Dans la petite église anglo-normande d'East Coker, sous une dalle si modeste que l'on sait à peine qu'on la foule avant qu'il ne soit trop tard, repose les restes mortels de Thomas Stearns Eliot. Mais le visiteur attentif découvre également comme un exergue secret à son oeuvre qui a tant fait pour modifier le langage poétique anglais. En effet, au dessus du porche d'entrée, mais visible seulement de l'intérieur, végète une armoire de l'époque Tudor portant, dans une graphie difficilement déchiffrable parce que d'époque, la devise: "N'abominez rien tant que le changement". Ce paradoxe dialectique était sans doute de nature à plaire à l'auteur des Fours Quartets et de Murder in the Cathedral. N'avait-il pas voulu que figure sur sa tombe à East Coker l'incipit du second poème des Fours Quartets: "My end is my beginning"? Outre les évidents et très profonds attendus métaphysiques et théologiques de ce demi-vers devenu épitaphe pour clore la vie comme il avait clos l'oeuvre, il y avait peut-être de la part du natif de Saint-Louis, Missouri, un grain de malice espiègle qui aurait été apprécié d'un autre illustre concitoyen de cette même ville natale, un dénommé Groucho Marx. Car n'était-ce pas là, pour un auteur américain, un tour désopilant, après avoir su impeccablement ou presque mener à bien le remodelage chirurgical de la forme, de la diction et jusqu'à l'histoire de la poésie anglaise, que d'avoir réussi à se faire passer pour le plus anglais des auteurs anglais, et même pour plus anglais que les Anglais, puisqu'il avait su s'approprier leur tradition, et devenir mieux qu'eux détenteur de ses sources et de son origine? Après avoir été le suppôt et le pourvoyeur principal du Modernisme, avoir réussi à s'intégrer, à se fondre presque sans bruit dans ce paysage sourcilleusement immémorial de l'Angleterre profonde, avec une aussi convaincante et émouvante évocation de l'immuable?
Car il ne faut pas s'y tromper. Ce grand poète qui s'est fait plus anglais que les Anglais est avant tout un auteur américain, vivant une problématique de la conscience américaine: à savoir, entre autres, celle d'une conscience puritaine éclairée confrontée aux contradictions du libéralisme. C'est ce qui explique sans doute à la fois la tentation du retour à l'Europe, l'idéalisation de la "Chrétienté" des origines, et ce goût pour le versant mélancolique et pessimiste du Modernisme, ce mélange savamment dosé de réaction et d'audace formelle qui a si profondément remodelé le paysage littéraire de l'Angleterre. En somme si, face au déferlement matériel et philistin de l'Amérique, un Ezra Pound a finalement subi la tentation caractéristique du fascisme, Eliot lui, a opté pour la solution non moins pessimiste, mais infiniment plus respectable, du retour à la tradition, voire même à un traditionalisme qui en d'autres circonstances politiques, ou politico-géographiques, l'auraient vraisemblablement acculé à des choix autrement plus dramatiques.
Si le retour à l'anglo-catholicisme et à l'idéologie monarchiste d'un Dante Alighieri est effectivement d'Américain acculturé (sinon, en d'autres cas de figures, de parvenu en mal d'assimilation), Eliot — comme d'ailleurs Pound — a gardé de ses origines véritables la fougue réformatrice et le pessimisme moral de ses aïeux puritains de la Nouvelle-Angleterre. Il est à ce propos intéressant de voir à quel point cette fibre calviniste se marie bien dans l'oeuvre comme dans la vie éditoriale d'Eliot avec ce qu'Antoine Compagnon appelle "la pulsion purificatrice du Modernisme". Mais grâce à cette configuration idéologique si particulière du modernisme conservateur d'Eliot, son "jansénisme" d'avant-garde va imprimer une direction singulière au développement de la modernité poétique en Angleterre, l'infléchissant pour des décennies dans le sens d'un néo-traditionalisme formel mâtiné d'un anti-intellectualisme assez évident. Il serait aussi, par ailleurs, intéressant de se demander si ce trait de caractère littéraire d'Eliot n'a pas conduit également à des malentendus dans le monde poétique français, où l'on est peut-être quelquefois tenté de revêtir des oripeaux aristocratiques de la High Modernity réactionnaire d'un Eliot ou d'un Pound les intransigeances d'une avant-garde micrologique.
