Alfred Dreyfus

Entretien avec Madeleine Rebérioux
L'Affaire Dreyfus
Alfred Dreyfus

Le 15 octobre 1894 le capitaine Alfred Dreyfus (1859-1935), alsacien et juif, était condamné pour espionnage au profit de l'Allemagne, dégradé (épisode et célèbre humiliation de la cour de l'École militaire) puis envoyé dans le terrible bagne de l'Île du Diable. De 1894 à 1906, date de la réhabilitation de Dreyfus, l'Affaire déchaîne, divise, déchire la France entière et la République naissante: l'Armée, l'Eglise, les partis politiques, aucun corps, aucune institution, aucun citoyen n'échappe à la discorde. C'est au cours de la campagne de révision du procès qui commence en 1897 que la Ligue des Droits de l'Homme voit le jour. Au coeur des lignes de force du combat pour l'innocence de Dreyfus il y a la lutte contre l'injustice, l'illégalité, l'arbitraire, la xénophobie et la défense de ce qui deviendra la laïcité. Une nouvelle modalité de la citoyenneté moderne apparaît alors avec la figure de l'intellectuel. Il est inutile de préciser à quel point ces thèmes sont toujours actuels. Mais en quel sens ? et quelles leçons de l'Affaire faut-il aujourd'hui retenir ? quels parallèles peut-on établir entre cette crise qui a secoué le début de la troisième République et la crise actuelle: déclin du mythe républicain, montée de la xénophobie dans une Union Européenne fragile, recul du civisme ? Historienne, militante et intellectuelle au sens historique du terme, Madeleine Rebérioux (1920-2005) a présidé la Ligue des Droits de l'Homme et a publié de nombreux ouvrages de référence sur la France au tournant du XIXe et XXe siècle.

La République des Lettres: Je commencerais par vous soumettre deux des principaux défis auxquels l'antiracisme est aujourd'hui confronté: il y a d'abord ce que Etienne Balibar appelle le néo-racisme qui culmine dans la stigmatisation des différences culturelles. Contrairement au racisme qui s'appuyait sur l'hérédité de type génétique/biologique le racisme contemporain serait plus insidieux et il a pour thème dominant l'irréductibilité des différences culturelles; il retourne pour une part à l'antiracisme sa propre argumentation et c'est ce qui singularisait le débat sur le droit à la différence il y a quelques années qui a été repris par la nouvelle droite. Il y a ensuite cette autre version du racisme contemporain, j'essaie de les distinguer de manière un peu abrupte, que Pierre-André Taguieff appelle "l'hétérophobie" et qu'on peut subsumer derrière la capacité de dissimulation et de dénégation d'un racisme sournois qui ne se présente plus comme tel, bref, qui dépasse le cadre du racisme au sens philologique. Alors face à ces deux types de défis qui déstabilisent l'antiracisme, comment envisagez-vous la lutte concrète contre l'attitude raciste persistante qui consiste à enfermer les individus et les groupes à priori dans une détermination et une généalogie de type immuable, intangible ?

