson, ni l'aisance mondaine ni même une doctrine originale. Un robuste rationalisme, un kantisme étrangement promené à travers d'infatigables observations de choses et de gens, et corrigé par ses observations, voilà toute la philosophie d'Alain. Mais Alain est-il un philosophe? Bien plutôt un éveilleur d'esprits. Il n'a pas de système à proposer, mais seulement la constante et infiniment diverse leçon de défiance à l'égard des opinions communes, des idées toutes faites. «L'esprit n'est pas une poubelle à vérités», dit-il, et encore: «Il s'agit de former son jugement par un massacre de pensées…» Que cherche-t-il, et surtout que fait-il chercher à ses élèves, à ses lecteurs? «Une intelligence plus lourde, lestée de terre, servante des yeux et des mains, étroitement collée aux choses réelles, et qui ne sépare point l'idée de l'outil.» À propos d'Alain on parle souvent de Michel de Montaigne. Mais on évoque aussi, toutes proportions gardées, quelque Socrate, moins léger et rusé, plus paysan.

D'accès apparemment simple, son œuvre philosophique est difficile à résumer. Cela tient à la diversité des thèmes abordés et au style d'écrits dont la forme est courte — Alain a donné au «propos» le statut d'un genre littéraire — et dont le contenu est concret. Ses réflexions ont le plus souvent un point de départ circonstanciel — événement, souvenir, rencontre —, ce qui le conduit à mêler la description et le récit imagé à la réflexion conceptuelle. C'est donc un philosophe original, singularisé davantage par sa manière de penser et sa méthode que par un corps de doctrines qui lui soit propre. Toutefois, cette démarche concrète, qui refuse tout esprit de système, n'a rien de fortuit et repose sur une conception de la philosophie où l'on ne répugne pas à utiliser le langage courant pour exprimer les pensées les plus profondes, se défiant des facilités que le jargon philosophique peut donner aux «penseurs de profession». Une philosophie, où le sens commun a sa place, repose sur la conviction que «les idées, même les plus sublimes, ne sont jamais à inventer, et se trouvent inscrites dans le vocabulaire consacré par l'usage», et que «les lieux communs sont tous vrais, et qu'il ne leur manque que d'être repris et de nouveau compris». La philosophie pour Alain est d'abord «une bonne police de l'esprit», un art de juger droitement où l'entendement doit se maintenir attentif et en éveil, en refusant d'acquiescer aux croyances qui procèdent de l'imagination, c'est-à-dire de l'emprise de notre corps sur notre esprit. Penser suppose donc effort et volonté, mais exprime aussi notre liberté en quoi consiste toute notre dignité. Art de bien penser, elle est aussi, et en conséquence art de vivre, et ne peut se complaire à n'être qu'un ensemble de spéculations abstraites sans rapport avec la réalité quotidienne. Ainsi les textes d'Alain comportent-ils presque toujours une dimension pratique de morale, de politique ou de pédagogie. On peut toutefois évoquer quelques célèbres analyses, notamment sa théorie de la perception, qui doit beaucoup à J. Lagneau, et qui montre qu'une activité réflexive de la pensée est mise en œuvre dans la moindre de nos perceptions, que toute perception suppose un jugement implicite. La perception n'est pas une vision immédiate de l'objet, mais une construction de l'objet. Ainsi, le cube que je regarde n'est jamais perçu dans sa réalité de cube, je n'en perçois au mieux que deux ou trois faces, mais je le saisis comme cube dans la mesure où je juge implicitement que les trois faces perçues conduisent le sujet percevant à concevoir l'objet perçu comme cubique. Ce jugement se fait sous l'idée du cube, qui n'est au fond que la loi unissant la série de ses positions ou des faces qu'il présente à la conscience qui le perçoit. La perception suppose et implique donc une activité ordonnatrice de la pensée: les idées dirigent nos perceptions. Mais il ne faut pas en conclure à un quelconque platonisme d'Alain, «les idées ne sont point séparées, ni séparables», «elles ne sont que des moyens» ou «des outils sans corps» à travers lesquels on voit la réalité et c'est «par les idées que le monde existe comme objet». Ainsi, pour Alain, plus fidèle en cela au kantisme, l'ordre que nous trouvons dans la réalité y est en fait introduit par nous. Ce conceptualisme d'Alain le conduit à critiquer l'imagination sans nier pour autant comme on le lui a parfois reproché toute réalité à l'image. Néanmoins, pour lui comme pour René Descartes, l'imagination est inséparable du corps, et s'explique par la contamination de la pensée par les affections corporelles. On ne saurait donc voir des images comme on voit des objets. «Beaucoup ont, comme ils disent, dans leur mémoire, l'image du Panthéon, et la font aisément paraître, à ce qu'il leur semble. Je leur demande alors de bien vouloir compter les colonnes qui portent le fronton» (Système des beaux-arts). On peut aussi parler d'un existentialisme d'Alain, lorsqu'il affirme que «l'existence ne peut pas naître d'un raisonnement» ou encore qu'«exister, c'est quelque chose, cela écrase toutes les raisons». On ne saurait aller du concept à l'existence. Toutefois, il n'en conclut pas qu'il faille en aucune manière démissionner devant le caractère inexplicable et imprévisible de l'existence. De l'irréductibilité de l'existence à ses raisons, la pensée ne saurait conclure au fatalisme et légitimer un quelconque désespoir, il faut espérer, et l'on peut espérer parce qu'il est toujours possible d'agir. Car, c'est dans l'action libre — et la pensée, pour Alain, est aussi essentiellement acte libre — que l'on peut être heureux. L'homme doit donc dans les divers domaines de son activité tâcher de tirer parti de la nécessité, avoir foi, c'est-à-dire avoir toujours «la volonté de croire, sans preuve et contre les preuves, que l'homme peut faire son destin».