Si tel devait encore être le cas, il me semble que par un tel amalgame — qui certes se justifie jusqu'à un certain point du point de vue de l'humeur — on courrait le risque de tromper par deux fois de perspective le lecteur. D'abord par annexation à contresens pur et simple: T.S. Eliot n'est pas, et n'a jamais été à proprement dire, un poète et encore moins un penseur d'avant-garde. Ensuite, parce que l'on aura ainsi tout simplement omis la complexité de sa problématique, la nature contradictoire et paradoxale de son modernisme, avec tout ce que cela peut nous apprendre, grâce à la perspective du temps, sur celle de la modernité occidentale elle-même.
Saisir le High Modernism de T.S. Eliot dans ses paradoxes et ses contradictions, et non pas les occulter par annexation et amalgame, nous semble être la manière la plus fructueuse et la plus vivante d'aborder le grand missourien aujourd'hui, en suivant son périple rétro-actif vers l'Europe médiévale comme une retraversée — donc une réouverture — des origines, et non pas comme un simple problème d'erreur d'aiguillage politique.
Aujourd'hui, dans un monde désormais multipolaire où, malgré les apparences, aucune puissance solitaire n'est assurée de sa domination, aucun système politique ou scientifique de la tranquille jouissance de la vérité absolue, un monde condamné à un procès continu de confrontation, de remise en cause et de transpollenisation mutuelles, d'aucuns — et ils sont nombreux! — seraient tentés d'essayer d'éluder les rigueurs d'un tel brassage par la régression et la fermeture sur de frileuses nostalgies simplificatrices. Et dans un sens l'odyssée rétroactive, le tour insolite pris par T.S. Eliot, mais aussi celui de Pound, de Joyce, et de bien d'autres, seraient paradoxalement annonciateurs d'un tel processus. Car ils auraient compris, bien avant d'autres, que la véritable modernité consisterait non pas en un stérile contrepoint entre la répétition servile de la tradition et sa négation désormais non moins convenue, mais dans une ré-écriture perpétuelle des origines. Et ce faisant, même s'ils ont eux aussi subi parfois les tentations de la réaction, du pessimisme moral et politique, et même de la fermeture xénophobe, ils ont tout de même su réouvrir la question de la Tradition comme procès de transformation non finie (et éventuellement non finalisable).
Car c'est bien d'une expérience précoce de la modernité — en l'occurence sur le versant du capitalisme libéral déferlant — que le Modernisme d'Eliot, d'abord pessimiste et mélancolique avant d'être réactionnaire et traditionaliste, prend son biais. Quelque chose en lui subodore très tôt la faillite de l'ordre moral, de la virile philantropie optimiste et déiste de ses pères. Une question maternelle, peut-être, le pousse du côté de l'Europe la pécheresse et de ses vieilles blessures. Mais il y apporte toute son énergie et sa vigueur d'Amérique, sa liberté novatrice et son ouverture au rythme. Cela fait que le poète de Saint-Louis n'est pas un traditionaliste comme les autres (pas plus que Pound est fasciste comme un autre, mais avant tout "le dernier américain à vivre la tragédie de l'Europe" — Allen Ginsberg).
Qui dit poésie, dit énergie, mobilité désentravée, capacité de transformation, rythme. Le jeune Américain des premières décennies du XXe siècle qu'est T.S. Eliot possède ces qualités à un degré et avec une ampleur de vision qui semblent être largement refusées à ses contemporains anglais (pour ne pas parler des autres Européens). Pour lui, l'écriture poétique est un acte spirituel, intellectuel, affectif et moral à la fois. Parce que c'est un homme neuf, avec une énergie neuve. Dans sa fuite éperdue vers les origines il met le doigt sur une des causes essentielles de la décadence européenne: cette dissociation of sensibility, cette séparation des facultés intellectuelle et émotionnell, esthétique et morale, qui fait que la poésie n'est plus un acte total, fondateur, mais reléguée dans un sous-ensemble privé de sens; le genre vaguement lyrique de l'effusion personnelle. Quoique l'on puisse penser du biais de son périple philosophique et intellectuel, le poète du Waste Land a su réagir avec une énergie étonnante dans la communauté intellectuelle anglo-saxonne contre cette relégation de la poésie comme genre subjectif en dehors de l'espace public et institutionnel. C'est peut-être aujourd'hui cette reconduction d'un élément essentiel de notre tradition européenne, cette révolte permanente contre la séparation des facultés et des savoirs, ce refus de l'avilissement de l'intégrité de la recherche spirituelle humaine, qui fait encore de lui une étoile de première magnitude au firmament planétaire de la poésie.
Patrick Hutchinson,
15 mars 1991
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