Henry Murger est né à Paris le 24 mars 1822, dans une maison de la rue Saint-Georges dont ses parents étaient concierges. Un propriétaire chez lequel ne brillaient ni le sentiment de l'humanité ni celui de la reconnaissance, après avoir eu le pauvre ménage à son service pendant trente-cinq ans, le jeta tout d'un coup sur le pavé, dans un jour de fantaisie brutale. Heureusement la Providence est là pour réparer l'absence de cœur et les sottises de messieurs les bourgeois de Paris. Elle ouvrit une loge plus vaste, rue des Trois-Frères, à la famille exilée. Notre concierge y monta un petit atelier de tailleur.
Si les fées ne viennent plus s'asseoir au berceau des hommes pour prédire à chacun de nous sa condition future, elles cédent la baguette magique aux circonstances, et nous voyons celles-ci conduire ostensiblement Henry Murger à sa destinée d'artiste. Le premier étage de la maison de la rue des Trois-Frères était habité par Garcia, père de la Malibran. Garcia mourut en 1832; Lablache et Baroilhet vinrent tour à tour loger au même étage. Des deux maisons voisines, l'une appartenait au peintre Isabey, l'autre à M. de Jouy, de l'Académie française; Jouy, vieux classique édenté; suant le matérialisme dans une peau voltairienne, s'était sacrilégement avisé d'élever un temple au patriarche de Ferney. Ce temple, d'une abominable architecture grecque, avait un frontispice criblé de rimes toutes en l'honneur du père de la Pucelle, et formait le principal ornement du jardin. Dans son cabinet, sous un énorme globe en verre; le maître de la maison montrait avec orgueil la toge et la perruque de Sylla; «portés si noblement, disait-il, par le grand tragédien que la Comédie-Française ne remplacera jamais.» La bibliothèque du vieil auteur était fort originale. Elle se composait de huit ou dix rangées de flacons affectant la forme de livres, et contenant des vins exquis ou de fines liqueurs. Au dos de chaque volume on lisait: Esprit de Montesquieu, Esprit de Rousseau, etc.
M. de Jouy, comme toute la peuplade d'artistes, avait pris en affection le jeune Murger. La Malibran faisait danser sur ses genoux le fils de son concierge. Henry partagea les jeux d'enfance de Pauline Garcia, et, si nos lecteurs ont la curiosité d'en apprendre davantage, ils trouveront à la fin des Scènes de la vie de jeunesse, une charmante nouvelle qui a pour titre Premières Amours d'un jeune bleuet. Cette nouvelle est de l'autobiographie toute pure. Le héros est Murger en personne à l'âge de dix ans. Sa mère l'habillait en bleu de la tête aux pieds, ce qui explique le surnom de Bleuet que lui donnait tout le voisinage. Quant à l'héroïne de ces précoces amours (elle va sourire en lisant son nom), c'était la délicieuse jeune fille qui, depuis, est devenue madame Thalberg.
Henry, jusqu'à sa treizième année, suivit les cours d'une école élémentaire. Possédant une orthographe passable et une coulée magnifique, on l'envoya chez un avoué, M. Cadet de Chambine, pour y remplir les humbles fonctions de petit clerc.
Trois ans plus tard, en 1838, M. de Jouy le fit entrer, comme secrétaire intime, chez ce fameux comte Tolstoy dont nous avons parlé dans la biographie de mademoiselle Georges. Le comte exerçait à Paris une mission double. Officiellement il était chargé de correspondre avec le prince Ouwaroff, ministre de l'instruction publique à Saint-Pétersbourg et lui envoyait des notes sur tout ce qui se passait à l'université de France; mais, officieusement, M. Tolstoy était le surveillant politique du tsar, auquel il adressait une foule de dépêches sous le couvert du comte de Benkehdorff, son favori. Notre jeune secrétaire transcrivait ces dépêches. Bientôt le patron lui trouva trop d'intelligence et jugea convenable de faire lui-même la besogne. L'emploi de Murger devint une franche sinécure. Il consacrait tout son temps à lire les poésies de Victor Hugo et à s'exercer à la rime, en étudiant ce grand maître de l'art moderne.
Quelques numéros de la Némésis étant tombés sous la main du jeune homme; il se prit d'une belle indignation contre Barthélemy, que toute la presse accusait d'avoir renié son premier culte politique.
Mi Tolsloy faisait alors imprimer un livre sur la législation russe. Henry obtint de l'imprimeur, comme gratification la mise au jour d'une satire de cent soixante vers, où Barthélemy était rudement houspillé. Fidèle à la couleur de son enfance, Murger se décide à orner d'une splendide couverture bleue cette première élucubration de sa muse. Il porte lui-même les feuilles chez le brocheur. Le lendemain, il y retourne pour chercher des exemplaires. Pénétrant dans l'atelier de brochage, il aperçoit un monsieur qui lit ses vers avec beaucoup de calme. On peut même deviner sur ses lèvres l'intention d'un sourire. Ce monsieur lève la tête juste pour surprendre un signe expressif adressé à l'arrivant par le chef d'atelier.
— Ah! ah! s'écrie-t-il, voici notre auteur satirique, sans doute?
Le secrétaire du comte Tolstoy, qui n'a rien compris à la pantomime du brocheur, salue en guise d'affirmation.
— Vous semblez fort jeune? lui demande le monsieur.
— J'ai dit-sept ans, répond Murger.
— Alors vous êtes pardonnable… C'est de la poésie comme on en fait à votre âge: mauvaises rimes, consonnances choquantes… Écoutez plutôt! Je prends quatre vers au hasard:
Pour moi, poète enfant, quand je lis Némésis.
