Marceau Devillers

Biographie
James Dean
Marceau Devillers

La gloire, le culte, le mythe et la légende de James Dean, commencèrent avec ses funérailles. Le nombre de personnes qui se déplacèrent pour lui rendre un dernier hommage, dépassa celui de la population de Fairmount (2.872 habitants), sa ville natale, où avait lieu la cérémonie. L'éloge funèbre prononcé par le Révérend Xen Harcey, se terminait ainsi: "... La carrière de James Dean n'est pas achevée, elle commence seulement, et rappelez-vous, Dieu lui-même dirige la production."

Et voici qu'une véritable nation, composée de garçons et de filles de moins de vingt ans, se révèle au monde en faisant sienne une effigie, et désirera tout connaître, tout savoir, sur ce héros, sur ce messie.

James Byron Dean est né le 6 février 1931, dans la petite ville de Fairmount (Indiana), au Green Gables, apartments East, 4th Street (l'acte de naissance fut enregistré à la Mairie de Marion), de Midred Wilson, fille de fermiers méthodistes, et Winton Dean, mécanicien-dentiste de religion Quaker.

En 1936, la famille s'Installe à Los Angeles, près de Hall of Justice, son père ayant obtenu un poste de praticien au sein de l'administration des vétérans. Trois ans plus tard, le jeune Jimmy perd sa mère, âgée de 29 ans et atteinte d'un cancer au poumon. L'enfant est confié à son oncle et à sa tante, Marc et Hortence Winslov, et vient habiter la ferme de 178 hectares que ces derniers exploitent à Fairmount, en compagnie de ses cousins, Marcus et Joan, qu'on lui attribua souvent comme frère et soeur.

Très jeune, il s'absorbe dans les travaux de ferme les plus variés: équitation, chasse, élevage, conduite de tracteur, etc. En 1945, il rentre à la "Fairmount High School" où, malgré une myopie au troisième degré qui l'oblige à porter des lunettes teintées, il fera partie pendant plusieurs années, de l'équipe de baseball et de basket et remportera la médaille du meilleur athlète.

La recherche des sports dangereux sera d'ailleurs constante chez lui et marquera son destin, qui oscillera toujours entre l'art et le sport. Après le remariage de son père, James Dean se trouve un père spirituel en la personne du Révérend James de Weerd, pasteur de l'église baptiste et homme d'église peu orthodoxe. Epicurien, passionné de tout, il intéresse son protégé aux corridas, lui apprend à conduire sa Mercury, assiste avec lui aux grands prix automobiles et développe son goût pour la musique, la littérature et la philosophie.

Nous sommes en 1948, James Dean se passionne pour les bolides, joue du tambour de Bali, apprend la clarinette et découvre en même temps le yoga et l'art dramatique. Il possède sa première moto, une Triumph, achetée d'occasion par son oncle. Arborant blue-jeans à genouillères de cuir, blouson noir, bottes et foulard rouge, il ne passe pas inaperçu dans la petite localité de Fairmount.

Le 21 juin 1949, le Révérend présente son élève au concours d'art dramatique amateur de l'Etat d'Indiana, qui a lieu à Longmont. Dean donne un extrait de The Madman (Le Fou), de Charles Dickens, et remporte une "statue de Perle" et son premier article de presse dans L'Eclaireur de Marion. A la rentrée, il s'inscrit en licence de droit au collège de l'U.C.L.A., près de Santa Monica, et habite chez son père qui lui offre sa première voiture, une M.G. d'occasion.

Au collège, il devient moniteur d'éducation physique et pense devenir entraîneur de basket-ball, mais au bout de quelques mois, il se voit renvoyé de la Faculté pour avoir boxé deux camarades. Abandonnant le droit sans regret, il suit les cours d'art dramatique de l'U.C.L.A. et, en 1950, dans le cadre scolaire, se fait remarquer dans Goone with the mind, une pièce dans laquelle il compose une curieuse et originale caricature de Frankenstein.

Pour l'achat d'une nouvelle Triumph (800 dollars), il devient maître d'internat à mi-temps et figurant dans des spots publicitaires à la télévision. En septembre de la même année, le comédien James Withmore occupe la chaire d'art dramatique de l'U.C.L.A. C'est, pour James Dean, une rencontre importante, car Withmore dispense un enseignement anti-conformiste, très proche de la "Méthode" de Strasberg et s'intéresse particulièrement à lui. En concours de fin d'année, l'élève tiendra à se tailler un rôle peu adapté à sa personnalité, celui de Malcolm dans Macbeth. La représentation au Royce Hall Auditorium se soldera par un échec et une critique générale défavorable.

Au cours de cette soirée, il fait la connaissance du journaliste William Bast, qui l'introduit dans les milieux snobs et intellectuels. Les studios Fairbanks lui confient son premier rôle important à la télévision avec un film religieux, Hill number one, où il défend le rôle de Saint Jean. Enfin, grâce aux relations de son ami Richard Shannon, il décroche deux figurations intelligentes dans Fixed bayonets et Sailor Beware, et un petit rôle dans Has anybody seen my gal ? de Douglas Sirk.

Sur le conseil de ses professeurs, James Dean décide de tenter sa chance à New York. De Californie, l'étudiant traverse l'Amérique en car et arrive à Manhattan à l'hiver 1951-52. Il se rend dans la 44e rue et descend à I'Iroquois Hôtel tout près de I'Actor's Studio. Il s'inscrit à l'agence Shure où l'imprésario Jane Dearcy lui trouve des pannes de deuxième et troisième annonceurs dans les émissions publicitaires de la chaîne de télé Video C.B.S. et, en mai 1952 un rôle de doublure dans la pièce Break the Bank.

Malgré une certaine appréhension, il se présente à I'Actor's Studio où il est admis d'abord comme auditeur puis comme élève. Après sa première audition et le jugement de Strasberg, ses imprécations auprès de Jane Dearcy sont restées célèbres et appartiennent aujourd'hui à l'histoire du théâtre américain: "Il n'avait pas le droit de me traiter ainsi, c'est du viol mental. Il vous traite comme on traite un lapin dans un cabinet de vivisection. Quand je joue, je me sens tout nu, livré sans défense. On ne peut saisir un être humain ainsi, au plus vif, et le brutaliser sans l'émasculer complètement, sans lui tirer les tripes du ventre..."

Après cette audition, ses relations avec I'Actor's Studio ne se prolongèrent guère davantage et se réduisirent à quelques brèves apparitions. A la télévision, il apparaît dans Studio One, Danger the US steel hour, Cherokee story et surtout Death is my neighbor, avec Betsy Palmer, où il tient le rôle d'un jeune homme en proie à des problèmes d'ordre métaphysique.

En septembre de la même année, il se fait engager comme membre d'équipage sur un bateau de plaisance appartenant au producteur de théâtre Lem Ayers, obtient de lui une recommandation et en octobre, auditionne pour le rôle de Wally Wilking dans la pièce de Richard Wash, See the Jaguar, que met en scène Michael Gordon avec Arthur Kennedy et Constance Ford dans les rôles principaux. Il semble que Kennedy a insisté fortement pour qu'il obtînt le rôle. Dans cette pièce d'avant-garde chargée de lourds symboles, Dean est enfermé dans une cage et torturé sadiquement par Kennedy. See the Jaguar est présentée dans le Connecticut, puis à New York et rencontre le même accueil glacial. Après six représentations, le spectacle quitte l'affiche, mais James Dean est cependant remarqué pour sa performance. Lors de la générale, le photographe Roy Schatt s'attache à lui et publie une série de photos avec légendes dans les magazines Life, Collier's et Red Book. Variety prophétise: "Dites à vos mémoires de retenir le nom de James Dean, vous en entendrez reparler d'ici peu". Cette première notoriété dans les milieux théâtraux de New York devait lui donner le coup de chance décisif.

Le producteur Billy Rose l'engage pour créer le rôle du petit arabe inverti dans L'Immoraliste, d'après le récit d'André Gide. La première a lieu en décembre 1953 au théâtre Cort de New York avec, en tête d'affiche, Louis Jourdan et Géraldine Page, dans une mise en scène de Daniel Mann. James Dean met tant de passion, de nuance et de complexité à défendre ce rôle assez scandaleux pour l'époque que la fondation David Blum lui décerne le titre de "Best new actor of the year". Deux autres prix couronnent le jeune espoir: le "Donaldson" et le "Perry Awards".

On sait l'influence prépondérante qu'exerce la critique de Broadway sur la carrière d'un débutant, aussi ce succès unanime permet à Elia Kazan d'expédier James Dean à Hollywood avec un contrat de sept ans à la "Warner Bros" et de l'engager pour faire de lui Caleb Trask, le personnage principal d'East of Eden.