Madeleine Rebérioux: D'abord une précision: la Ligue des Droits de l'Homme n'est pas une organisation "antiraciste", mais elle occupe un terrain qui peut être celui de l'antiracisme; nous ne sommes pas le MRAP, la LICRA ou SOS RACISME, nous fonctionnons différemment. Ensuite en ce qui concerne le racisme biologique je crois effectivement qu'on y a renoncé depuis un certain nombre d'années même si il est encore par fois difficile de faire comprendre que là n'est plus l'essentiel: il faut dire en effet qu'il y a des cas où ce racisme-là demeure. Je lisais tout récemment un petit livre de Yann Queffelec qui s'intitule La menace et qui est très riche de ce côté-là, car ce qui y est dénoncé c'est bel et bien un racisme de peau qui présume là en substance que celui qu'on a devant soi est un scandale par le seul fait qu'il est nègre. Donc, je suis d'accord pour dire que là n'est plus l'essentiel dans le monde moderne sans oublier qu'il y a encore des traces de ce type de racisme, génétique. Quant à ce que Etienne Balibar appelle le "néo-racisme" c'est à dire le racisme différencialiste, je ne pense pas que l'appropriation dont il fait l'objet par la nouvelle droite ou la droite soit aussi récent. En France en effet, il en est ainsi depuis, à dire la vérité, la Révolution française, pour une raison simple: la Révolution est évidement fondée sur le principe de liberté, mais d'abord sur le principe d'égalité, elle a recherché avant tout l'égalité devant la loi et de ce fait elle ne visait pas la reconnaissance des différences qu'elle a au contraire tendu à effacer d'autant qu'elle était prise dans une guerre civile puis étrangère intense. Du coup l'espace qui était laissé à la droite et à l'extrême droite, c'est celui du combat pour la reconnaissance des différences, puisque le phénomène commence dès la Révolution lorsqu'en 1791 l'anglais Burke,un libéral qui passe au conservatisme, aux Tories, produit à Londres contre la Révolution française un pamphlet immédiatement traduit et qui va alimenter toute la pensée de l'extrême droite française àl'exception des apports proprement catholiques (ce n'est pas le cas de Burke) pendant toute la fin du dix-huitième, au dix-neuvième, et pendant une grande partie du XXe siècle. Son argumentaire consiste à dire qu'au fond les révolutionnaires oublient l'enracinement, oublient quel'histoire ne commence pas avec la Révolution, qu'on ne peut faire table rase du passé, et qu'on ne peut faire table rase des différences y compris des différences qu'on n'appelle pas culturelles à l'époque mais "provinciales". Donc c'est une thèse qui est vieille comme la Révolution, et qui d'une certaine manière est une conséquence, une contrepartie de la Révolution. C'est aussi la raison pour laquelle la gauche française a mis si longtemps à admettre qu'il y avait des différences culturelles et qu'on pouvait parfois s'y intéresser, notamment sous la pression des mouvements "régionalistes" occitans ou bretons. Mais elle s'y est intéressée aussi du fait de la présence des étrangers sur son propre territoire et notamment d'étrangers qui étaient des colonisés ou des enfants de colonisés, qui se trouvaient dans la situation de domination totale à la fois commeprolétaires et comme étrangers. Et du coup on a bien vu comment dans l'enseignement, primaire en particulier, l'idée qu'il fallait reconnaître ces différences est incarnée par des initiatives apparemment anodines et pourtant chargées de sens : on a par exemple demandé aux mères lors des fêtes scolaires de faire des gâteaux pour que chacun découvre les différentes couleurs du goût et des cultures. Ainsi a pénétré l'idée selon laquelle il y a desdifférences culturelles qu'on ne peut ignorer. D'ailleurs de grands socialistes français, notamment Jaurès qui du reste est un des seuls à avoir pensé quelque chose dans ce domaine, avaient dès le début du XXe siècle dit aux français: "Vous vous conduisez de façon absolument scandaleuse par rapport à la Tunisie, à l'Algérie ou au Maroc parce que vous ignorez la splendeur de la civilisation arabo-musulmanne". Jaurès en concluait qu'il fallait non pas maximiser les différences culturelles mais les percevoir et les aider à s'épanouir lorsqu'elles visaient des dominés absolus comme c'est le cas pour les colonisés; de surcroît il croyait que ceux-ci accéderaient un jour à la"civilisation universelle" c'est à dire, du point vue d'un socialiste français au début du XXe siècle, la civilisation européenne et d'origine gréco-latine. Je pense, et c'est aussi me semble t-il le point de vue de Balibar, qu'il y a des différences culturelles mais que l'essentiel est de ne pas les maximiser, de ne pas les essentialiser, de ne pas enfermer les gens dans un groupe ou une trajectoire prédéterminée. Alors si combattre le différencialisme culturel c'est s'attaquer à ce type de forclusions nous le faisons avec la dernière des énergies: un être humain ne peut êtreenfermé dans quoi que ce soit.

La République des Lettres: Que pensez-vous de cette capacité nouvelle du racisme à se dissimuler, à se dénier, à user de cette rhétorique sournoise de l'exclusion qui consiste à substituer un euphémisme à l'insulte ?