Par l'admiration tous mes sens sont saisis,
Et, mettant à profit ma jeune poésie,
J'admire l'apostat, mais non l'apostasie.
Outre ces terminaisons désagréables à l'oreille, sentez-vous qu'il faudrait, au second vers, prononcer saisisse, afin de ne pas rimer uniquement pour l'œil? Je ne parle ici que de la forme. Quant au fond, vous comprendrez que je ne puis être juge dans ma propre cause.
— Ah! mon Dieu! balbutia Murger, seriez-vous?…
— Je suis Barthélemy, pour vous servir et renouveler, quand il vous plaira, cette leçon de prosodie… J'ai bien l'honneur de vous tirer ma révérence!
Murger était sous l'empire d'une humiliation profonde. Il emporta ses brochures, mais pour les jeter au feu jusqu'à la dernière.
Chez le comte Tolstoy, il touchait quarante francs par mois. Le chiffre était modeste. Néanmoins il dépassait de beaucoup encore la juste rémunération des travaux du jeune homme, qui n'avait absolument rien à faire. En le voyant se destiner aux lettres, le grand seigneur russe pensa que cette petite pension ne lui serait point inutile. Murger la conserva dix années consécutives, et jamais il se parlait du comte sans un vif sentiment de gratitude. Au bout de la troisième année, il n'entrait plus chez son patron, logé à l'hôtel de Montmorency, qu'à la fin de chaque mois, pour y toucher ses appointements et pour lui porter les publications nouvelles, avec la facture du magasin de librairie où il les achetait par ordre.
Murger avait permission de couper les feuillets de chaque ouvrage et de le lire; puis on envoyait les volumes à Pétersbourg. Les nombreuses lectures, à défaut d'études classiques, lui donnerent un style et le mirent au courant de toutes les ressources de la langue. Il était encore chez M. Tolstoy quand éclata la Révolution de février.
Murger vint annoncer au comte la prise des Tuileries. En même temps il lui apporta la liste du gouvernement provisoire. Les dépêches, ce jour-là, furent si nombreuses, que M. Tolstoy pria son secrétaire de l'aider un peu. Cela tombait mal. Depuis dix-huit mois environ, l'Artiste, d'une part, et le Corsaire, de l'autre, avaient accepté quelques nouvelles du jeune homme, et le second journal publiait justement alors un feuilleton de lui, sous ce titre: Orbassan le Confident. L'auteur donnait sa copie au jour le jour. Ne voulant pas désobliger le comte, il se mit à rédiger tout à la fois les dépêches et le huitième chapitre de sa nouvelle, que les compositeurs attendaient à l'imprimerie. Ce travail achevé, Murger prit de la cire et cacheta les missives; mais, dans sa précipitation, il glissa le huitième chapitre d'Orbassan sous l'enveloppe destinée au tsar, et la dépêche du tsar sous l'enveloppe destinée au Corsaire. Viremaître, directeur du journal, tomba des nues en lisant la lettre suivante:
Sire,
La révolution triomphe. A l'heure où je trace ces lignes, le peuple, maître des Tuileries, y porte le saccage et la désolation. Louis-Philippe et sa famille sont en fuite. MM. de Lamartine, Ledru-Rollin, Louis Blanc, Marrast et consorts, assemblés à l'Hôtel-de-Ville, y règlent les destins de la France, etc.
Si Viremaître fut étonné, le tsar dut l'être bien davantage en recevant, au lieu des importantes nouvelles qu'il attendait, une longue tartine dialoguée, portant au dernier feuillet ces mots sacramentels: La suite au prochain numéro. Le petit-fils de Pierre le Grand eut l'indélicatesse de ne point renvoyer à Murger sa copie.
Le jeune auteur entrait alors dans sa vingt-sixième année et l'horizon littéraire commençait à lui ouvrir d'assez belles perspectives. On lui commandait des travaux, mal payés sans doute, mais autour desquels la publicité agitait ses ailes sonores.
Au moment où il avait le plus d'occupation, le comte Tolstoy le fit demander à l'hôtel de Montmorency. Un vieil amiral russe était venu tout exprès de Saint-Pétersbourg, afin d'étudier à Paris le droit civil, et principalement la partie qui traite des cours d'eau et de la mitoyenneté. M. Tolstoy jugea convenable de lui prêter son secrétaire. Celui-ci, non-seulement dut venir en aide au compatriote du comte dans ses recherches, mais encore il eut mission de lui lire quantité d'ouvrages relatifs à un sujet d'étude absolument étranger aux belles-lettres. Cela devenait d'un soporifique affreux. Tout le temps de Murger était usurpé par cette besogne assommante. Il n'avait plus une minute à consacrer à ses feuilletons. Essayant de recourir à la feinte, il eut l'air d'être pris d'un rhume opiniâtre. Mais le vieux Russe ne sembla pas compatir le moins du monde à ses quintes de toux. Bref, à bout de patience, et voyant que l'amiral s'obstinait à ne lui laisser ni repos ni trève, Murger envoya dire un beau matin à l'hôtel de Montmorency que son rhume dégénérait en fluxion de poitrine. A dater de cette époque, on ne le vit plus entrer chez le comte, même pour y palper ses honoraires.
Ces détails nous ayant fait glisser un peu vite sur les débuts de l'écrivain, nous retournons à cinq ou six années en deçà du point biographique où nous sommes.
La rime, chez Murger, fut longtemps une passion malheureuse. Il n'avait aucune sympathie pour la prose, et la regardait comme indigne d'un auteur qui se respecte. Son aventure avec Barthélemy ne lui inspira que plus vivement le désir d'escalader les élévations du Parnasse. Nous le voyons, à l'âge de vingt et un ans, colporter d'éditeurs en éditeurs un manuscrit versifié qui avait pour titre Via dolorosa. C'était une sorte de Vie de Bohème sous la forme lyrique. Aucun libraire ne voulut publier ce livre, dont nous retrouvons l'extrait suivant dans un petit journal de théâtre, mort en 1843.