Contrairement à une opinion généralement répandue, James Dean ne fut pas le produit du "Star System". Au moment de la sortie de East of Eden, son nom n'était guère connu que des professionnels d'Hollywood qui le considéraient un peu comme un puîné de Marlon Brando. Les échotiers et critiques de cinéma ne lui accordaient que de minces entrefilets. Ces lignes signalaient, fort ironiquement pour la plupart, qu'une colonie de jeunes talents de l'écurie Kazan attendait sa chance pour marcher sur les traces de Marlon Brando ou de Montgomery Clift. D'aucuns les surnommaient les "Brando-boys", d'autres les "Kazan-boys".

Ce groupe avait ses espoirs, ses chefs de files: Paul Newman, Rod Steiger, Eli Wallach, et bien sûr, James Dean. Les "Kazan-boys" se trouvaient en opposition avec un autre groupe: les "Leading men", avec des représentants comme Rock Hudson, Tony Curtis, Robert Wagner, Tab Hunter. Selon les opinions avisées de l'époque, les "Kazan-boys" cultivaient un anti-conformisme forcené qui apparaissait aux yeux de certains comme le dernier des manérismes d'une mode ridicule et passagère. Les "Leading men" au contraire trouvaient grâce auprès des journalistes par leur conservatisme aimable et leur courtoisie rassurante. Ainsi pouvait-on lire à ce moment, sous la signature d'Hedda Hopper dans Motions Pictures New: "Il vient d'arriver à New York un jeune acteur sorti de I'Actor's Studio. A mon avis, si c'est le fameux talent dont parle la Warner Bros, ils peuvent le renvoyer à ses études."

La première de East of Eden, présenté devant six cents journalistes, fait de James Dean une vedette "overnight" (du jour au lendemain): la critique et la profession, qui le tenaient presque pour un imposteur, se rendirent à l'évidence. Et Hedda Hopper de se raviser: "Je ne devais plus parler de James Dean, jusqu'au jour où me parvint une carte d'invitation pour East of Eden. J'étais décidée à refuser cette faveur, mais une critique enthousiaste de Clifton Webb me fit changer d'avis. J'oubliais la froideur de ma première entrevue avec James Dean et, aussitôt, je téléphonais à Elia Kazan pour lui annoncer que j'assisterais à la présentation du film à la presse. Durant la projection d'East of Eden, je fus subjuguée. Jamais je n'avais vu de personnage possédant !e pouvoir, les expressions de visage, la pureté de création, de cet acteur". Louella Parsons corrobora toutes les opinions en déclarant, en titre d'un article célèbre de cent cinquante lignes: "Brando, Clift, Holden, Lancaster..., un nommé James Dean vous enterrera tous !"

Le cinéma aura attendu cinquante ans pour qu'un personnage d'adolescent revendique et manifeste son identité sur un écran. Avant James Dean, sauf dans de très rares exceptions, l'adolescent fut toujours représenté à l'écran comme un personnage psychologiquement inexistant. Inférieur, stupide, faible ou ignorant, voire lâche ou délinquant, le très jeune homme n'était en définitive que le faire-valoir de la maturité. Même quand la comédie offrait un adolescent sympathique, celui-ci se trouvait presque toujours dénué de charme ou de pouvoir de séduction. Avec James Dean, l'adolescent devenait un personnage à part entière: en ce sens East of Eden peut être considéré comme une date dans l'histoire du cinéma. L'acteur ne fit pas pour autant de cet "âge ingrat" un "âge d'or", mais prit à sa charge la "difficulté d'être" de cet âge, avec ses complexes, son malaise, ses incertitudes pour les hausser au niveau de la dignité du héros.

En chargeant ses personnages d'un pouvoir de communication singulier, James Dean devait faire de ses deux courtes années de vedettariat, trois événements cinématographiques et réaliser trois performances dans les rôles de Caleb Trask (East of Eden), Jim Stark (Rebel without a cause) et Jett Rint (Giant). Trois personnages paraissant évoluer chronologiquement d'un film à l'autre et comportant une certaine similitude psychologique où domine un même sentiment, le complexe du mal-aimé et son corrolaire l'état de fils maudit. Le héros deannien ne s'apparente pas aux héros romantiques traditionnels, il ne sombre pas dans le désespoir ou la mélancolie, il n'est pas "... le ténébreux, le veuf, l'inconsolé...", c'est avec l'exigence tenace, impudente et parfois maladroite, voire extravagante, de l'enfant qu'il sévertue à réclamer l'amour d'autrui. Rarement un acteur a su incarner avec cette justesse, la zone intermédiaire qui sépare le monde adolescent du monde adulte.

East of Eden relate avant tout la vie psychique d'un garçon de 17 ans, tiré du sommeil de l'enfance. Spirituellement orphelin, c'est l'isolement d'un combat pour l'amour. La quête de Cal, James Dean l'accomplit dans un rêve éveillé avec de brusques accents de cauchemar. Cet état d'orphelin se retrouve au sens figuré dans Rebel without a cause pour atteindre sa tonalité définitive dans Giant. Que James Dean ait trouvé en Elia Kazan un mentor, cela reste certain, comme il reste évident que Kazan n'a jamais retrouvé un acteur qui s'insère autant dans son univers et qui absorbe aussi totalement son travail.

"...James Dean n'avait jamais fait de cinéma quand je l'ai amené à Hollywood pour tourner East of Eden, a déclaré Kazan. Il n'avait eu jusqu'alors que deux petits rôles à Broadway. Il était aussi, à ce moment-là, un jeune homme très anxieux. Ce qu'il faisait lui était nouveau et il ne savait pas s'il le faisait bien. Il était dépassé par toute cette technique qui l'entourait, qui entoure les acteurs de cinéma. Parce qu'il était anxieux, sa conduite était parfois fantasque et désordonnée, mais toujours en accord profond avec son talent. C'était un talent sombre et il acceptait l'inattendu bon ou mauvais, avec le même coeur. Travailler avec Jimmy était comme de travailler avec un animal très doué, je ne dis cela en aucune façon pour le rabaisser. Il fallait l'aborder de manière indirecte, le suggestionner et attendre le résultat. On ne pouvait jamais savoir ce qui allait se passer. Nos discussions se déroulaient à un niveau primitif, et ma seule chance était de parvenir jusqu'à lui et ce n'est qu'ensuite que je voyais si j'y étais parvenu...".

William Bast, dans son livre sur James Dean, signale également cette caractéristique des rapports Dean-Kazan: "Quand la conversation s'aiguilla plus sérieusement sur le film, ils (Kazan et Dean) la transformèrent en entretien particulier, discutant leurs plans à voix étouffée. Kazan avait créé une sensation très grande d'intimité et d'exclusivité dans ses rapports avec Jimmy, conservant à leur dialogue un caractère perpétuellement ésotérique".

Le personnage de Cal fut toujours considéré comme la meilleure interprétation de James Dean et cela tient à cette richesse dans la nonchalance fiévreuse que Dean communique au spectateur. Dans un sentiment d'identité profonde, il est Cal, Cal fagoté (absence de la mère), le cheveu cotonneux et sauvage (mal réveillé), frileux et recroquevillé (abandonné), il semble s'adresser au public par delà ces vastes solitudes balayées par le vent. Sa sensibilité exacerbée déborde le cadre, se rétrécit, se grossit, exprime admirablement la recherche tourmentée de l'amour maternel et paternel, en accès de fureur, de folie, de sérieux, de doute, d'enthousiasme, de rire et de larmes.

Présenté au Festival de Cannes en avril 1955, East of Eden sort à Paris en septembre de la même année, deux semaines après la mort de l'acteur. Si le public français découvre James Dean avec étonnement, la critique officielle l'accueille avec prudence. Certains ne voient en lui qu'une discutable révélation, d'autres déclarent sans aucune nuance qu'il s'agit d'un médiocre comédien: "... Le mystère James Dean, c'est le mystère du vide", écrit par exemple Pierre Gaxotte. Fort heureusement, la jeune critique qui a le même âge que James Dean et va bientôt devenir la "Nouvelle vague", reconnaît immédiatement en ce jeune défunt l'acteur attendu par son époque. Voici l'avis de François Truffaut qui, au lendemain de la sortie du film, en assura la critique dans les Cahiers du Cinéma: "...A l'Est d'Eden est le premier film à nous présenter un héros baudelairien, fasciné par le vice et par les honneurs, qui famille je vous hais et qui famille je vous aime, en même temps... James Dean a réussi à rendre commercial un film qui ne l'était guère, à vivifier une abstraction, à intéresser un immense public à des problèmes moraux traités de manière inhabituelle... Son regard de myope l'empêche de sourire, et le sourire qu'à force de patience, on peut tirer de lui, est une victoire. Son pouvoir de séduction est tel — il faut entendre réagir la salle quand Raymond Massey refuse l'argent qui est amour — qu'il pourrait tous les soirs sur l'écran, tuer père et mère avec la bénédiction du public le plus snob comme le populaire. Son personnage, ici, est une synthèse des Enfants terribles, assumant à lui seul la triple hérédité d'Elisabeth, Paul et Dargelos." ("Les haricots du mal", Cahiers du Cinéma numéro 56, février 1956).

