Léon Tolstoï

Biographie
Léon Tolstoï
Léon Tolstoï

Écrivain russe, Lev Nikolaïévitch Tolstoï — Léon Tolstoï en français — est né le 28 août 1828 au domaine de Iasnaïa-Poliana, près de Toula (Russie), dans une famille de riches et nobles propriétaires fonciers.

Il a fait des études médiocres à Moscou, s'est engagé dans l'armée, et a participé aux campagnes du Caucase et à la défense de Sébastopol. De cette période datent ses premières oeuvres littéraires: Enfance, Adolescence, Jeunesse (1852-1857), Une tourmente de neige (1856), Les Deux Hussards (1856), Récits de Sébastopol (1868). Le succès remporté par ces écrits l'encourage à se consacrer au métier d'écrivain. "Que Dieu donne seulement longue vie à Tolstoï, écrit Tourgueniev, et je crois qu'il nous étonnera tous. C'est un talent de premier ordre."

Peu de temps après cette prophétie, Tolstoï présente sa démission d'officier et entreprend un voyage circulaire en Europe. À son retour en Russie, il tombe en pleine effervescence sociale. Le tsar a décrété l'émancipation des serfs et tous les hommes de bonne volonté s'intéressent aux conséquences de cette innovation. Tolstoï, conscient de ses devoirs, s'installe dans son domaine héréditaire de Iasnaïa-Poliana, joue le rôle d'arbitre territorial dans le district, et fonde une école pour les petits paysans illettrés de la région.

Mais cette activité pédagogique n'absorbe pas toutes ses pensées. L'idée du mariage l'obsède. Amoureux d'une jeune fille, Sophie Andréïevna Bers, dont les parents sont ses voisins de campagne, il lui fait sa déclaration d'une manière inattendue en écrivant à la craie, sur une table de jeu, les premières lettres des mots qu'il a choisis pour exprimer son tourment. Sans hésiter, Sophie Andréïevna déchiffre le cryptogramme et Tolstoï se félicite du merveilleux accord spirituel qui leur permet de correspondre dans un langage secret (Cette scène, il la reproduira très exactement dans son roman Anna Karénine, 1877, à l'occasion des fiançailles de Lévine et de Kitty).

Le mariage de Léon Tolstoï et de Sophie Andréïevna Bers est célébré le 23 septembre 1862. Les premiers temps de leur union sont illuminés par un bonheur exceptionnel: "J'ai vécu jusqu'à trente-quatre ans sans savoir qu'on pouvait aimer autant et être aussi heureux", affirme-t-il. Il publie Les Cosaques (1863) et, enfin, avec un immense espoir, La Guerre et la Paix (1865-1869). Fraîchement accueillie par la critique, l'oeuvre, que son auteur a mûrie pendant cinq ans, soulève dans le public un enthousiasme tel que, bientôt, les juges les plus sévères n'osent plus en discuter sa valeur.

C'est pourtant à cette époque de gloire que Léon Tolstoï perçoit les signes précurseurs d'une angoisse dont il ne pourra plus jamais se débarrasser: "J'aimais, j'étais aimé, écrit-il, j'avais de bons enfants, un grand domaine, la renommée, la santé, la vigueur physique et morale; j'étais capable de faucher comme un paysan; je travaillais dix heures de suite sans fatigue. Brusquement, ma vie s'arrêta… Je n'avais plus de désirs. Je savais qu'il n'y avait rien à désirer. La vérité est que la vie était absurde. J'étais arrivé à l'abîme et je voyais que, devant moi, il n'y avait rien que la mort. Moi, homme bien portant et heureux, je sentais que je ne pouvais plus vivre."

Tolstoï vient d'apercevoir le néant derrière les choses. Sous l'effet de ce choc, l'univers, autour de lui, se décolore. Sa sensualité, son attachement aux douceurs de l'existence lui font subitement horreur. Désormais, chaque note de son journal intime commencera par ces trois lettres: s. j. v. (si je vis). Il écrit: "Tout mon destin devient ainsi plus grave, plus important." Toujours hanté par le problème du sens de la vie, il songe à être simple, à se rapprocher du peuple, et à découvrir Dieu à travers les interprétations officielles des différentes Églises. Quel que soit son prochain roman, il veut y exprimer cette pensée.