Deux routes à mes pas s'ouvrent: dans la première
Marche, en se coudoyant, une foule vulgaire,
Des ambitieux nains, des esprits routiniers,
Gens d'étroite cervelle et d'appétits grossiers,
Tous pétris et formés d'une argile commune,
Tons par quelque trafic courant à la fortune,
Et quelques-uns parfois obtenant sa faveur
En prenant des sentiers trop étroits pour l'honneur
L'autre route, plus vaste, est la route choisie
Où, dans tous ses détours suivant leur fantaisie,
A travers des clameurs de louange ou d'affront,
Cheminent gravement, touchant le ciel du front,
Couronnés de lauriers ou couronnés d'épines,
Tous les hommes créés, pour les choses divines;
Tous les esprits d'élite et les vastes cerveaux
Sortis d'un moule où Dieu s'est créé des rivaux;
Tous ceux dont la pensée est une urne profonde
Qu'ils ont la mission de verser sur le monde,
Et qui peuvent crier quand ils meurent: «Voilà
Que le monde a perdu tout ce que j'avais là!»
Cette seconde route, immortelle et sacrée,
C'est la route de l'art…. etc.
Murger était alors un poète démocrate avec une teinte légèrement classique. Voyant les éditeurs s'obstiner dans le refus de ses chefs-d'œuvre, et ne recevant de son patron russe qu'une somme insuffisante pour l'habit, la nourriture et le logement, il essaya d'accroître son budget en se livrant à la peinture. On a de lui des aquarelles à faire dresser les cheveux. Champfleury rencontra pour la première fois celui qui devait être un jour son plus intime camarade au milieu d'une horde indescriptible d'auteurs tragiques méconnus et de Michel-Ange en guenilles. Tous ces peintres avaient des noms bizarres.
L'un s'appelait Chien-Caillou, un autre s'appelait Lazare, un troisième le Christ, un quatrième le Gothique. Parmi les auteurs de tragédies se trouvait le fameux Leliou, qui ne déclamait jamais ses vers sans avoir préalablement orné sa nuque du significatif bonnet rouge. Lié presque aussitôt avec Murger, Champfleury le retira de ce guêpier de la bohème démocratique. Il le fit rougir de ses aquarelles et condamna ses rimes avec une implacable rigueur.
— Malheureux! lui dit-il, écris en prose, ou tu ne gagneras jamais ta vie!
Stimulé par le futur auteur de Mademoiselle Mariette, Murger divorça brusquement avec la muse. Les deux amis composèrent des vaudevilles pour le Théâtre du Luxembourg, vulgairement appelé Bobino. M. Tournemine, alors à la tête de cette vaste. administration dramatique, lisait les pièces au contrôle et recevait les auteurs en délivrant des contremarques.
Champfleury et Murger demeuraient ensemble. Depuis Oreste et Pylade ou n'avait pas vu d'amitié plus étroite et plus sincère. Ils s'accordaient admirablement pour tout au monde, excepté pour le travail, dans lequel ils ne purent jamais apporter la moindre unité. Champfleury travaillait le jour, et Murger ne pouvait travailler que la nuit, au milieu d'une consommation de demi-tasses à épouvanter l'ombre de Balzac. Dans les Contes d'automne on trouve une lettre délicieuse où Champfleury fait l'histoire de ce singulier ménage.
«Il y a neuf ans, nous demeurions ensemble, écrit-il à Murger, et nous possédions à nous deux soixante-dix francs par mois. Pleins de confiance dans l'avenir, nous avions loué, rue de Vaugirard, un petit appartement de trois cents francs. La jeunesse ne calcule pas. Tu avais parlé à la portière d'un mobilier si somptueux, qu'elle te loua sur ta bonne mine, sans aller aux renseignements. Tu apportas six assiettes, dont trois en porcelaine, un Shakespeare, les œuvres de Victor Hugo, une commode hors d'âge et un bonnet phyrgien. Par le plus grand des hasards j'avais deux matelas, cent cinquante volumes, un fauteuil, deux chaises et une table, de plus une tête de mort. Les huit premiers jours se passèrent de la façon la plus charmante. On ne sortait pas, on travaillait, on fumait beaucoup. Je retrouve dans mes papiers une note sur laquelle ces mots sont écrits:
BÉATRIX,
Drame en cinq actes,
PAR HENRI MURGER
Représenté sur le théâtre de…
le… 18…
«Cette page a été arrachée d'un énorme cahier blanc; car tu avais la mauvaise habitude d'user tout le papier à faire uniquement des titres de drames. Tu mettais sérieusement le fameux mot représenté, afin de juger de l'effet du titre. Vinrent les jours de grande disette. Après une longue discussion, nous accablant l'un et l'autre de reproches sur la folle prodigalité que nous apportions en tout, il fut convenu qu'aussitôt la rente de soixante-dix francs touchée, l'on tiendrait un compte sévère des dépenses. Or, ce LIVRE DE COMPTE, je le retrouve aussi dans mes papiers. Il est simple, touchant, laconique, plein de souvenirs. Nous étions d'une grande honnêteté le 1er de chaque mois. Je lis au 1er novembre 1843: «Payé à madame Bastien pour dû de tabac, deux francs.» Nous payons aussi l'épicier, le restaurant, (il y a restaurant!), le charbonnier, etc. Le 1er est un jour d'allégresse; je lis: «Dépensé au café trente-cinq centimes»; folle dépense qui dut me valoir le soir une série de remontrances. Ce jour-là tu achetas (j'en suis effrayé!) pour soixante-cinq centimes de pipes.