Roman Polanski, alors metteur en scène polonais, parle dans une interview du "merveilleux A l'Est d'Eden de Kazan" et cite parmi ses acteurs préférés Zbygniew Cybulski et James Dean. Enfin ce souvenir de Georges Beaume: "... la première apparition de James Dean dans A l'Est d'Eden, avait évoqué nos premières visions de Serge Reggiani dans Le Carrefour des enfants perdus, de Gérard Philipe dans Le Diable au corps de Montgomery Clift dans L'Héritière ou de Marlon Brando dans Un tramway nommé Désir. D'emblée, il s'alliait aux meilleurs. Tranchant sur eux, cependant, par ce regard insolite qui regardait ses partenaires sans les voir: cette brusque crispation du visage qui chavirait d'un sentiment dans un autre comme un bateau qui coule: ce rire de dément, de roué vif qui nous serrait le coeur."

Rebel without a cause fut le résultat, non pas d'une collaboration, mais d'une véritable amitié entre Nicholas Ray et James Dean. Rebel life story of the film est le titre du journal de tournage du film écrit par Nicholas Ray, qui relate l'histoire de cette amitié. Ce livre, interrompu à la mort de James Dean, est resté inachevé: des extraits en furent cependant publiés dont voici quelques passages:

"....Lorsque je m'installai dans un bureau de la Warner, contigu à celui de Kazan, Jimmy entra et me demanda sur quel genre d'histoire j'étais en train de travailler. Je lui exposai l'idée générale, il sembla s'y intéresser un peu, mais ne dit pas grand-chose. " Après quelques rencontres de ce genre, je décidai qu'il devait jouer Jim Stark. Mais il fallait qu'il se décidât, lui aussi. Il ne s'agissait pas simplement de savoir si le rôle lui plaisait ou non. Après les frictions avec la Warner, ni lui ni le studio ne pouvaient êtres sûrs qu'il ferait jamais un autre film pour cette compagnie, tant il se souciait peu de son contrat. Un soir, nous eûmes une longue et vive discussion avec Shelley Winters sur le jeu et le spectacle. "Je préférerais savoir comment prendre soin de moi-même", dit Jimmy. Cette attitude se retrouvait dans sa manière de travailler. Il n'avait pas une solide carapace professionnelle: un manque de sympathie, de compréhension de la part d'un metteur en scène ou de n'importe quel membre de son équipe le désorientait complètement. C'est pourquoi, au cours de sa brève carrière, il avait acquis la réputation d'être "impossible". Il se disputa avec Elia Kazan durant A l'Est d'Eden, mais continua de le respecter et aurait été flatté de retravailler pour lui. Il aurait pu l'être. Kazan est le meilleur directeur d'acteurs de notre époque.

"Il y a probablement très peu de metteurs en scène avec lesquels Jimmy aurait pu travailler. Travailler avec lui signifiait explorer sa nature, essayer de la comprendre: sans cela, sa puissance d'expression se gelait. Il se repliait sur lui-même, il boudait. Il voulait toujours faire un film auquel il pourrait personnellement croire, mais cela ne lui était jamais facile. Entre la foi et l'action se dressait l'obstacie de son incertitude profonde et obscure. Désappointé, insatisfait, il était l'enfant qui va dans son coin secret et refuse de parler. Passionné ou heureux, il était l'enfant brusquement excité par de nouveaux jeux, en voulant plus, voulant tout, et souvent, rusant inconsciemment pour satisfaire ses désirs.

"Le drame de sa vie était un conflit entre le désir de se donner et la crainte c!e se donner (Tel était Jim Stark). C'était la lulte engagée dès sa plus tendre enfance, entre une violente impétuosité et une grande méfiance. Elle restait vrillée en lui, avec sa sensibilité aiguë et son esprit curieux de tout, et, lorsqu'il était enfant, les événements n'avaient fait que la développer. La mort prématurée de sa mère, qui n'adorait que lui et Lord Byron (elle lui donna Byron comme second prénom) et qu'il aimait profondément, ouvrit une période d'où tous rapports familiaux réels étaient absents. Très tôt, il comprit quels obstacles rencontrent l'espoir et l'affection qui cherchent un port d'attache, et la solitude qui s'ensuit.

"Parce qu'il n'avait pas tendance à s'apitoyer sur son sort, il tournait ses regards à la fois devant lui, aussi bien que sur lui. Chaque jour, il se jetait sur le monde, comme un animal famélique qui découvre soudain un reste de nourriture. L'intensité de ses désirs et de ses craintes, pouvait parfois rendre cette attitude arrogante, égoïste: mais derrière elle se dissimulait une vulnérabilité tellement profonde que l'on était ému, presque effrayé. Sans doute, lorsqu'il se montrait cruel ou perfide, pensait-il rembourser une vieille dette. L'affection qu'il refusait était celle, qui, autrefois, avait été sienne et n'avait pas trouvé d'écho."

Rebel without a cause (La fureur de vivre) avait eu une importante genèse qu'André S. Labarthe a relatée dans une analyse de l'oeuvre: "Tout commença, d'après Nicholas Ray, autant d'une conviction intime que d'une pile de coupures de presse. C'est dire que l'histoire de ce film est à la fois l'histoire de son auteur et l'expression d'un moment de l'histoire sociale des U.S.A. Comment au cours d'un dîner en compagnie de son imprésario, Nicholas Ray déclara à celui-ci: "Il faut que j'aie vraiment envie de faire mon prochain film... il faut que j'y croie... ou bien que je sente que c'est quelque chose d'important", comment ce "quelque chose d'important" devint "les problèmes des gosses qui grandissent", comment, en une nuit, Nicholas Ray écrivit une première esquisse, La course aveugle, qui contait l'histoire de trois adolescents dans une ville de Californie", c'est tout le secret d'une naissance.

"Le sérieux avec lequel Nicholas Ray envisageait de réaliser ce film lui dicta une série de recherches qu'il entreprit auprès de psychiatres, de magistrats, de spécialistes de l'enfance délinquante. Il compulsa les coupures de presse dont il avait constitué un imposant dossier. Il s'entoura de personnes compétentes, ou qui du moins, portaient quelque intérêt au problème. Léon Uris, le premier scénariste à qui il fit appel, "commença par passer dix jours en qualité d'assistant social stagiaire au Tribunal pour mineurs". Irving Shulman, le second, avait été professeur de lycée. Seul ce dernier figure au générique aux côtés de Stewart Stern, responsable du scénario final. La course aveugle, premier jet schématique et désarticulé, était devenue, par le truchement de ces trois hommes, La Fureur de vivre.

"Né d'une conviction intime, ce film allait bouleverser des millions de spectateurs. La rigueur du scénario est due en grande partie à la rigueur de sa construction. Cinq parties, avec, comme sommet, la fameuse "course à cocotte", confèrent à l'oeuvre ce ton de tragédie que voulait lui assurer son auteur. "Essayer de suivre la forme classique de la tragédie", avait-il noté un jour pendant la période de gestation".

A l'intérieur de cette forme classique de la tragédie, nous trouvons le principe même de la règle des trois unités: temps (l'action se déroule en vingtquatre heures, commence la nuit de Pâques et s'achève le lendemain à l'aube), lieu (le domicile familial de Jim, l'université, la villa abandonnée et ses alentours), action (commandée par les forces antagonistes contre lesquelles Jim doit combattre seul: les parents, la police, Buzz et sa bande). Du décor baroque de la bourgeoisie terrienne de la vallée de Salinas 1917, nous sautons à un style cistercien qui compose la structure ambiante de La Fureur de vivre: ville universitaire ultra-moderne, famille citadine très aisée, ligne rigide mais couleurs dominantes presque brûlantes. A l'intérieur, le personnage de Jim Stark, héros achevé de la tragédie pure et partant, exactement le contraire du petit paysan à la nonchalance barbouillée de A l'Est d'Eden.