Madeleine Rebérioux: Je crois en effet que le racisme est conduit à l'euphémisation, et c'est l'un des effets hautement pervers en France de cette loi fondamentale et bonne contre le racisme qui est en vigueur depuis 1972. Les gens qui tiennent ouvertement un discours raciste (sauf à ne pas signer leurs appels, ce que certains savent très bien utiliser en passant) ont intérêt à l'euphémisation, à ne pas dire qu'ils préconisent le rejet de l'autre, à employer des mots douceâtres des "il faut bien comprendre que ces gens-là", etc. Il revient à ma mémoire qu'un tract assez étrange a circulé à Strasbourg, il a été envoyé aux professeurs de l'université, lorsque il y a quelques semaines ils se sont réunis pour modifier le nom de l'université des sciences humaines de Strasbourg à laquelle une majorité de professeurs voulait donner le nom de Marc Bloch, ce qui me semblait personnellement hautement légitime non seulement parce que c'est un grand historien mais aussi un grand résistant mort sous les balles de la Gestapo et parce qu'il a été profondément strasbourgeois: ce tract est assez extraordinaire parce que sans faire allusion aufait que Bloch était juif il dit en substance que donner le nom d'un résistant à l'université à deux pas de l'Allemagne est provocateur, que donner le nom de quelqu'un qui s'est fait tuer dans un combat contre l'Allemagne dans un pays où la culture allemande est si forte n'est peut-être pas judicieux... Il y a là donc un ensemble de vocables employés qui visent notamment à ne pas dire qu'il estjuif et de ce fait le document ne peut pas juridiquement être poursuivi. Incontestablement les gens qui étaient derrière cette opération savaient ce qu'ils voulaient faire: cela a eu des conséquences puisque la proposition de donner le nom de Marc Bloch à l'université n'a pas été retenue étant donné que les deux tiers des voix des professeurs n'ont pas été réunis. Il y a eu beaucoup d'abstentions. Ces pratiques de dénégation rendent les choses plus occultes certes, pourtant c'est aussi l'hommage que le vice rend à la vertu: on ne peut plus nommer de façon directe, on ne peut plus désigner les juifs comme étant juifs, et pour les autres c'est plus difficile aussi, il y a là malgré tout un progrès civique incontestable; c'est de là qu'il faut partir.

La République des Lettres: Dans un texte intitulé Racisme et nationalisme Etienne Balibar souligne la coextensivité historique des deux phénomènes: "le racisme sort du nationalisme,dit-il, le nationalisme sort du racisme". A l'époque où la construction européenne impose que toute forme de nationalisme passe sur un plan relatif, le véritable débat sur le modèle de souveraineté, sur la notion de frontière, ou sur les usages de lacitoyenneté n'a pas eu lieu. Il semble même que l'on assiste à des formes réactionnaires de cristalisations nationalistes/racistes. Comment expliquez-vous ce processus d'un point de vue historique ?