Le 2 novembre, on donne une forte somme à la blanchisseuse: cinq francs. Je passe le pont des Arts comme un membre de l'Institut, et j'entre fièrement au café Momus. Nous avions découvert ce bienfaisant établissement, qui fournissait une demi-tasse à vingt-cinq centimes.
Le 3 novembre, tu décides que, pendant la durée des soixante-dix francs, nous ferons nous-mêmes la cuisine. En conséquence tu achètes une marmite (quinze sous), du thym et du laurier. Ta qualité de poète te faisait trop chérir le laurier: la soupe en était constamment affligée. On fait provision de pommes de terre. Toujours du tabac, du café et du sucre. Il y eut des grincements de dents et des malédictions quand il s'agit d'inscrire les dépenses du quatrième jour de novembre.
Pourquoi me laissais-tu sortir les poches si pleines d'argent? Toi, tu étais allé chez Dagneaux dépenser vingt-cinq centimes. — Que diable pouvait fournir Dagneaux pour vingt-cinq centimes? — Ah! combien coûtent les moindres plaisirs! Sous prétexte d'aller entendre gratis un drame d'un habitant de Belleville, je pris. deux omnibus, un pour aller, un pour revenir. Deux omnibus! Je fus bien puni de cette prodigalité: par une poche trouée prirent la clef des champs trois francs soixante-dix centimes. Comment osai-je rentrer et affronter ta colère? Déjà les deux omnibus valaient une dure admonestation; mais les trois francs soixante-dix!…. Si je n'avais commencé par te désarmer en te racontant le drame bellevillois, j'étais perdu.
Et cependant, le lendemain, sans songer à ces pertes terribles, nous prêtons à G***, qui semble réellement nous prendre pour ses banquiers (la maison Murger et Compagnie), une somme énorme, trente-cinq sous. Je cherche par quels moyens insidieux ce G*** était parvenu à capter notre confiance, et je ne trouve que l'inexpérience d'une folle jeunesse; car enfin, deux jours après, G*** a l'audace de reparaître et de demander encore une nouvelle somme.
Jusqu'au 8 novembre, on fait exactement l'addition au bas des pages. Nous sommes à quarante francs soixante et un centimes. Là s'arrêtent les additions. Nous ne voulions plus sans doute trembler à la vue du total. Le 10 novembre, tu achètes un dé. Sans être grand observateur, il est facile de s'imaginer l'introduction momentanée d'une femme, quoique cependant quelques hommes aient l'adresse de recoudre leurs hardes dans des moments de loisir.
A la date du 14, M. Crédit revient. M. Crédit va chez l'épicier, chez le marchand de tabac, chez le charbonnier. M. Crédit n'est pas trop mal accueilli; il a même du succès, sous ta forme, auprès de la demoiselle de l'épicière. Est-ce qu'au 17 novembre M. Crédit est mort? Je vois écrit à la colonne AVOIR: «Redingote… trois francs.» Ces trois francs viennent du Mont-de-Piété. Quel être inhumain que ce mont qu'on devrait appeler le Mont-sans-Piété! Nous a-t-il assez humiliés par la voix de ses commis! J'avais engagé mon unique redingote, et cela pour prêter la moitié du prêt à l'incessant G***. Le 19 novembre, nous vendons des livres. La fortune nous sourit; on mettra la poule au pot avec beaucoup de laurier. M. Crédit continue avec un grand sang-froid d'aller aux provisions. Il se présente partout jusqu'au 1er décembre, et paye intégralement ses dettes. Je n'ai qu'un regret, c'est de voir le petit registre s'interrompre brusquement après un mois; rien que le mois de novembre, ce n'est pas assez! Si nous l'avions continué, ce serait autant de jalons pour nous rappeler notre jeunesse. Beaux temps! où, de notre petit balcon, nous voyions, de tout le jardin du Luxembourg, un arbre, — et encore il fallait se pencher!»
Cédant aux fatales exigences du terme, nos amis durent quitter bientôt leur modeste appartement de la rue de Vaugirard, et rentrer dans le taudis commun de la bohème, rue des Canettes, non loin du cabinet de lecture de l'excellente madame Cardinal.
Les Raphaël au nom baroque et le tragique Leliou n'étaient plus là; mais il y avait, en revanche, des artistes devenus célèbres depuis, Bonvin, Courbet, Chintreuil, le musicien-peintre Schanne, le philosophe Wallon, le précepteur Barbara, le chansonnier Pierre Dupont et une foule d'autres. Barbara, Schanne et Wallon sont photographiés dans la Vie de Bohème. Wallon, le philosophe au paletot-noisette, dont les poches se trouvent éternellement remplies de bouquins achetés sur les quais, y joue son rôle sous le pseudonyme antithétique de Colline. C'est aujourd'hui l'un de nos écrivains spiritualistes les plus remarquables. Quant à Barbara, la Revue de Paris a imprimé de charmantes nouvelles dues à sa plume. Il ne pardonnait pas à Murger de l'avoir mis en scène soùs le nom de Barbemuche. Sa rancune fut persévérante et profonde; il a écrit un livre intitulé l'Assassinat du Pont-Rouge, où le Rodolphe de la Vie de Bohème est traité comme un vil chenapan. Schanne, moins susceptible, n'en voulut jamais à Murger de l'avoir appelé Schaunard. Il a composé des mélodies gracieuses sur Musette. Devenu marchand de poissons, il a fait fortune.