Jim Stark a le cheveu coupé court, la coiffure classique, la mise élégante et sobre, l'allure sportive, son aspect physique témoigne d'un équilibre parfait. Des trois héros deannien, Jim Stark peut être représenté symboliquement comme le contenu central d'une balance, solide, droit, juste, sur lequel bascule à gauche et en haut, Cal, à droite et en bas, Jett. Cal, à force de tourment passionné, de supplique paroxystique, de gestes désespérés, arrivait à obtenir l'amour paternel et maternel en Abra. Jett comptera sur des valeurs abstraites: honneurs, richesse, puissance, vanité. Pour combler sa soif d'amour, il n'obtiendra qu'un sentiment de pitié et s'effondrera dans le néant. Jim Stark, entre les deux, est un héros cornélien au destin héroïque, il doit lutter seul, mais aussi prendre les autres en charge. Platon, lui, impose affection et protection, Judy trouve un refuge dans ses bras, Buzz même, ne peut que lui témoigner son estime: "Tu commences à me plaire", lui dit-il, quelques instants avant la "course de cocottes" et il est probable que si ce dernier n'avait trouvé la mort, il aurait exigé que Jim devienne le chef de sa bande.

Dès le début du film, le héros semble menacé: la fatalité c'est son âge, aussi, en dépit d'une certaine maîtrise son visage reflète-t-il un sourire inquiet. "Un garçon veut être un homme, vite. Le problème est de montrer, au cours de cette journée, comment il commence à en devenir un." Il ne faut pas s'y tromper, Jim ne veut pas devenir un adulte, il l'est déjà, et c'est le monde adulte qu'il considère comme infantile. Jim Stark veut devenir un homme au sens noble, c'est-à-dire accéder à la dignité et au respect de lui-même. "... Les héros de Ray sont lucides, quand ils tentent de fuir, ils cherchent à se désidentifier, détruisant pour un moment cette société et la réalité inacceptable qu'elle leur confère".

Rebel without a cause est la tragédie d'une tentative de révolte et de rupture avec le monde parental, avec un moment d'évasion dans l'affabulation onirique que représente la scène de la villa abandonnée: "Jim doit affronter la bande, ses parents, la police et l'univers, autant de cercles qui l'emprisonnent, auxquels il échappe successivement... Jim, dans sa course, traverse les cercles, "les miroirs", et aboutit au vertige final. Le déchaînement des passions et la révolte du coeur, se jouant surtout la nuit. Nous retrouvons ici la vocation nocturne du héros. Il se révolte par suite du sentiment d'une insuffisance de la société dans laquelle il ne retrouve pas l'honneur et la pureté de son âge".

Jim Stark est beaucoup plus près de Rodrigue que d'un motard de L'Équipée sauvage. Doit-il relever le défi de Buzz ou faillir à son honneur et passer pour un "chicken", "des deux côtés, son mal est infini". La nuit venue, Jim, avant d'affronter l'angoissante épreuve, revêtira son armure de chevalier sous la forme d'un blouson de nylon rouge et d'un blue-jeans. En raison de sa réalisation faite en pleine vogue journalistique du phénomène "blousons noirs", certains s'obstinant à cataloguer, codifier et étiqueter Rebel without a cause et son héros comme représentatifs du genre, Nicholas Ray se dut de protester: "Je n'aime pas qu'on m'étiquette "le cinéaste de la jeunesse perdue" parce que mon film Rebel without a cause a été bien accueilli de façon flatteuse dans le monde par le public et la critique. Les héros de mes films ne sont pas des désespérés, même quand le motif de leurs actions se situe hors des situations habituelles. Dans un climat de désespoir, se posent à eux le problème des idéaux humains concrets, et la recherche d'une vie qui devrait se dérouler dans la solidarité".

Il va sans dire que l'on ne se priva pas d'accuser le film d'influencer pernicieusement la jeunesse: "On a reproché au film de créer le phénomène, d'avoir en magnifiant les personnages, et en particulier celui incarné par James Dean, incité les jeunes spectateurs à leur ressembler. C'est absurde, car un film ne fait que réfléchir son époque et la suivre. Il ne peut ni la créer ni la devancer. Le phénomène était déjà là: j'ai pu le constater à Paris comme à Londres, bien avant de tourner le film, mais il étaft ignoré. Le film l'a pleinement révélé. Et puis bien sûr, il y avait l'extraordinaire incarnation de James Dean".

Le titre même du film contribua à renforcer les idées fausses: "Déplorons que les distributeurs français aient cru bon d'affubler, en guise de titre, le dernier Nicholas Ray de ce non-sens, ce monstre grammatical qu'est l'amalgame (je n'ose dire l'expression), La Fureur de vivre. C'est laid, c'est vulgaire et de plus, ça ne veut strictement rien dire. Le titre américain, lui, est sobre, juste: s'il ne livre pas la clef de l'oeuvre, il éclaire comme il convient le dessein de son auteur: Rebel without a cause, rebelle sans cause, la cause pour laquelle on combat".

Il faut croire que cette dernière remarque d'Eric Rohmer ne fut pas assez entendue car la plupart des tartuffes de la maturité eurent vite fait de comprendre "Rebelle sans raison" où il fallait entendre "rebelle sans cause" (idéologique, sociale, matérielle ou politique), mais non sans raison, puisque les raisons sont justement toute la morale de l'oeuvre d'où se dégage la supplique suivante: les besoins matériels ne sont pas tout, les besoins du coeur peuvent déclencher des conséquences imprévisibles et tragiques, irréparables et mortelles.

"La course de cocottes" engendra, paraît-il, de nombreuses émulations surtout aux Etats-Unis, et l'on reprocha à sa gratuité d'être néfaste pour la jeunesse, mais cette "course" n'est qu'une interprétation moderne et fantastique de l'acte gratuit et délictuel chez l'adolescent et n'a rien de nouveau. "L'acte gratuit ne date pas d'André Gide, Jean Cocteau, ou Jean-Paul Sartre. Saint-Augustin nous a, dans ses Confessions, narré son larcin, son maraudage perpétré avec la complicité de jeunes vauriens de son âge. L'acte gratuit est un mouvement dépourvu de motivation apparente ou logique, c'est un pis aller, un artifice, un accident du choix, un geste que l'on accomplit comme si jamais le soleil ne devait se lever de nouveau. Mais les tendances de l'adolescence peuvent l'expliquer: le reniement du monde réel, le goût de la contradiction et du jeu, le besoin de s'affirmer et de ne pas accepter les normes, une sorte de compensation, mais surtout une adoption de manifestation de liberté selon une esthétique particulière".

Une partie de la critique de gauche fut choquée par le personnage de l'inspecteur Ray, idéalisé et plein d'intentions profondes à l'égard de Jim. Or cet inspecteur, préposé au service de la délinquance juvénile, n'est que l'exception qui confirme la règle, ce qui le rend d'ailleurs totalement impuissant. Lorsque Jim voudra le voir, il sera absent et Jim sera renseigné avec hostilité et indifférence. Il se trouvera encore impuissant lorsque ses collègues abattront Platon. L'inspecteur Ray, c'est surtout la conscience alarmée de Nicholas Ray que ce dernier projette dans ce personnage, d'où l'homonymie, qui n'est certainement pas accidentelle. Avec le temps, les scories de préjugé sur le "Nouveau Mal du Siècle", s'évanouissent en regard du film, et lorsqu'aujourd'hui l'on revoit Rebel without a cause, Jim Stark nous apparaît comme un jeune homme exemplaire avec autant de coeur que de noblesse. La bande de Buzz elle-même n'est plus qu'une manifestation de danger symbolique qui menace Jim et rappelle, dans la même fonction poétique, les bacchantes de Saint-Germain-des-Prés menaçant Orphée.

Faut-il préciser que la fascination intrinsèque de Rebel est due à la conjoncture troublante des conditions de la mort de l'acteur et de son rôle, entourant l'oeuvre et son héros d'un halo magique qui pouvait solliciter l'imagination jusqu'à penser que le film avait été réalisé après sa mort ! Aussi bien Rebel without a cause est-il en grande partie à l'origine du mythe James Dean et frappa la presse entière: "... c'est avec ce dernier film seulement que Nicholas Ray semble s'être imposé définitivement tant aux yeux de la critique internationale qui, jusqu'alors, l'ignorait délibérément, qu'aux yeux des grands patrons de la Mecque du cinéma... Quand il ne se retrouve pas en eux, il aime à faire jouer à ses acteurs leurs propres personnages, le récent exemple de James Dean, tué dans un accident d'auto au volant de la Porshe qu'il venait d'acheter, le prouve mieux que tout autre, et pourrait aisément servir d'épilogue à Rebelle sans cause (Jean-Luc Godard, Image et Son numéro 94, juillet 1956).

"Nul doute que le "Mythe James Dean" entériné par sa mort à la fin de 1955, ne doive sa naissance et sa virulence à la miraculeuse conjonction de sa personnalité et de ses rôles, conjonction qui favorise à l'extrême le besoin d'identification du spectateur. Une lecture rétrospective et prophétique de ses films a fait le reste en donnant à sa mort accidentelle l'allure d'un décret du destin" (André S. Labarthe, op. cit).