Une seule vraie passion court dans son œuvre chaotique, informe: celle de la liberté. Alain frémit de toutes les censures, il dénonce les tyrannies, il en est même un peu obsédé. L'individu reste pour lui la seule ressource. En politique, son point de vue est celui du citoyen contre les pouvoirs; c'est ce qu'il nomme être radical — mais ce titre, chez lui, prend un contenu mystique; il devient la vivante protestation d'une raison volontaire dressée contre toutes les séductions de la puissance, des mythes, des honneurs, des autorités. Alain se méfie du cœur: «Ne pas craindre, rester sobre, ne rien croire, trois ressources contre le tyran»: il ne demande pas à ses élèves d'adhérer à une doctrine ou à une morale, fussent-elles les siennes, mais plutôt de le suivre dans cette ascèse laïque, perpétuelle conquête de la liberté. Une hantise des maîtres pourrait, à propos d'Alain, faire songer à Paul-Louis Courier. Mais cet indépendant ne refuse pas de se soumettre à l'ordre, pourvu qu'on lui laisse l'essentiel: sa pensée, son jugement. Puis, en même temps que le souci de «n'être jamais dupe», il éprouve le besoin de se confier, et une volonté de «tout croire de l'homme». Ainsi ce rationaliste exalte-t-il le romantisme viril de Ludwig van Beethoven, et ce démocrate ne semble pas si loin de professer un culte des héros: «J'ai fait mon chemin dans la compagnie de quelques grands hommes authentiques, et le reste n'a pas existé pour moi.» Alain présente trop de nuances, sinon de contradictions, pour être populaire; son style, d'autre part, plein d'humour, abondant en formules heureuses, est concis au point de gêner parfois l'intelligence. Le rayonnement d'Alain est réduit, et il y a peu de chances pour qu'il s'élargisse; mais d'avoir marqué profondément des élèves aussi différents que Jean Prévôt, Pierre Bost, André Maurois, Henri Massis, atteste son influence occulte sur l'intelligence contemporaine.

En 1933, lorsqu'il abandonne le professorat, à l'âge de soixante-cinq ans, Alain se fixe au Vésinet (Yvelines) et entre dans une retraite active. Il continue de publier divers recueils de Propos et écrit de nouveaux livres, dont son autobiographie intellectuelle, Histoire de mes pensées (1936), et Éléments de philosophie (1941).

À plus de soixante-dix ans, il se marie, puis reçoit le Grand Prix national des Lettres. Alain meurt le 2 juin 1951, à l'âge de 83 ans.

Michel Mourre,

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Paris, samedi 20 avril 2024