Le romantisme triomphait dans la bohème. Champfleury seul et Courbet protestaient au nom de la future école réaliste. Murger converti trépignait avec rage sur son idole classique renversée. Dans le culte du nouveau dogme, sa ferveur allait jusqu'à l'exagération. Il n'admettait aucune espèce de règle, travaillait sans but, au hasard, et composait des feuilletons extravagants, dont le titre seul faisait bondir Caampfleury. L'un des moins étranges s'intitulait: Amours d'un Grillon et d'une Étincelle. On amena graduellement Murger au réalisme pour le fond; mais il resta poète dans la forme, et c'est là sans contredit une des plus heureuses transformations de son talent.
Toute la troupe des bohèmes se rassemblait au célèbre café Momus, situé près du journal des Débats, rue des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois. Ayant adopté une salle, ils ne tardèrent pas à la rendre inabordable au commun des habitués. Leurs allures excentriques effarouchaient le consommateur paisible. Ils versaient de l'encre dans les boîtes à chapelure, au grand scandale des joueurs de dominos, qui se noircissaient les ongles au contact du double-six. Tous les journaux de l'établissement devaient être apportés de grand matin dans la salle des bohèmes et le courroux de Rodolphe-Murger éclatait d'une façon terrible quand on s'était permis d'attenter à la virginité de la bande. Le garçon qui les servait devint idiot à la fleur de l'âge. C'est Rodolphe lui-même qui consigne le fait dans ses œuvres. Il n'y avait qu'un seul jeu de tric-trac dans l'établissement. Champfleury et le philosophe Colline osaient parfois l'accaparer de dix heures du matin à minuit, répondant à ceux qui le demandaient:
«— Le tric-trac est en lecture, qu'on repasse demain!»
De jour en jour s'accumulèrent les griefs du maître du café. Ces griefs sont énumérés dans le onzième chapitre de la Vie de Bohème. A cette époque, c'est à dire en 1844, Murger était rédacteur en chef d'une feuille aussi obscure qu'indigente, appelée le Moniteur de la Mode. Il y insérait des nouvelles gratis et ses amis intriguaient pour avoir le même honneur; mais il n'y avait point assez de place. Il fallut créer une succursale appelée le Castor, journal des chapeliers, que Murger orna de la copie des bohèmes Or, le maître du café Momus ayant refusé de s'abonner à la nouvelle feuille, «M. Rodolphe et sa compagnie appelaient tous les quarts d'heure le garçon et criaient: Le Castor! apportez-nous le Castor!» Bon gré, malgré, l'estaminet dut prendre un abonnement. Ce fut le premier grief; il devait être suivi de bien d'autres.
«Le peintre bohème Marcel, oubliant qu'un café est un lieu public, s'est permis d'y transporter son chevalet, sa boîte à peindre et tous les instruments de son art. Il pousse même l'inconvenance jusqu'à y appeler des modèles de sexes divers.
Le Castor mourut parce qu'on n'y parlait pas de chapeaux.
«Suivant l'exemple de son ami, M. Schaunard parle de transporter son piano dans l'établissement, et n'a pas craint d'y faire chanter en chœur un motif tiré de sa symphonie l'Influence du bleu dans les arts. En outre, M. Schaunard y donne des rendez-vous à une dame qui s'appelle Phémie, et qui a toujours oublié son bonnet.
Non contents de ne faire qu'une consommation très-modérée, ces messieurs ont essayé de la modérer davantage. Sous prétexte qu'il ont surpris le moka de l'établissement en. adultère avec la chicorée, ils ont apporté un filtre à esprit-de-vin, et rédigent eux-mêmes leur café, qu'ils édulcorent avec du sucre acquis au dehors à bas prix, ce qui est une insulte faite au laboratoire,
Corrompu par les discours de ces messieurs, le garçon Bergami (ainsi nommé à cause de ses favoris), oubliant son humble naissance et bravant toute retenue, s'est permis d'adresser à la dame du comptoir une pièce de vers dans laquelle il l'excite à l'oubli de ses devoirs de mère et d'épouse. Au désordre du style, on a reconnu que cette lettre avait été écrite sous l'influence de M. Rodolphe et de sa littérature.»
Or ceci est une grave erreur. Nous devons laver M. Murger de l'inculpation. L'audacieux Bergami n'avait ouvert son cœur à de criminelles espérances qu'après avoir prêté l'oreille aux discours de Jean Journet. Celui-ci, reçu malheureusement au milieu de la société bohème, cherchait à y développer le fouriérisme dans ses plus érotiques applications. Ce fut à quelque temps de là que Champfleury trouva l'apôtre prêchant aux genoux de Mariette. Nous ne reproduirons pas une seconde fois le scandale de l'anecdote.
Bref, le café Momus, affligé pendant quatre ou cinq ans de la présence des bohèmes, perdit toute sa clientèle. A la Révolution de 1848, M. Louvet, son patron, fut à deux doigts de la ruine. Rodolphe et sa bande eurent des remords. Après avoir perdu l'établissement, ils cherchèrent à y ramener la foule, et Champfleury, pour arriver à ce but, trouva dans son imaginative une rubrique merveilleuse. Il faisait alors partie de la rédaction de l'Événement et de celle du Corsaire. Tout à coup ces deux journaux annoncent, dans les nouvelles diverses, que, chez M. Louvet, propriétaire du café Momus, on a découvert, au fond d'un grenier, deux vieilles malles, toutes pleines de manuscrits de l'auteur de Faublas. Les autres feuilles parisiennes reproduisent le canard avec le plus magnifique ensemble. Tous les libraires affluent chez Momus. Une multitude inouïe de curieux encombre les salles. On y consomme du matin au soir, et les bohèmes, si longtemps maudits, sont comblés de bénédictions.