Le 5 janvier 1872, au centre de la Russie, dans la gare d'Iassenki (gouvernement de Toula), une jeune femme nommée Anna Stépanovna s'est jetée sous les roues d'un train de marchandises. L'enquête, menée par le procureur impérial, établit rapidement que la malheureuse s'est suicidée parce que son amant, riche propriétaire foncier, l'a répudiée pour prendre une autre maîtresse. Le jour même, une autopsie a lieu, par autorité de justice, dans un baraquement de la station. Dans la salle basse et enfumée, en plus du représentant de la police et du médecin, se trouve un personnage massif, trapu, aux gros sourcils, à la barbe épaisse. Cet homme n'est autre que le comte Léon Tolstoï. Il est venu en voisin, pour assister à l'opération. Debout dans un coin de la cabane, il observe avec intensité ce corps de femme, aux formes encore attrayantes, qui gît, sanglant, sur la table. Un enseignement terrible rayonne jusqu'à lui des yeux révulsés de la morte.

Certes, seule la fin d'Anna Karénine (1877) offre quelque analogie avec cette histoire, puisque l'héroïne du roman, comme Anna Stépanovna, se précipite sous un train par désespoir d'amour. Pourtant, il est indéniable que l'imagination de Tolstoï a été secrètement excitée par ce fait divers. Il rentre chez lui, préoccupé, inquiet, l'esprit en alerte. Pendant plus d'un an, il rêve sur ce drame passionnel, sans toutefois se résoudre à l'utiliser dans un livre. À cette époque-là, en effet, un autre projet lui tient à coeur. Encouragé par l'immense succès de La Guerre et la Paix, il médite de composer un autre roman historique dont l'action se situerait sous le règne de Pierre le Grand. Mais des fantômes habillés de vêtements modernes se mêlent dans ses pensées au figures des boyards et de Pierre le Grand. Il s'efforce de ressusciter des personnages du XVIIIe siècle, et ce sont des contemporains qui se présentent à lui, prêts à parler, à vivre: Anna Karénine, Lévine, Vronsky, Kitty, Oblonsky.

Dans La Guerre et la Paix, la fatalité qui réglait les phases de l'histoire avait une apparence militaire, meurtrière et sereine. Dans Anna Karénine, cette fatalité n'est autre que la folie sensuelle. C'est elle qui, dans la scène du bal, où la passion s'empare, à leur insu, d'Anna et de Vronsky, prête à la physionomie de la jeune femme "une séduction presque infernale"; c'est elle qui oblige la malheureuse à mentir, à s'abbaisser, à affronter le scandale, à se séparer de son mari, de son enfant, et, finalement à se jeter sous les roues d'un train. Autour de cette tragédie, Tolstoï a disposé, comme dans La Guerre et la Paix, les péripéties d'autres existences. Cependant, il semble qu'ici les intrigues secondaires alternent d'une manière factice, sans atteindre à l'unité organique de La Guerre et la Paix.

On peut regretter aussi certaines longueurs dans la description des cercles aristocratiques de Saint-Pétersbourg et surtout dans le récit de la vie de Lévine à la campagne, où interviennent des digressions sur le servage et l'affranchissement, la routine des paysans, la paresse des journaliers et les défauts des justices de paix cantonales. Enfin, plus encore que dans La Guerre et la Paix, Tolstoï a juxtaposé dans Anna Karénine les idées philosophiques et les évènements romanesques. Il n'en demeure pas moins que l'oeuvre est d'une vérité, d'une fraîcheur exceptionnelles. Cette magistrale simplicité, Tolstoï l'obtient par un travail ardu dont ses manuscrits raturés apportent le témoignage. Il accumule les notations colorées et les dispose en mosaïque avec un soin d'artisan. Une phrase inutile, une image trop marquée suffisent à le terrifier, au point qu'après avoir envoyé les épreuves à l'imprimeur, à Moscou, il lui télégraphie d'arrêter le tirage et d'attendre ses corrections.