"Rebel without a cause a pris une dimension supplémentaire, car la mort a fixé à jamais dans les esprits et dans les coeurs, l'incarnation qu'en a donnée James Dean. Jimmy, de toute façon, était "désigné": il voulait assumer les aspirations les plus dangereuses et tragiques de notre époque !" (Nicholas Ray, Cinémonde, 11 avril 1961).

Au moment de la sortie de Giant, le nom de James Dean, ses deux films précédents et sa légende déferlent sur le monde. Le film, annoncé comme une grande fresque sur le Texas, dans la lignée fluviale de Gone with the wind et attendu après un an de lancement publicitaire, se révéla après vision, un film lourd et ennuyeux et déçut énormément.

Selon les principes du genre, chaque grande séquence s'ouvre et se referme sur de vastes plans, dont le ton épique laisse présager une suite de riches événements. Or, entre ces plans, l'épopée se réduit à diverses petites scènes de ménage, réservées et bénignes, entre le couple Elizabeth Taylor / Rock Hudson au tournant des trois âges principaux de leur vie. De plus, un esprit démagogique se dégage de cette oeuvre où le mauvais goût le dispute souvent à la fadeur. Cependant ce fut surtout sur James Dean que la déception porta unanimement. Or, en dépit de toutes les réserves que l'on pourra faire sur son ultime création, il reste le personnage le plus captivant du film et c'est bien grâce à lui si Giant fait encore aujourd'hui figure de monument.

Il est heureux qu'Alan Ladd ait refusé le rôle car Dean fit de Jett Rink une des figures les plus ambiguës qui soit, extérieurement complexé à mort, d'une frustration écrasante, d'une maladresse maladive; intérieurement, dévoré de rancoeur et de vanité infantile. Dean gonfle sa composition jusqu'à la déchéance finale, à la mesure de l'ascension sociale du personnage: il passe de sournois à retors, de retors à lâche, de lâche à ignoble. Avant de s'écrouler ivre-mort, Jett, presque inaudible, livre le secret de la passion inassouvie qui a commandé sa vie: son amour désespéré pour Leslie Bénédict (Elizabeth Taylor) qui ne pouvait lui témoigner qu'un sentiment d'indulgence maternelle.

C'est à ce moment que le mépris fait place à la pitié, à l'égard de ce vaincu de la vie. L'empreinte de James Dean, dans la première partie du film, se fait sentir beaucoup plus qu'il est permis de le penser a priori, et l'influence de ce rôle se retrouvera souvent par la suite. Malgré la rareté de ses apparitions (à peine vingt minutes sur une durée de 3 heures 20), on ne peut oublier la poignée de main à contre-temps à Leslie, sa marche de crabe pour accuser le côté pauvre hère de Jett, au moment où il arpente son terrain, le thé offert à Leslie dans sa cabane où ses mains ne savent plus où donner de la tasse.

Il reste malgré tout trop vrai que le film laisse le public et les admirateurs de James Dean sur leur faim. Le style de Dean se trouve déplacé par rapport à celui de ses partenaires, classiques à souhait, et l'on remarque, chez lui, un recul, une faiblesse rentrée dans le jeu. Dean n'est plus porté par la nature homogène des distributions de ses deux films précédents, ce qui d'un côté renforce son personnage marginal de jeune paria, dessert de l'autre l'unité du film, et surtout nuit considérablement à la compréhension psychologique de Jett Rink. Complètement détaché de l'ensemble, celui-ci semble presque surajouté, et cette dernière impression n'est pas sans fondement puisque dans le roman d'Edna Ferber, le personnage de Jett est pratiquement inexistant: les adaptateurs ont cette fois manqué d'audace envers l'écrivain en ne développant pas davantage le rôle de Dean.

Enfin, sa composition de Jett Rink, quinquagénaire dans la seconde partie de Giant, fit douter et remettre en question son talent par la critique, et fit dire bien souvent qu'il était heureusement mort à temps. Dean ne pouvait réaliser cette mutation d'âge que le cinéma ne permet, même dans le meilleur des cas, que d'une façon toujours approximative. Notre jeune acteur eut beau consciencieusement se rafraîchir les tempes, se blanchir la tête, porter moustache, lunettes lourdes et noires, la morphologie de son visage résiste au vieillissement, et au travers du smoking ajusté, un corps juvénile se manifeste et refuse les années. Et puis James Dean n'était pas un acteur épique, non qu'il ne s'intègre pas dans une épopée, les photos de travail de Giant prouveraient le contraire, mais il ne s'y exprime pas. James Dean, acteur intimiste, avait besoin du plan confidentiel, à portée de la main et surtout d'une liaison tout aussi intime avec son metteur en scène.

Il a souvent été dit que James Dean s'entendait très mal avec George Stevens, "... que ce dernier n'appréciait pas beaucoup le jeu "écorché vif" de Jimmy, et Dean les remontrances de Stevens". Or, quelques semaines après la mort de James Dean, George Stevens rédige pour Modern Screen un bel article qui semblerait prouver le contraire: "Je viens de passer six heures avec Jimmy Dean, comme je l'ai fait presque chaque jour au cours des deux derniers mois. Il est toujours là-haut sur l'écran de la salle de projection en face de moi, me mettant au défi de ne pas aimer le moindre instant de son apparition dans le film. Et il n'est pas un moment de Jimmy que je n'aime, pas un moment dont la séduction ne s'allie à un parfait naturel. Peut-être est-ce sa manière de se faufiler obliquement derrière quelqu'un, le menton penché en avant, puis de cligner de l'oeil en marmonnant un bonjour. Peut-être aussi la façon dont il peut laisser éclater un rire enfantin tout en continuant à parler ou, sans perdre un iota de sa puissance d'expression, violer tous les préceptes dramatiques et jouer constamment le dos tourné à la caméra. Quand il y a tant de distinction et de force dans une personnalité, vous avez peine à croire qu'elle puisse être à jamais détruite. A moi, en tout cas, tandis que je monte son dernier film Giant, le Dean qui se tua en voiture par une fraîche soirée de septembre, dans le nord de la Californie, me semble irréel. Le seul vrai est le Jimmy que j'ai connu, et avec qui je continue à vivre..."

Il est un aspect de Jimmy qui surprendra peut-être nombre de ceux qui l'ont connu et fréquenté, une façon imprévue, toute simple, qu'il avait, de se réfugier dans le passé. Il tenait beaucoup à cette sorte de souvenirs dont se nourrit un sentimentalisme anachronique. Un de mes amis a eu entre les mains un album appartenant à Jimmy. Il y avait collé des coupures sur le théâtre, une critique d'Hamlet (peu importe qui jouait Hamlet et où la pièce était jouée, tout ce qui s'y rapportait le passionnait), une citation d'une autre pièce, une ligne à son sujet. Mais le gros de l'album se composait de choses très différentes, parfois en couleur. Collés sur une page, la cérémonie du mariage et les voeux nuptiaux, à une autre page les couplets de Loves old sweet song. Sur une page entière, un visage d'enfant, avec cette légende: "Observez le regard d'un enfant, vous y découvrirez des trésors illimités d'espérance."

"L'idée de jouer ou de voir quelqu'un jouer, était un stimulant incomparable pour Jimmy. Elle le pénétrait à ce point que je me demandais parfois s'il n'éprouvait pas quelque regret à se laisser imposer une existence que d'autres avaient fabriquée. Ce qui le fascinait, plutôt, c'était l'idée de se choisir sa propre existence. Qu'aurait-il choisi ? Je ne puis le dire exactement, mais quiconque a jamais rencontré Jimmy, ne peut se départir de l'impression qu'il était en route vers cette existence-là. Je l'ai su le premier jour où nous avons causé ensemble: je l'ai su la dernière fois où je l'ai vu. Il cligna les yeux à deux ou trois reprises, fit un geste de la main et disparut: "Au revoir. Je crois que je vais aller faire une balade dans la Spyder". La Spyder était le nom de série du fin scarabée d'argent que fut sa chère Porsche, la voiture sur laquelle il se tua".

Dans une autre déclaration, George Stevens affirme encore davantage sa considération pour le travail de James Dean: "Les gens demandent continuellement le secret de la réussite de James Dean comme acteur et l'emprise qu'il conserve sur l'imagination du public. Peut-être puis-je répondre à cette question. J'ai travaillé en très étroite collaboration avec lui sur son dernier film qu'il considérait comme un challenge. Le jeu de Jimmy était une mixture de nombreuses choses: technique, intelligence, travail. Il donnait l'impression d'être complètement naturel et d'improviser. Mais aucun détail n'était jamais impromptu. Il avait tout en tête et pouvait jouer une scène de la même façon autant de fois de suite. Un acteur travaillant sur sa seule inspiration, n'aurait pu faire cela".