Murger était entré avec Champfleury à l'Artiste, où Arsène Houssaye, compatriote de l'auteur des Contes d'automne, accueillit nos jeunes écrivains de la façon la plus sympathique.
Ensemble toujours ils firent leurs débuts au Corsaire. Viremaître, excessivement fort sur le chapitre de l'économie, leur payait en coupons de loges et en billets d'orchestre des articles où le génie de M. Ponsard était complétement méconnu. Les Scènes de la vie de Bohème parurent pour la première fois dans ce journal, au prix modeste de quinze francs le feuilleton. Cette originale étude, si pleine de vérité, si folle de joie, si ruisselante de larmes; ces pages où le cœur déborde de sève, où l'illusion chasse une réalité pénible, où la vive jeunesse prend des ailes et saute gaiement le fossé de la misère pour gagner l'avenir et l'espérance, méritent en tous points le succès obtenu. Si le lecteur ne se rend pas encore bien compte de ce qu'il faut entendre par la vie de bohème, Henry Murger va le lui expliquer en quelques lignes.
«La bohème, c'est le stage de la vie artistique; c'est la préface de l'Académie, de l'Hôtel-Dieu ou de la Morgue.» Tout homme qui entre dans les arts sans autre moyen d'existence que l'art lui-même sera forcé de passer par les sentiers de la bohème; et beaucoup de nos contemporains illustres se rappellent, en le regrettant peut-être, le temps où, gravissant la verte colline de la jeunesse, ils n'avaient d'autre fortune, au soleil de leurs vingt ans, que le courage, qui est la vertu des jeunes, et que l'espérance, qui est le million des pauvres.
Tous les chemins sont bons aux bohèmes; ils savent mettre à profit jusqu'aux accidents de la route. Pluie ou poussière, ombre ou soleil, rien n'arrête ces hardis aventuriers, dont tous les vices sont doublés d'une vertu. Leur existence de chaque jour est une œuvre de génie, un problème quotidien qu'ils parviennent toujours à résoudre à l'aide d'audacieuses mathématiques. Ces gens-là se feraient prêter de l'argent par Harpagon et auraient trouvé des truffes sur le radeau de la Méduse. Au besoin ils savent pratiquer l'abstinence avec toute la vertu d'un anachorète; mais qu'il leur tombe un peu de fortune entre les mains, vous les voyez aussitôt cavalcader sur les plus ruineuses fantaisies, ne trouvant jamais assez de fenêtres par où jeter leur argent. Le dernier écu mort et enterré, ils recommencent à dîner à la table d'hôte du hasard, où leur couvert est toujours mis, et, précédés d'une meute de ruses, braconnant dans toutes les industries qui se rattachent à l'art, chassent du matin au soir cet animal féroce qu'on appelle la pièce de cinq francs. Les bohèmes savent tout et vont partout, selon qu'ils ont des bottes vernies ou des bottes crevées. On les rencontre un jour accoudés à la cheminée d'un salon du monde, et le lendemain attablés sous les tonnelles des guinguettes dansantes. Ils ne sauraient faire dix pas sur le boulevard sans rencontrer un ami, et trente pas n'importe où sans rencontrer un créancier. Vie de patience et de courage, où l'on ne peut lutter que revêtu d'une forte cuirasse d'indifférence à l'épreuve des sots et des envieux, où l'on ne doit pas, si l'on ne veut trébucher, en chemin, quitter un seul moment l'orgueil de soi-même, qui sert de bâton d'appui; vie charmante et vie terrible, qui a ses victorieux et ses martyrs, et dans laquelle on ne doit entrer qu'en se résignant d'avance à subir l'impitoyable loi du Væ victis!
Dieu nous préserve de déflorer par une sèche et courte analyse le beau livre de Henry Murger. Deux adorables types, dessinés de main de maître, ont fait la fortune de l'œuvre. On devine que nous parlons des portraits de mademoiselle Mimi et de Musette.
En décidant Murger à écrire en prose, Champfleury n'avait pu, fort heureusement, lui communiquer sa haine profonde de la rime et la chanson de Musette est une délicieuse réminiscence des premiers débuts poétiques de l'auteur.
Nous étions bien heureux dans ta petite chambre,
Quand ruisselait la pluie et que soufflait le vent.
Assis dans le fauteuil, près de l'âtre, en décembre,
Aux lueurs de tes yeux j'ai rêvé bien souvent.
*
La houille pétillait, En chauffant sur les cendres,
La bouilloire chantait son refrain régulier,
Et faisait un orchestre au bal des salamandres
Qui voltigeaient dans le foyer.
*
Feuilletant un roman, paresseuse et frileuse,
Tandis que tu fermais tes yeux ensommeillés,
Moi je rajeunissais ma jeunesse amoureuse,
Mes lèvres sur tes mains et mon cœur à tes pieds.
Cette vie d'amour sous la mansarde, au milieu de privations de tout genre, ne séduisit pas longtemps la volage Musette. Elle disparut, laissant Rodolphe dans les pleurs.
Il la retrouva plus tard, couverte de plumes et vêtue comme une duchesse.
Autour de son bras blanc une perle choisie
Constelle un bracelet ciselé par Froment,
Et sur ses reins cambrés un grand châle d'Asie
En cascades de plis ondule artistement.
Hélas! hélas! ce n'est plus Musette, et les doux rêves d'autrefois ont disparu sans retour.
Pour moi, je t'aimais mieux dans tes robes de toile,
Printanière indienne ou modeste organdi,
Atour frais et coquet, simple chapeau sans voile,
Brodequins gris ou noirs, et col blanc tout uni.