Madeleine Rebérioux: Dire que tout racisme découle du nationalisme, j'en suis parfaitement d'accord, depuis la fin du XIXe siècle; auparavant c'est plus contestable car le nationalisme est un phénomène politique et culturel qui apparaît à cette époque. Dans ce cadre précis je pense comme Etienne Balibar que le racisme est une des manifestations essentielles du nationalisme. A ce titred'ailleurs il me semble plus approprié de parler de xénophobie, qui est au sens philologique un des modes de présence du nationalisme dans notre société depuis l'Affaire Dreyfus: en effet les cris de haine proférés à partir de cette époque ne visent pas seulement les juifs, ils visent aussi les italiens quiarrivent en flots à ce moment là et qui sont massacrés allègrement par des ouvriers français notamment en 1893 au cours des massacres d'Aigues-mortes qui feront au moins 13 morts mais probablement bien d'avantage. On pourrait je pense trouver d'autres exemples de cet ordre. Les insultes qui sont alors lancées ou les modes de précautions dont la bourgeoisie — qui n'aime pas assassiner directement — fait usage à l'égard des gens que les ouvriers accusent de leur oter le pain de la bouche sont révélatrices: c'est bien en tant qu'étrangers que les italiens sont agressés, avant eux les belges et d'autres plus tard. Pour les juifs c'est la même chose car ce qui caractérise l'antisémitisme à la fin du XIXe siècle c'est qu'il est de moins en moins un antijudaïsme catholique (il le demeure encore dans quelques régions comme la Bretagne particulièrement fermées au différencialisme culturel) et religieux pour devenir de plus en plus un antisérnitisme nationaliste: les juifs deviennent les "étrangers" selon un processus qui n'a pas eu honte de se répéter maintes fois au XXe siècle. Dans La Libre parole, qu'il crée en 1892, Drumont écrira que les juifs sont "les plus étrangers des étrangers". Une telle parole est associée à beaucoup de choses, elle s'ancre dans de vieilles modalités de l'antisémitisme, et renouvelle d'anciennes formes d'accusations sans les répéter intégralement. Ces nouvelles modalités sont liées à un moment historique précis qui correspond au début del'émigration des juifs d'Europe centrale et orientale qui à partir des années 1880 fuient la reprise des pogroms en Russie (cela durera jusqu'à 1914), certains pour s'installer en Europe occidentale, notamment en France, d'autres pour poursuivre vers les Etats Unis. La manière de se vêtir, la pratique religieuse, la manière de se nourrir, de se coiffer, tout cela est considéré comme exorbitant par les Français qui les voient arriver. Dans le quartier du Marais ou dans le 9e arrondissement de Paris les juifs peuvent apparaître à certains égards comme plus étrangers que les Italiens qui au moins s'habillent "comme les Français" le dimanche alors que les juifs s'habillent "toujours autrement". L'utilisation des différences au bénéfice de ceux qui entendent infléchir la société à leur profit nous la voyons très bien fonctionner dans l'histoire du nationalisme français depuis la fin du XIXe siècle. Loin de fonctionner avec comme objectif final l'égalité qui contribue à définir le patriotisme et l'esprit républicain, ce nationalisme fonctionne à l'élimination, qu'on appelle aujourd'hui l"'exclusion"; je préfère quant à moi parler d"'élimination", c'est moins pudique et plus juste me semble-t-il. Il y a là deux comportements très différents: un patriotisme républicain qui conduit à faire en sorte que les gens deviennent le plus égaux possible et un nationalisme qui repose sur l'élimination. Dans l'esprit républicain-égalitaire nous avons déjà fait campagne et nous relancerons bientôt la campagne pour l'égalité devant le vote de tous les étrangers qui sont en France et pas seulement des étrangers "communautaires". Par ailleurs nous souhaitons poursuivre le combat contre ceux qui veulent les faire entrer dans des catégories d'où ils ne peuvent sortir ou les expulser : deux façon de les éliminer, l'une en les en écartant de la culture universaliste, de pratiques universalistes de la culture, l'autre plus brutale encore en les chassant de notre pays, en les en expulsant.

La République des Lettres: Un mot dans la suite de votre propos, au sujet du débat européen autour de la citoyenneté. La Ligue des droits de l'Homme a produit plusieurs études consacrées à ce sujet : à quel type de construction ou d'invention de la citoyenneté devons nous oeuvrer ? Une citoyenneté européenne ? une citoyenneté en Europe ? une citoyenneté d'Europe ? L'un des grands défis auxquels nous sommes confrontés n'est-il pas d' avoir à concevoir une citoyenneté non exclusive ? Car la grande difficulté qui surgit dans la mise en place du dispositif concret de la citoyenneté c'est d'avoir à trancher : dire qui peut y prétendre et qui n'y a pas droit, c'est-à-dire exclure...