Dépouillée de toute prétention esthétique, cette prose se situe au-delà des modes. Elle n'a pas d'âge, elle ne vieillit pas, elle ne bouge pas. En outre, elle n'est pas, à proprement parler, "inspirée". Léon Tolstoï n'a rien d'un visionnaire. Ses personnages ne tremblent pas d'une fièvre mystique, comme ceux de Dostoïevski, ne sont pas traversés de prophéties fulgurantes. Quand on lit Dostoïevski, on croit entendre l'auteur haleter, en proie à une passion insatiable. Quand on lit Tolstoï, on écoute le souffle régulier d'un marcheur, qui avance, sans se presser, sur la grande route, à la clarté du soleil de midi. Le graphique dostoïevskien est une ligne brisée, celui de Tolstoï une ligne droite. À aucun moment, son investigation ne dépasse la frontière de ce qui est directement perceptible au commun des mortels. Son champ d'expérience et de méditation est le nôtre. Mais il subit plus intensément que l'homme normal les sollicitations des êtres et des choses.

Toute la dernière partie du roman nous renseigne, d'une façon autobiographique, sur la crise morale que Tolstoï traversait à l'époque. Pour Lévine, comme pour Tolstoï, la pensée de la mort jette une lumière inattendue sur les conventions sociales. "Je ne puis vivre, s'écrie Lévine, sans savoir ce que je suis et pour quel but j'existe !" Comme Tolstoï, il passe par des accès de prière et de négation, lit les philosophes et songe à se suicider. Soudain, la révélation lui est donnée par un simple paysan, qui lui dit: "Il faut vivre non pour soi, mais pour Dieu." Désormais tout s'éclaire dans l'âme du personnage, comme dans l'âme de l'auteur. Lévine est sauvé, et Tolstoï croit l'être.

Il croit l'être. Il ne l'est pas. En effet, ayant terminé Anna Karénine sur cette affirmation de bonheur mystique, le voici qui retombe dans ses errements. Le calme triomphant qu'il a accordé à son héros, Tolstoï est incapable de l'éprouver par lui-même. Loin de le satisfaire, les éloges que provoque la publication de son roman l'irritent au plus haut point. "L'art, c'est le mensonge, dit-il, et je ne peux plus aimer un beau mensonge." D'abord attiré par l'enseignement de l'Église, il reconnaît bientôt que les dogmes orthodoxes ne sont pas conformes à la pensée de l'Évangile. De toutes les forces de son âme, il essaye de se créer une religion personnelle.

Le 19 juin 1881, il s'habille en moujik — caftan usé, chaussures de corde, besace sur l'épaule — et part, à pied, pour le monastère d'Optima-Poustine. Mais un domestique l'accompagne, portant des vêtements de rechange dans une valise. Jugeant ces pélerins sur leur mine, les moines leur défendent l'entrée du réfectoire des voyageurs, et les conduisent au réfectoire des mendiants: Tolstoï exulte. Enfin, il descend au niveau de ses frères inférieurs et participe à leur dénuement. Toutefois, l'épreuve est de courte durée. Le lendemain matin, la nouvelle se répand dans la confrérie que l'illustre comte Tolstoï se trouve parmi les visiteurs les moins bien traités. Affolement des religieux. Murmures déférents. Courbettes profondes. Le soir, Léon Tolstoï, vêtu de linge fin, chaussé de bottes souples, la barbe soigneusement peignée et le teint rose, paraît à la table de l'archimandrite. Il rentrera à Lasnaïa-Poliana par le chemin de fer.

Cependant, il ne pourra se satisfaire longtemps de cette mascarade. Il a adopté le costume des paysans, il lui faut maintenant adopter leur âme. "Le pivot du mal c'est la propriété, écrit-il dans Que devons-nous faire ? La propriété n'est que le moyen de jouir du travail des autres. Il faut cesser d'être orgueilleux et travailler de ses mains, proscrire les plaisirs qui abêtissent: l'alcool, le tabac; et ceux qui causent la mort: manger de la viande, chasser, guerroyer…" Il devient végétarien et parle de renoncer à sa fortune. Sophie Andréïevna refuse hautement de partager l'opinion de son mari. Face à cet homme qui se désintéresse des valeurs matérielles, elle défend âprement le patrimoine de ses enfants. Entre les deux époux, les scènes de ménage se succèdent, toujours plus violentes, plus douloureuses. Chaque partenaire note dans son journal intime les griefs qu'il nourrit à l'égard de l'autre. Leurs réconciliations mêmes sont inquiétantes.