Car ce luxe nouveau qui te rend si jolie
Ne me rappelle pas mes amours disparus,
Et tu n'es que plus morte et mieux ensevelie
Dans ce linceul de soie où ton cœur ne bat plus.
Alfred Vernet, neveu du grand peintre, inspiré par la chanson de Musette, composa sur les strophes un air charmant. Le judicieux éditeur du passage de l'Opéra, Bernard Latte, consentit à publier cette musique, mais à condition qu'on y appliquerait d'autres paroles.
Murger, en 1849, travaillait à l'Événement avec Champfleury et Charles Hugo. Ce journal eut la primeur des Amours d'Olivier, autobiographie fort intéressante, où l'auteur donne indiscrètement une foule de détails que nous nous serions cru, à sa place, dans l'obligation de taire. On peut les lire où ils se trouvent. Le Dix Décembre publia quelque temps après le Souper des funérailles. Dans les Scènes de la vie de jeunesse, on retrouve ces deux nouvelles, accompagnées de Christine, — du Fauteuil enchanté, — de la Fleur bretonne, et de sept à huit autres bluettes pleines de fantaisie, de fraîcheur et de grâce. On peut leur adresser le reproche d'être parfois légèrement immorales, mais c'est d'une immoralité sans péril pour le cœur. Si nous pouvons nous exprimer de la sorte, Murger a toute la poésie de son ignorance religieuse, toute la naïveté de son éducation faite au hasard. C'est une bonne et franche nature qui n'a point mûri au soleil des croyances, et l'on sent qu'il y a de l'honnêteté dans sa démoralisation même.
A l'époque où nous en sommes de son histoire, Murger habitait un hôtel garni de la rue Mazarine. En quittant la Bohème, Oreste et Pylade n'avaient pas cru possible de reprendre le ménage en commun. Champfleury venait d'entamer avec Mariette la désolante épopée de ses amours, et, comme la demoiselle avait légèrement subi l'influence des prédications de Jean Journet, on croyait devoir la tenir en charte privée. Dans le même hôtel que Murger demeurait le citoyen Pierre-Joseph Proudhon. L'auteur de la Vie de Bohème, coudoyant de temps à autre, le long d'un corridor sombre, un homme qui rentrait avec une bouteille et un pain sous le bras, ne devinait certes point le démolisseur fougueux qui allait essayer bientôt de faire de la société moderne un amas de décombres. Voyant presque toutes les nuits de la lumière chez ce personnage, il le prenait pour un artisan laborieux qui sacrifiait au travail une partie des heures du sommeil. Grande fut sa surprise, quand l'homme au pain et à la bouteille devint tout à coup un personnage en 1848. M. Proudhon fonda le Représentant du peuple.
Lisant, un soir, un numéro de ce journal, Murger y trouve un article féroce contre l'intelligence et les lettres. Son voisin de chambre y déclarait en propres termes qu'un batelier du Tibre lui semblait préférable à l'auteur des Orientales. Cet article indigna profondément le jeune homme. Décidé à y répondre séance tenante, il cherche sa plume et ne la trouve point. En désespoir de cause, il s'adresse au propriétaire de l'hôtel pour en avoir une. Après cinq minutes de recherches inutiles, celui-ci n'en trouvant pas lui-même, s'écrie:
— Attendez! je vais monter chez monsieur Proudhon, il y en a toujours.
— Bon! fit Murger, ce sera plus drôle!
Et la plume du terrible socialiste servit à son éreintement dans le Dix-Décembre.
Un ami de Murger, Antoine Fauchery, jeune littérateur de mérite, qui depuis s'est expatrié pour aller chercher fortune dans la Nouvelle-Hollande, lui amena un jour Théodore Barrière. Cet écrivain dramatique, séduit par la lecture de la Vie de Bohème, venait proposer à Murger de mettre son livre en pièce. Déchiqueter romans et nouvelles pour les recoudre ensuite, aux lueurs de la rampe, est l'unique talent de messieurs du théâtre. Seulement ils ne demandent pas toujours permission à l'auteur d'un livre, et gardent pour eux le bénéfice des recettes. M. Barrière eut plus de conscience que la plupart de ses collègues. Henry Murger accepta la collaboration qui lui était offerte, — et les cinq actes de la Vie de Bohème furent portés à Morin, directeur des Variétés. Tous les artistes du théâtre dénigrèrent la pièce et lui prédirent une chute honteuse. Elle eut un succès pyramidal.
Au milieu des répétitions, Morin cessa d'être directeur, et le spirituel Thibaudeau lui succéda. Rencontrant Barrière, le soir même de son installation, il lui dit:
— Vous avez une grande machine en répétition chez moi?
— Oui, la Vie de Bohème.
— Diable!… ce sera ruineux à monter.
— Pourquoi donc?
— La Bohème, mon cher, la Bohème!… J'ai visité les magasins tout à l'heure: il n'y a pas un seul costume hongrois!
Cet intelligent directeur était comme ses artistes, il ne croyait point au succès de l'œuvre. Surpris de voir les recettes se maintenir à mille écus pendant les quinze premiers jours, il attribua le gonflement de la caisse à l'habileté de son administration. Quand il voyait Murger, il s'écriait en lui frappant sur l'épaule d'un air protecteur:
— Eh bien, jeune homme, vous devez être content: nous la jouons, votre pièce!
Deux mois après, M. Thibaudeau refusa le Bonhomme Jadis, qui trouva refuge à la Comédie-Française. Aujourd'hui ce petit chef-d'œuvre de Murger a deux cents et quelques représentations. Buloz, après le retentissement de la Vie de Bohème appela le jeune auteur et lui demanda un MORCEAU (sic). Henry Murger lui envoya les premières feuilles du Pays latin.