Madeleine Rebérioux: Effectivement vous introduisez l'idée centrale selon laquelle la citoyenneté est un statut et que comme pour tout statut il y a des hiérarchies. C'est une des accusations traditionnelles de la droite et de l'extrême droite contre la citoyenneté de dire qu"'on ne peut tout de même pas la donner à tout le monde". Cette accusation est très bien analysée par Stéphane Rials dans son livre sur les problèmes issus de la Révolution Française. En ce qui concerne l'Europe, moi je ne sais pas ce que c'est une "citoyenneté européenne"... on n'en est pas là grand Dieu ! En revanche être citoyen en Europe ça peut avoir un sens. Un des objectifs de la Ligue des Droits de l'Homme c'est en effet de faire en sorte que tous les étrangers qui entrent en Europe puissent jouir des mêmes droits dans des conditions compatibles avec une loi que nous voulons la plus ouverte possible (donc incompatible avec les accords de Schengen dont la mise en oeuvre de fait constitue l'Europe en forteresse). Qu'ils soient issus des pays de l'Europe des douze, des pays de l'est et du centre de l'Europe qui se rattacheront à l'Union d'une façon ou d'une autre ou qu'ils viennent des sociétés les plus pauvres ou les plus dominées comme les pays ex-colonisés tous doivent pouvoir jouir des mêmes droits et notamment du droit de vote, celui qui est le plus souvent contesté. Nous nous mobilisons d'abord sur le droit de vote aux élections locales (la citoyenneté de résidence, locale, départementale, régionale) avec à terme l'idée que l'on passera à une citoyenneté plus large. Dire cela c'est une vraie bataille. On nous dit toujours que l'opinion publique en France y est hostile: elle l'est en effet lorsqu'on lui pose la question d'une certaine manière; mais lors qu'on demande aux gens s'ils sont d'accord pour que leurs voisins algériens, portugais ou camerounais dont les enfants partagent les mêmes bancs à l'école votent avec les mêmes droits, la réponse donne un "oui", faible mais un "oui" quand même. Ensuite ce qui est caractéristique dans ce domaine c'est la lâcheté des organisations politiques. Je l'avais écrit à Pierre Mauroy à ce moment là, j'étais extrêmement en colère, il m'avait répondu "ne vous inquiétez pas Madeleine, ca va passer, ce n'est qu'une affaire de quelques mois..." Naturellement ce n'était pas une affaire de quelques mois puisque à travers l'abandon du droit de vote des étrangers aux élections locales et ensuite, mais c'était inéluctable, l'accord du droit de vote des étrangers communautaires, on crée deux catégories d'étrangers. On dit que c'est au nom de la réciprocité: est-ce qu'on pourra obtenir que des français qui seront au Zaïre auront le droit de vote au Zaïre ? ce sont des formulations qui ne sont pas plus stupides que d'autres mais elles déplacent le problème sur le terrain juridique alors qu'elles n'ont pas d'ancrage historique réel. Or il se trouve que je suis historienne et dans la Ligue des Droits de l'Homme il m'est arrivé de faire circuler autre chose que du pur droit et notamment d'insister sur le fait que le droit et la société fonctionnent ensemble et d'ailleurs sur ce terrain-là j'ai travaillé sur les mêmes hypothèses que Etienne Balibar (et bien d'autres que lui évidement). Pour approfondir un peu la question il faut quand même reconnaître qu'il y a d'énormes difficultés liées à la réalité: car les pratiques de citoyenneté sont nationales; on vote partout en Europe, on sait comment on vote même aux endroits où cette idée n'a pas de prise significative; le vote est une chose, mais pour les pratiques de citoyenneté, qui sont parties prenantes de la citoyenneté c'est beaucoup plus compliqué... La France a valorisé des pratiques de citoyenneté, comme la manifestation par exemple ou les délégations auprès des pouvoirs publics, qu'elle a développées durant toute son histoire et qui sont issues de la Révolution francaise. En Angleterre les pratiques de citoyenneté s'approchent d'avantage des meetings et des pétitions, en Allemagne les pratiques de citoyenneté sont plus floues encore, je me demande d'ailleurs s'il y en a au sens où nous l'entendons... En France il y a des traditions de citoyenneté sur lesquelles je ne reviens pas, les Français par tradition savent ce que c'est que voter, mais aujourd'hui la réalité des abstentions est un véritable problème. Quand nous disons à la Ligue des Droits de l'Homme qu'il y a une crise profonde de la citoyenneté dans ce pays nous ne visons pas seulement par là la désaffection électorale, nous désignons aussi la raréfaction des pratiques citoyennes, la crise des associations, des partis, des syndicats, qui sont des outils de la citoyenneté. Il ne suffit donc pas de proclamer symboliquement l'existence du citoyen pour croire que la citoyenneté est enfin accomplie, qu'elle peut abattre toutes les frontières. Et par surcroît je suis attachée à ce que dans l'Europe chaque pays conserve et développe une culture politique propre: cela est possible à condition que le droit soit le même pour tous. Parce qu'on peut (on doit) uniformiser le droit... quant aux pratiques c'est une autre affaire, je suis suffisamment historienne pour savoir qu'il y a une longueur du temps dans ce domaine. La politique, la société, le droit sont encore marqués par la différence.