En France, les critiques sur Géant furent dans l'ensemble assez partagées: "... James Dean, assez curieusement, jette d'étranges fausses notes dans ce concert d'images et de sentiments trop savamment arrangés. Son style de jeu est l'antithèse même de celui, sage et bien domestiqué, des autres acteurs du film" (Louis Marcorelles, Cahiers du Cinéma, janvier 1957). "Dans Géant, James Dean est fascinant de subtilité et de présence..." (Jean-Francis Held, Ciné-Révélation, mars 1957). "James Dean se montre sous son meilleur jour dans la première partie de Géant, mais sous son pire aspect dans la seconde. Pour incarner un quadragénaire, il lui a fallu tenter une composition, et il est tombé dans le cabotinage. Son outrance serait pire si le metteur en scène ne rejetait pas le plus souvent dans le lointain sa silhouette de pantin désarticulé" (Georges Sadoul, Les Lettres Françaises, 21 mars 1957).

Au terme de cette trilogie, dont le dernier volet se referme sur la ruine d'une vie, beaucoup ont voulu voir le testament prématuré de James Dean, que sa mort avait soudain révélé. Le fait reste que Dean avait préféré ce rôle à d'autres beaucoup plus flatteurs ou brillants. Le monstre sacré qu'il devenait allait-il finir monstre tout court, vaniteux, cabotin, pourri par une réussite trop rapide ? Surprenait-il déjà chez lui des symptômes qui trahissaient son idéal de jeunesse ? Il n'est pas défendu de le penser.

Après quinze ans, les trois films de James Dean sont devenus des classiques, mais déjà la nouvelle génération observe quelques réserves sur ces oeuvres: cela manque de virulence, les problèmes sociaux et politiques, l'érotisme et la sexualité en sont complètement absents. Il faut en prendre son parti: James Dean ne fut pas le garçon de 20 ans porteur des problèmes de son époque, ni un héros positif ni un révolutionnaire, ni même un révolté. James Dean a exprimé les crises éphémères et complexes de la prime adolescence dont la frontière est indéterminée comme dans un dernier sursaut d'enfance

Le générique de Rebel without a cause s'inscrit directement sur la première scène du film. James Dean, ventre à terre, allongé de tout son long dans l'espace et les points de fuites du cinémascope, manipule et observe un petit singe mécanique. Ivre, il charge d'affectivité émerveillée son puéril entretien avec la magie du jouet. Cette ouverture, presque symbolique, découvre l'un des aspects les plus originaux et les plus riches du talent de James Dean, celui de ses rapports sensoriels avec les choses. Rarement avions-nous senti un interprète appréhender objets et choses avec cette surprenante souplesse animale et nous donner ce que préconisait Antonin Artaud, en demandant au comédien d'être avant tout "un athlète du coeur" pratiquant dans une unité de jeu un "athlétisme affectif".

Cette félinité du corps et des membres est certainement la caractérisation la plus personnelle, sinon l'essence même du jeu de James Dean, et s'il fallait tenter de réduire Rebel without a cause et East of Eden à son principal interprète, nous dirions qu'il s'agit du manifeste le plus moderne sur l'art et la création de l'acteur au cinéma.

"...James Dean frottant lentement, interminablement, contre son visage fiévreux, une bouteille de lait glacé, est une image pour moi inséparable de cette scène de La Reine Christine où l'on voit Greta Garbo caresser de sa joue amoureuse les mordants du lit...".

Cette évocation de "la Divine" à propos de Dean peut paraître paradoxale ou abusive, elle est cependant l'une des plus justes qui soit, car le jeune acteur avait les mêmes facultés sensitives que son illustre aînée, celles de poétiser ce qui l'entoure et de recréer un univers à partir de sa seule personnalité. Dans ce combat d'expression, le physique de James Dean prend toujours le dessus, il engage son corps tout entier et celui-ci parle, constamment imprévisible. Le regard n'est jamais où l'on pouvait l'attendre, non plus que l'attitude, le mouvement ou le geste. S'il doit ramener un verre à lui, il se sert de son avant-bras. Avec son front, utilisé d'une manière tactile, une barre métallique révèle ses particularités de matière. Une cordelette devient entre ses mains un objet ironiquement sadique. Et qui ne pourrait être frappé par cette candeur douloureuse devant le cadavre de Platon, où James Dean accroupi, le visage crispé de sanglots, cherche par petites touches de sa main à contrôler l'inacceptable surprise de la mort, acte totalement inhérent aux bêtes et aux enfants ?

Il convient de se souvenir combien les objets les plus familiers changent d'emploi chez lui, ainsi un pull-over adroitement utilisé fera office d'abri, de lit et de chauffage, un manège forain devient un praticable de gymnastique, un blouson de nylon rouge un linceul. Il y a dans chaque instant, l'induction de menues choses: pas un plan qui ne nous montre Dean, pratiquant avec une sorte d'instinct lucide, l'inventaire de tout ce qui l'entoure. Ses sens expérimentent, utilisent, épousent et jouent de tout et de rien. Certains crurent nécessaire d'attribuer ces "discours physiques" au réalisateur, à cela Nicholas Ray répond: "Jimmy avait une grâce instinctive dans le mouvement, et il la développait en suivant les cours de Katharine Dunham. Déjà dans A l'Est d'Eden, la maladresse amère, lourde, incertaine de l'adolescence qu'il avait si parfaitement saisie, résultait d'un contrôle étudié de son corps. Il avait une réplique instantanée aux rythmes de la vie: le frémissement d'une muleta de matador, les percussions insistantes d'une danse africaine, la tension d'une course à grande vitesse. Il s'abandonnait à ces expériences comme à de magiques promesses d'un monde nouveau".

D'autres ne voulurent voir en James Dean qu'un épigone de I'Actor's Studio. Ici, Elia Kazan précise: "... On associe James Dean avec la "Méthode", or il n'a jamais appartenu à I'Actor's Studio. Il y a été deux fois en visiteur, il s'est affalé sur une chaise au premier rang, a regardé, mais n'a rien appris, n'a rien fait. Tous ceux qui parlent de la "Méthode", disent James Dean, or Dean n'a rien à voir avec elle. Il n'est pas un produit de cette école".

Le moins qu'on puisse affirmer est que la collaboration d'un acteur comme James Dean avec ses réalisateurs ne peut s'apparenter qu'à celui d'un chorégraphe avec son danseur, et le génie du mouvement comme celui du geste ne s'infuse pas. On a parlé de nature, d'exhibitionnisme, de superficialité, or, il s'agit d'un style, le jeu de James Dean ouvre sur une esthétique corporelle et expressive de la personnalité.

François Truffaut, en son temps, fut l'un des rares critiques à saisir toute la richesse de l'acteur: "Son jeu contredit cinquante ans de cinéma. Chaque geste, chaque attitude, chaque mimique est une gifle à la tradition. James Dean ne met pas en valeur son texte avec forces sous-entendus, comme Edwige Feuillère. Il ne le poétise pas comme Gérard Philipe. Il n'est pas soucieux de montrer qu'il comprend parfaitement ce qu'il dit. Il joue autre chose que ce qu'il prononce, il décale toujours l'expression et la chose exprimée. Le jeu de James Dean est plus animal qu'humain. C'est en cela qu'il est imprévisible. Il peut se mettre en parlant à tourner le dos à la caméra, il peut rejeter la tête en arrière ou bouler en avant, il peut lever les bras ou les lancer en avant. Il est de ceux qui échappent à toutes les règles, à toutes les lois."

Le saisissement que suscitèrent les créations de James Dean fit parfois crier au miracle, mais toute réflexion à propos du génie de l'enfant du siècle finissait toujours coincée entre Elia Kazan et Marlon Brando. Du premier, nous connaissons le rôle, sur le second, Dean a laissé deux fameuses protestations.

Il nous faut reconnaître que Montgomery Clift et John Garfield avaient, bien avant Marlon Brando, également travaillé la "Méthode Stanislavsky" avec Elia Kazan, d'où ce même air de famille entre les quatre comédiens, mais beaucoup plus que l'appartenance à une école, ce sont surtout certaines analogies caractérielles et physiques, portant sur des aspects bien déterminés, qui en font aujourd'hui en définitive un incomparable cartel d'acteurs.