— Mais, dit Buloz, vous ne voulez donc pas sortir de ce monde-là?
— Qu'est-ce que ça vous fait, dit Murger, puisque vous vous appelez la Revue des Deux Mondes?
Ce médiocre calembour fit sourire l'autocrate qui ouvre et ferme à volonté le premier recueil littéraire de l'époque. Il attacha Murger à la Revue par un traité fort en règle et publia successivement le Pays latin, Adeline Protat et les Buveurs d'eau. Michel Lévy a publié en volumes tout ce que Murger a donné à la Revue des Deux Mondes, ainsi que plusieurs autres ouvrages dont voici les titres: le Dessous du panier, — Ballades et fantaisies, — le Roman de toutes les femmes, — Propos de ville et Propos de théâtre. Ce dernier livre se compose des articles insérés jadis dans le Corsaire.
Des critiques affirment que Murger n'a qu'une seule corde en littérature, et que cette corde vibre éternellement d'un bout à l'autre de ses livres. Selon nous, rien n'est plus injuste que cette accusation. Les Buveurs d'eau, ressemblent à la Vie de Bohème comme le drame ressemble à la comédie. En retournant son idée sous la face sérieuse, Murger a écrit bien réellement une œuvre nouvelle, où se rencontrent un véritable talent d'observation et des aperçus philosophiques pleins de profondeur. La grand'mère qui descend aux humbles fonctions de femme de ménage pour aider ses petits-fils artistes est un admirable type à la Balzac, et nous défions un romancier moderne d'écrire la scène de la falaise, entre Hélène et Antoine, plus dramatiquement que ne l'a fait Murger. Adeline Protat est une étude réaliste, admirable de simplicité campagnarde et de peinture naïve. Pour la première fois, l'auteur est d'une moralité scrupuleuse dans les péripéties et dans le dénoûment de son œuvre. Nous sommes de l'avis du journal suisse qui écrivait un jour:
«Henry Murger a été lessivé par la Revue des Deux Mondes.»
Quant à la Mariette du Pays latin, nous prions Murger et Champfleury de s'expliquer définitivement sur ce démon femelle. Si Fernand — comme tout porte à le croire — n'est autre que Murger lui-même, et si les deux Mariette ne sont qu'une seule et même femme, nous félicitons l'auteur du livre d'avoir providentiellement échappé au suicide; mais un pareil désespoir nous touche peu. L'expérience de Pylade aurait dû protéger Oreste.
Henry Murger avait une santé malheureusement compromise par les privations sans nombre, et un peu aussi par les excès de sa jeunesse. Quand il faisait partie de ce cénacle de bohèmes dont il a écrit la navrante épopée, il lui arrivait souvent de ne faire qu'un repas par jour, et Dieu sait quel repas! Un matin qu'il se promenait au Jardin des Plantes avec un de ses amis plus fortuné, celui-ci acheta un petit pain d'un sou, et le donnant à son compagnon:
— Tiens, lui dit-il, fais-en des largesses aux animaux qui ont tes sympathies.
— En ce cas, répond Murger, je le garde pour moi.
Sa plume triompha de la misère, mais le succès ne put lui rendre ses forces physiques presque éteintes. Au mois d'août 1858, il fut nommé chevalier de la Légion d'honneur. Déjà sa santé ne lui permettait plus, à cette époque, d'habiter Paris qu'à de rares intervalles. Il résidait à Marlotte, village situé à deux lieues de Fontainebleau, tout au bord de la splendide forêt tant aimée de nos artistes. Peu à peu il sentit la vie l'abandonner, se réconcilia franchement avec la religion, qu'il se plaignait d'avoir connue trop tard, et mourut en chrétien.
Murger avait un esprit qui, pour ne pas être de la première finesse, n'en avait pas moins un cachet d'originalité remarquable.
Le mot lui partait souvent contre toutes les règles des convenances et avec une brutalité comique.
Une danseuse célèbre par sa maigreur parlait devant quelques journalistes d'une nouvelle œuvre chorégraphique en réputation à l'Opéra.
— Et quel rôle jouez-vous dans ce ballet? demanda un des auditeurs.
— Naturellement celui du manche, répondit Murger.
Invité à une soirée que donnait un bas-bleu trop connu, il y alla, mais de mauvaise humeur, car il avait dîné avec son libraire, dont la bourse s'était montrée inflexible. Il ne desserra, pour ainsi dire, pas les dents.
La dame du lieu, en désespoir de cause, à la fin de la soirée, lui présente un album.
— Beaucoup de nos illustrations, dit-elle, ont laissé tomber sur ces feuilles de vélin les diamants de leur pensée, ne voulez-vous pas ajouter un joyau à l'écrin?
— Volontiers, madame.
Il se met en devoir d'écrire.
Notre bas-bleu prend un flambeau pour l'éclairer. Tout à coup la bougie lui échappe des mains et, en tombant, enflamme sa robe. Murger se jette à genoux, et serrant la dame entre ses bras, réussit à étouffer presque aussitôt la flamme.
— Voilà, dit quelqu'un, Hercule aux pieds d'Omphale.
— Oui, murmure l'auteur de la Vie de Bohème en se relevant; mais je viens de voir les fuseaux, et je file!
J'ai beaucoup connu Henry Murger. C'était une âme candide et d'une inaltérable douceur, un esprit loyal qui ne soupçonnait ni le déguisement ni le mensonge.
Sa modestie égalait sa franchise.
Henry Murger est mort à Paris le 29 janvier 1861, à l'âge de 38 ans. Il est mort trop tôt pour sa gloire.
Eugène de Mirecourt,
Éditions Librairie des Contemporains, Paris, 1869
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Paris, lundi 14 octobre 2024