La République des Lettres: Vous êtes donc la Présidente de la prestigieuse Ligue pour la défense des Droits de l'Homme et du Citoyen créée en 1898 par Trarieux dans le contexte de l'affaire Dreyfus, du procès d'Émile Zola en particulier. L'Affaire a eu un siècle, le 15 octobre 1994, début de ce que vous avez appelé "l'Affaire avant l'Affaire". Il serait difficile d'un mot de synthétiser ce que peut représenter l'Affaire aujourd'hui. L'Affaire c'est la République qui n'avait peut-être jamais été autant menacée depuis qu'elle existait; à l'époque elle était encorejeune; L'Affaire c'est une crise de la République mais c'est aussi au fond après moultes péripéties une partde son triomphe: celui de la vérité, celui de la liberté d'expression, celui du respect, à travers Alfred Dreyfus qui n'est plus à partir d'un moment "ni un officier ni un bourgeois mais l'humanité même" dira Jaurès, et c'est bien aussi l'humanité qui triomphe dans la République... L'Affaire Dreyfus serait donc ce en quoi la République ne peut se mentir à elle même. En cela l'une des légitimités héritées de l'Affaire se résume dans cet acte de résistance contre l'obscurantisme raciste antisémite, acte de résistance de la raison universaliste incarnée dans les idéaux de la République. Pensez vous que le racisme actuel puisse être mis en relation avec une crise plus profonde et plus diffuse de notre culture politique républicaine ? Toutes les leçons positives de l'affaire Dreyfus vous paraissent elles actives aujourd'hui ? Que reste-t-il de l'esprit de l'Affaire aujourd'hui, quel est son enseignement le plus vivant ?

Madeleine Rebérioux: L'Affaire Dreyfus n'est pas seulement une crise de la République; elle est sortie de la crise de la République, elle en est l'expression paroxystique. C'est une crise qui a commencé dans les années 1889-1890 et qui se développe trèsrapidement: crise éthique, avec le scandale de Panama; crise sociale très profonde qui est aussi l'expression de la crise économique générale qui s'abat sur les sociétés modernes à partir de la fin des années 1870 (en France à partir du début des années 1880). Enfin et surtout c'est une crise politique. En effet les "bons" républicains de l'époque (parce qu'il y en a de "mauvais") les radicaux, les socialistes, brefs les "républicains avancés", ne se reconnaissent pas du tout dans les gouvernements républicains qui se succèdent depuis les années 1889 et plus particulièrementaprès que le Pape a demandé à ses fidèles en France de se rallier aux institutions républicaines. Comme toujours ce n'est pas le peuple qui se rallie mais les notables car ils comprennent à ce moment le bénéfice immédiat d'un tel geste, une grande partie des notables monarchistes en particulier. La République à laquelle ils se rallient, c'est la République conservatrice qui ne fait plus voter aucune loi sociale. Tout ceci convient très bien aux républicains modérés, aux républicains opportunistes, aux fidèles de Jules Ferry, de Gambetta (sauf exceptions). Le bloc conservateur centriste se constitue ainsi; il gouverne la France jusqu'en 1899, jusqu'à ce que Waldeck Rousseau crée le gouvernement de "défense républicaine", et ce changement annonce l'arrivée d`uneautre manière de gouverner et d'une autre politique: il y a dans ce gouvernement des gens comme Millerand, un socialiste (qui tournera fort mal après mais c'est une autre histoire) qui représente le "collectivisme", il suffit de relire la presse de l'époque pour avoir une idée du tollé et des hurlements qui accompagnent la constitution du gouvernement Waldeck Rousseau... "Monsieur Waldeck Rousseau, lit-on, l'espoir du conservatisme français: il ouvre la porte au collectivisme !". Mais tout cela a un sens historique: les élites sont en train de se renouveler. Des élites plus proches des aspirations populaires arrivent. Du point de vue de l'Affaire Dreyfus tout cela est à prendre en compte impérativement. Ce sont deux institutions qui sont plus précisément en cause dans l'affaire Dreyfus: l'Armée et l'Eglise. L'armée est en cause à l'évidence puisque c'est un conseil de guerre qui a condamné le capitaine Alfred Dreyfus contre toute application de la loi et que c'est pour complaire à la haute armée que le gouvernement républicain-conservateur, centriste, répète pendant plusieurs années qu'il n'y a pas d'affaire Dreyfus: "un jugement rendu par le Conseil de guerre ne peut être révisé" disent-ils, l'armée est toute puissante, elle est un corps dans la nation, mais elle est en cause directement. C'est la même armée au passage qui fait tirer sur les grèvistes à ce moment-là (la police n'avait pas cette charge à l'époque). L'autre institution atteinte c'est l'Eglise catholique. Par conservatisme politique et social, par un vieil antijudaïsme, l'Eglise catholique dans son ensemble, y compris donc les ralliés au gouvernement républicain, soutient le camp anti-dreyfusard avec son argent et ses journaux. On peut citer le journal La Croix qui est avec La Libre parole de Drumont le plus grand journal antisémite et xénophobe de France. Je mentionne aussi que René Rémond a compté au total seulement une quinzaine d"'exceptions" de catholiques dreyfusards, il a bien compté je crois. Comment sort-on alors de cette affaire ? Par les "voeux profonds du peuple français". Et les "voeux profonds du peuple français" c'est d'abord, et pour longtemps, que l'armée soit laissée intacte: il a suffit en effet qu'apparaisse durant quelques mois un homme "à poigne" (il l'avait montré contre les communards en 1871...) au ministère de la guerre, le Marquis de Galifait, qui exerce à ce moment là sa sévérité à l'égard des généraux en leur demandant de rentrer dans le rang pour que l'armée sorte totalement indemne de l'affaire Dreyfus. L'Eglise en revanche, paie les pots cassés, ce qui est bien normal, parce qu'en France le mouvement populaire est patriote donc il ne veut pas dire de mal de l'armée, "l'arche sainte" (excepté quelques ardents intellectuels et politiques anarchistes ou socialistes comme Jaurès) alors que le peuple français est anticlérical et en tire les conséquences. La première sera la loi sur les associations de 1901 qui est une loi ouvertement d'exception puisqu'elle exclut les congrégations religieuses de l'application de la loi, la seconde sera la loi sur la séparation des Eglises et de l'Etat de 1905. Mais tout cela est tout à fait normal, on sort d'une très grave crise de la République à la fois par les attitudes qui conviennent à la majorité du peuple français et par le renouvellement des élites, et même des élites qui viennent d'autres milieux car Poincaré et les autres c'est vraiment un monde différent de celui de Jules Ferry, et encore je ne parle pas des socialistes et des radicaux ou de la bourgeoisie proche de Waldeck Rousseau. Du point de vue de la xénophobie mon analyse revient à l'idée que l'Affaire Dreyfus est d'abord une crise de la République croisée avec l'émergence d'un nationalisme étroit. Car sans la crise sociale (grèves), politique (représentativité), éthique (scandale de Panama), la xénophobie recule et c'est ce qui se passera en France au début du XXe siècle: les propos antisémites qui émaillaient encore au moment de l'Affaire Dreyfus les discours syndicalistes, socialistes, et plus encore les radicaux (je ne parle même pas de la Droite) disparaîtront progressivement. Les difficultés vont se déplacer vers autre chose... La première guerre mondiale.