Ce cartel a signifié son temps, moralement et physiquement, et ses héros sont devenus en quelque sorte les personnages tragiques d'une fatalité sociale de la chronique américaine allant de Roosevelt à la fin du maccarthisme. Au-delà de cette concordance, si le rayonnement de James Dean devint plus intense que celui de ces prédécesseurs, c'est qu'il en fut l'aboutissement logique en portant à la limite la sensibilité d'un style de comportement. Il y a des facteurs épiques et des acteurs intimistes et ceci est en l'occurrence l'une des différenciations majeures entre Brando et Dean.

Appartenant aux deux catégories, Brando peut aisément passer d'un personnage quasi-taciturne (Viva Zapata) au déluge verbal (Jules César), si bien que la parenté entre les deux acteurs, fondée en partie sur le rejet du dialogue élaboré, le refus des mots précis et de la diction parfaite, devient au sens propre un malentendu. Brando surprit le public par cette nouvelle manière de dire, un mot simple, balbutié, ayant du mal à sortir, était prolongé par une gamme de regards et de mouvements du visage. Les mots étaient annonés timidement en accord avec un geste particulier, il en résultait un enrichissement du mot au geste, et du geste au mot.

La cause principale de cette interprétation résidait dans le fait que les personnages de Brando se trouvaient être intellectuellement sous-développés et même illettrés (Sur les quais, L'Équipée sauvage, Viva Zapata). A l'inverse, les personnages de James Dean, que ce soit le Cal de A l'Est d'Eden ou le Jim de Rebel without a cause, sont des fils de famille, instruits, et qui n'ignorent rien du vocabulaire. Le mot devait se faire entendre sans difficulté, mais autant Brando le cherche, autant Dean le refuse. Chez Dean, une pudeur instinctive, commandée par l'âge de ses héros, fait toujours le geste précéder le mot, à moins que ce dernier ne soit complètement aboli. Dans East of Eden, lorsque Julie Harris lui désigne une employée mexicaine de son père et lui demande s'il lui a déjà fait des avances et de quelle nature, c'est avec ses yeux et de petits rires que Dean lui donne ici ses répliques. Quand son père lui refuse l'argent, aucun mot ne sortira des lèvres de Cal, mais un hurlement douloureux en crescendo. Avant de frapper son frère Aron, le paroxysme de la colère se déchaîne par un mot hurlé avec une telle force, qu'il se déforme en un cri sauvage. Dans Giant, à deux reprises, il beurre doucement l'espace du plat de sa main, effectuant ainsi une antiphrase gestuelle pour signifier ironiquement à Rock Hudson que tout est parfait, alors que ce dernier devient le dupeur dupé. Dans East of Eden, confiant à Julie Harris (Abram) son accablement d'avoir frappé sauvagement son frère Aron, dans une réflexion désespérée, il laisse tomber si brutalement la lourdeur de sa tête contre un pilier du balcon que sa partenaire en a une crispation de douleur. Ces actes de mortifications se retrouvent dans Rebel without a cause (le bureau du commissaire boxé avec rage): il ne faut pas y voir un besoin masochiste (comme chez Brando) mais toujours la manifestation désespérée d'une révolte contre lui-même pour des actes commis que la conscience juvénile refuse. Chez James Dean, le physique a toujours le dernier mot.

On peut considérer la star comme une personnalité ayant la charge d'un personnage porteur d'un univers spécifique. On peut distinguer deux types de personnages: les monolithiques (John Wayne, Charlton Heston) et les complexés (Humphrey Bogart, Marlon Brando). Les premiers, attirants pour un large public qui les apprécie passivement, engendrent rarement un souvenir impérissable, pas plus qu'une admiration inconditionnelle, ce qui est justement le lot des seconds. Les personnages complexes, beaucoup plus "habités", possèdent une gamme riche d'attitudes et d'expressions qui provoquent chez le spectateur des sentiments actifs et passionnés allant jusqu'à l'émulation.

Dans cette catégorie, James Dean est l'exemple le plus absolu. Dean ne fut pas une idole de son vivant, ce qui le mit à l'abri du maniérisme, du salut de ralliement pour teen-agers. Les attitudes de Dean font partie intégrante de son registre de comédien et l'on peut déceler directement les disciplines sportives auxquelles il s'était soumis: yoga, danse, tauromachie, qui sont à l'origine de cette expressivité corporelle.

Véritable exercice spirituel, il fait de ses poses des signes de ponctuation, de ses allures des dialogues du coeur, métaphores physiques que sont tout aussi bien ses postures et positions furtives qui lui étaient propres. C'est dans une scène aussi classique que celle d'un baiser que Dean donne toute sa mesure, le premier baiser que Cal donne à Abram en haut du manège (East of Eden). Au moment où leurs lèvres se joignent, Dean laisse bras tendus et mains en éventail, comme s'il subissait une délicate opération. Cette attitude, qui éternise ce premier baiser, déplace automatiquement le regard du spectateur des lèvres de Cal à ses mains, sauvegardant à la scène toute la pudeur qui lui convient.

De telles attitudes, qui ne doivent rien à la mise en scène, affirment une sensibilité de poète. Orchestrant cette sensibilité avec tout son être, le visage est aussi actif que les membres et ce que certains prirent pour des tics, étaient en fait de véritables mots d'auteurs. Dans un jeu ininterrompu du faciès, un rictus devient un trait d'humour, un toussotement une virgule, un embarras s'exprime dans un frottement de narines, une défaite dans une flexion du corps, les problèmes les plus fugaces de l'existence dans un mouvement musclé. Faire vivre intensément son être, tel était en définitive son irrépressible vocation.

Dans la phalange du mouvement "Actor's Studio" où il avait jailli, James Dean devait ouvrir aux acteurs comme aux metteurs en scène, des perspectives insoupçonnées, car Dean était un acteur en relation de connivence avec le cinémascope et devait contribuer largement à anoblir ce format très controverser à l'époque. En avait-il conscience ? Intuition ou conjoncture, on a l'impression que sa totale adhésion à ce format commande ses attitudes, à moins que ce ne soit le contraire. Sa manière de se comporter à l'intérieur du cadre devient presque organique. La conduite de son corps trouve intuitivement sa place comme les lamelles d'un kaléidoscope trouvent la leur.

James Dean trouva la mort le 30 septembre 1955, à 17h58, au volant d'une Porsche de compétition de couleur argent. Il se rendait à Salinas pour y disputer le trophée d'automne.

L'accident se produisit à l'intersection de la Highway 41 et de la route U.S. 466, au croisement de Grapevine, à 19 miles de Paso Robles (à 8 miles de Salinas), une voiture de tourisme venant sur sa gauche ne lui accorda pas la priorité. Son compteur, retrouvé bloqué, marquait 115 miles (soit 170 kilomètres/heure). La nuque brisée par le choc de la collision, James Dean mourut sur le coup.

Il était accompagné de son mécanicien Ralph Weutherich et suivi à quelques kilomètres par le photographe Sandford Roth et le play-boy Bill Hickman. Après Giant, James Dean était en passe de devenir une super-star internationale parce qu'il renvoyait au postulat hollywoodien fondé sur le principe de porter une personnalité à sa perfection. Mort, un autre James Dean allait recouvrir le premier: le James Dean mythique.

"... Extraordinaire hystérie collective, telle qu'on n'en avait jamais vue depuis les années 25 et la mort de Rudolph Valentino". Au lendemain de sa mort, les articles nécrologiques couvrent la presse. The Fairmount New, le journal local de sa ville natale, sort une édition spéciale. Les services de publicité Warner, qui préparent la sortie de Rebel without a cause et qui ont à prévoir celle de Giant, ne sont pas étrangers à l'opération. Tout le monde est interviewé, du père de James Dean jusqu'au maître d'hôtel qui lui servait ses repas à la Villa Capri (Los Angeles). Le mythe prend de telles proportions qu'il y aura gros à gagner pour celui qui possédera des photos non publiées de James Dean.

Une biographie est rédigée à la hâte, on met l'accent sur les points qui sont les plus attachants pour le lecteur, on trouve des analogies entre ses personnages et sa brève existence. Cela est renforcé, interprété, romantisé, et peut se résumer ainsi: il était une fois Jimmy, un petit paysan orphelin et solitaire. Plus tard, il chantait toujours Nature Boy. Pauvre et incompris de tous, il devint par la force de son seul génie, une vedette de cinéma. Il allait vivre un grand amour pur et sublime avec une douce Madone, la jeune Pier Angeli, mais la mère de cette dernière trouva ce garçon peu catholique et obligea sa fille à épouser un roucouleur mondain, Vic Damone. Le jour du mariage, Jimmy est caché près de l'église, d'où il voit sortir son amour désespéré, il enfourche sa moto et s'enfuit à 200 km/h. Dès lors, plus rien ne compte pour Jimmy et personne ne peut comprendre sa soif d'absolu. Le monde imbécile ne sait que moquer la simplicité qu'il met à s'habiller avec négligence, aussi, rien d'étonnant à ce qu'il se tue dans un beau geste, à 170 km/h.