La République des Lettres: Comme vous savez il se dit et se publie beaucoup de choses depuis quelques années sur l'état de la République et de ses missions fondamentales plus ou moins bien assumées... Dans quelle mesure y aurait-il aujourd'hui une crise plus profonde dans la République alors que l'Affaire était plutôt une crise de la République ?

Madeleine Rebérioux: Il ne me semble pas, contrairement à ce qu'on répand ici où là, que la République est beaucoup plus profondément en crise qu'elle l'était à la fin du dix-neuvième ou au début du XXe siècle. Elle l'est sur un point, c'est que les gens ne votent plus ou très peu. Cette raréfaction des pratiques civiques est la grande différence avec la fin du XIXe siècle, car au temps de l'Affaire Dreyfus les gens continuaient à voter à toutes les élections à 78 / 80 % des inscrits, et les gens continuaient à s'inscrire même si comme toujours les plus misérables ne vont pas se faire inscrire sur les listes électorales. C'est la seule différence profonde, car sur d'autres plans je crois que nous sommes dans une crise du même type: économique, sociale, éthique. Politiquement cette crise n'est pas axée sur les problèmes de religion, ce qui là est peut-être différent de la période de l'Affaire Dreyfus. Même s'il est difficile de faire ce type de comparaisons en histoire il me semble en effet que de la fin du dix-neuvième à maintenant ces crises se recoupent: au fond il s'agit de les replacer dans la modernité politique. L'antisémitisme a peut-être considérablement reculé en raison de la présence du génocide dans la conscience commune mais la xénophobie n'a pas diminué d'intensité sous une autre forme certes, puisqu'elle s'exerce à l'encontre des ex-colonisés, qui sont les plus méprisés et exploités dans ce pays. Le nationalisme colonial pèse fortement sur les formes que prend le nationalisme xénophobe dans la France de la fin du XXe siècle.

Propos recueillis par Olivier Morel,
15 décembre 1994

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Paris, mardi 19 mars 2024