Distribuée à tous les agents de presse, cette figure d'archange néo-romantique foudroyée par le mal du siècle, sera plus ou moins développée pendant dix ans dans toutes les publications du monde.

A une époque où l'on estimait l'idolâtrie pour les stars de cinéma en voie d'extinction, un intérêt posthume jamais vu (y compris l'enterrement de Rudolph Valentino) venait d'exploser. L'idolâtrie avait changé de fervents, elle s'adressait désormais aux moins de 20 ans. A la naissance du parlant, le mythe Valentino avait dévoilé les rêves secrets des femmes (qui affirmaient depuis toujours que pour un homme point n'est besoin d'être beau), au commencement de l'ère du scope-couleur, le mythe James Dean dévoila le narcissisme transcendant de la jeunesse.

James Dean marqua la fin d'une époque, celle des grandes stars, et le commencement d'une autre, celle des Idoles pour la jeunesse, d'où ce caractère de double visage en surimpression qui le fit déprécier autant que diviniser. Pendant des années, un jeu de miroir journalistique et littéraire n'aura de cesse de renvoyer le petit ange blond au culte. Le culte à la sociologie, la sociologie à la psychanalyse, la psychanalyse au mystère et le mystère à James Dean.

Philippe Labro put écrire: "Tout le monde se l'est accaparé: les pédés et les beatniks, les intellectuels et les camionneurs, les vieilles dames et les fillettes de 14 ans, les enfants de la banlieue et les minets du 16e arrondissement, les cérébraux de New York et les adorateurs du soleil de la Californie; il appartenait à tout le monde, James Dean: autant dire qu'il n'appartenait à personne".

Cette puissante attraction qu'il exerça sur la jeunesse n'a presque plus rien de surprenant et s'éclaire aisément. En 1955, il n'y a aucune idole juvénile, l'exemple du "phénomène James Dean" fut le catalyseur qui devait engendrer les multiples idoles à l'usage de la jeunesse qui n'ont cessé de croître depuis. Dean était donc dans ce sens attendu par son époque. Outre l'originalité de son talent en accord étroit avec son temps, sa personnalité extérieure offre la plus parfaite synthèse plastique de tous les composants physiques de l'adolescence. Sa mort subite déclencha la vulgarisation mythique. Nous passerons sous silence les diverses manifestations d'hystérie et de fanatisme, qu'elles soient collectives ou individuelles, que provoqua le culte James Dean. Ces faits plus ou moins vrais furent relatés avec complaisance un peu partout.

"... Le mythe atteignit son point culminant. Il se fit religion. On pleure en procession sur la tombe de James Dean", écrivait Pierre Gaxote, "comme Vénus pleurait sur la tombe d'Adonis. Trois millions huit cent mille fidèles étaient inscrits dans les clubs destinés à célébrer sa gloire. Plus d'un an après sa mort, quatre mille lettres à son nom étaient reçues quotidiennement par la Warner Bros... la vente de ses vêtements découpés en menus morceaux, au prix d'un dollar le centimètre carré, celle des débris de sa voiture, découpée au chalumeau après avoir été restaurée et promenée dans tout le pays, les réunions sur sa tombe ou dans les clubs avec audition de musique de films, de disques, récitation de poèmes ou de chants en son honneur, les invocations spirites enfin, tout cela rappelle, rejoint la dévotion chrétienne pour les reliques et plus sûrement les cérémonies religieuses du paganisme. Dans l'amour hystérique qu'on lui porte s'exprime la quête confuse d'un dieu à la fois solaire et violent, cousin peut-être de Dionysos, le plus souvent cité par les analystes du cas James Dean, mais qu'on ne saurait nommer".

Ce nouvel évangile selon Saint-Jimmy ne manqua pas de finir par irriter certains. Un article de l'écrivain John Dos Passos en témoigne encore par son titre: "Un sinistre adolescent qu'il faut tuer".

Qu'on le veuille ou non, des traces éternelles resteront de cette religion déjà ancienne. Ainsi James Dean a sa place au musée des figures de cire de Hollywood, dans sa tenue de Giant, parmi les immortels. Un tableau signé Kandall le représentant en Hamlet, est exposé sur le Sunset Boulevard, son buste sculpté par le même Kandall, trône dans le Hall des immortels de l'université de Princeton. Un autre buste monumental, que Dean avait lui-même commandé à la femme sculpteur Peyot Waring, occupe la place d'honneur du hall du lycée de Fairmount. The James Dean Mémorial Foundation deviendra une institution d'état au même titre que I'American Légion, et la municipalité de Fairmount, aidée par le gouverneur de l'Indiana, aurait créé une "Société d'entraide aux jeunes gens dont le physique rappelle de près ou de loin, celui du plus génial des enfants du pays" !. Plus prosaïque est la réplique grandeur nature du visage de James Dean, moulé en "Miracle flesh" (plastique qui a la propriété de se chauffer au toucher et d'imiter la chair). Une fabrique en vendit des milliers à travers les Etats-Unis à 40 dollars pièce. A l'instar de cette fabrique, un maquilleur de Broadway se limita à vendre des coussins comportant le portrait imprimé de James Dean, il fit fortune en trois mois.

En France, le culte James Dean fut beaucoup plus sage et se manifesta surtout dans les rues par de petits cortèges de filles et de garçons se promenant tristement, vêtus de blue-jeans, une médaille commémorative James Dean autour du cou. Un dandysme de pauvre pour certains, un refuge le temps d'un blue-jeans pour le plus grand nombre. Si le culte fut sage, il n'en passa pas moins par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.

D'abord, assez ignoré par la critique de gauche, James Dean devint vers la fin de la guerre d'Algérie le Lénine du cinéma d'un petit groupe de cinéphiles d'extrême-gauche qui accueillit Gérard Blain comme le successeur direct de Dean et de la révolte anti-fasciste. Le temps d'une revue qui se réclamait de l'historique, de l'éthique et de l'esthétique de I'Actor's Studio, et le mythe James Dean appartenait déjà à l'histoire.

En 1966, à l'occasion du dixième anniversaire de sa mort, la Warner Bros ressortit ses trois films en exclusivité dans plusieurs capitales, corrélativement les articles réapparurent et suscitèrent un "Revival James Dean". Une nouvelle génération découvrait Dean, avec cependant beaucoup moins de mysticisme que la précédente. Ces prosélytes manifestèrent pour l'acteur une admiration sentimentale et nostalgique que d'aucuns éprouvent pour les stars d'antan. Une "Fédération française des clubs James Dean" prit naissance, ayant pour but de réunir les deux générations de fans et tendant à promouvoir toutes les initiatives individuelles ou collectives concernant James Dean. Un bulletin d'information intitulé Jimmy's Memories était envoyé par abonnement aux adhérents et servait de liaison avec les différents clubs dispersés dans le monde.

Il ressort à l'évidence que James Dean restera un moment de la jeunesse. L'adolescent se découvre dans East of Eden, se rêve dans Rebel without a cause et s'inquiète dans Giant comme l'on s'identifiait hier aux héros de la littérature. Le charme qu'il exerce encore sur la jeunesse défie le temps, il suffit que ses films passent dans une salle de quartier pour que celle-ci soit comble pendant des semaines. La vogue des posters en est une preuve supplémentaire. Les éditeurs révélèrent que les plus grosses ventes de ces portraits géants dans les années '60 étaient ceux de Gérard Philipe et de James Dean. Deux visages de l'éternelle jeunesse, l'une appartenant au romantisme de la fin du dix-neuvième siècle, l'autre au romantisme de la fin du vingtième. James Dean est devenu aussi l'un des patron des jeunes comédiens de cinéma, et il eut sans doute été préférable quil ne fût que cela au lendemain de sa disparition. Mais l'idolâtrie a ses raisons que la raison ignore, ainsi le goût morbide que l'on imputa à la jeunesse dans le culte James Dean est discutable, car la mort de l'acteur fut beaucoup plus ressentie comme une fiction. Sa légende ne représenta en définitive pour ses adorateurs qu'un quatrième film et un bruit courut, qui a toujours ses croyants, faisant de James Dean un héros défiguré caché dans un hôpital. Il n'était nul besoin de cette vulgaire résurrection pour que James Dean demeure, puisque, nous le savons, les étoiles ne meurent jamais et les poètes font semblant de mourir.

James Dean n'est donc pas mort, il ne peut que "faire le mort", et reconnaissons que cet ultime rôle de James Byron Dean est tout simplement génial.

Marceau Devillers,

Marceau Devillers en librairie

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