Léon Tolstoï voudrait arracher de lui cette sensualité irrésignée, "monstrueuse", qui, parfois, le rapproche encore de sa femme. Il se méprise pour les exigences de son sexe, qui est, dans sa chair, "comme un lourd défaut". En écrivant La Sonate à Kreutzer, il prétend inciter le plus grand nombre possible de gens à vivre chastement dans le mariage. Mais, comme toujours, il pense d'une manière et il agit d'une autre. Alors qu'il prêche l'abstinence conjugale à ses adeptes, Sophie Andréïevna met au monde son treizième enfant. Bientôt, une idée exaltante l'obsède: il faut fuir cette maison trop confortable, cette femme qui l'attache par les liens de l'habitude et de la volupté, cette famille nombreuse, où chaque visage d'enfant lui rappelle le péché d'une nuit, et adopter, loin d'Isnaïa-Poliana, une existence conforme à sa théorie du renoncement.

Toutefois, avant de partir, il entend régler pour le mieux les intérêts matériels de ses proches. En 1881, les immeubles sont évalués et divisés entre la mère et les enfants. Pour ce qui est de ses oeuvres littéraires, Tolstoï s'arrête à un compromis: les droits d'auteur afférents aux livres publiés avant 1881 reviendront à sa femme, les autres tomberont immédiatement dans le domaine public. Après le partage de la fortune mobilière et immobilière, de nouvelles difficultés surgissent. Restent de nombreux manuscrits, le Journal intime notamment, qui ne doit être publié qu'après la mort de Tolstoï. Qui en prendra soin ? Une lutte acharnée s'engage autour de ce document entre la comtesse et Tchertkov, ami et disciple du maître. Les manoeuvres de captation se multiplient. Injures, supplications, sanglots. Entre deux disputes, Léon Tolstoï écrit encore. Il publie successivement: La Mort d'Ivan Illitch (1886), La Sonate à Kreutzer (1889), Maître et Serviteur (1895), et enfin, Résurrection (1899).

En 1901, le Saint-Synode, faisant état d'un passage du livre hostile à l'Église orthodoxe, prononce l'excommunication de l'auteur. "Je ne partage pas, il est vrai, la foi du Saint-Synode, répond Tolstoï, mais je crois en Dieu, qui est pour moi l'Esprit, l'Amour, le principe de toute chose." Cette fière réplique soulève une vague d'enthousiasme dans toute la Russie: délégations d'admirateurs, manifestations d'étudiants, télégrammes, fleurs et discours. Tolstoï, à soixante-treize ans, devient le représentant incontesté des aspirations de la jeunesse intellectuelle russe. Le nombre de tolstoïens croît d'année en année. De Russie et de l'étranger, des caravanes d'adeptes se rendent en pélerinage à Iasnaïa-Poliana, refuge du vieux sage au regard d'acier, apôtre de la non-violence. Mille inconnus pénètrent dans sa vie, sollicitent son aide, implorent une photographie, un souvenir, un mot d'encouragement.

À l'occasion de ses quatre-vingts ans, un opérateur de cinéma vient fixer ses traits sur un film, pour la postérité. Le soir même, fatigué par les chants, les bavardages et les allées et venues des invités, le maître avoue à sa fille: "J'ai l'âme lourde." Et il note dans son journal: "J'ai une terrible envie de m'en aller." Le 28 octobre 1910, en pleine nuit, il se lève, s'habille, fait ses paquets, réveille son médecin particulier et ordonne au cocher d'atteler une voiture pour les conduire tous deux à la gare. Sa résolution est prise: "Mon âme aspire de toutes ses forces au repos et à la solitude, pour vivre en harmonie avec ma conscience, ou, si ce n'est pas possible, pour échapper au désaccord criant qu'il y a entre ma vie actuelle et ma foi…" Après un court séjour à Chamardino, où une soeur de Tolstoï vit retirée sous l'habit de religieuse, le vieillard repart en direction de Novotcherkassk. Mais, en route, il prend froid, un malaise le saisit et le voici obligé de descendre à la station d'Astapovo. Bien qu'il voyage incognito, son identité est rapidement découverte. Le chef de gare lui cède son appartement.

Tandis que Tolstoï, à bout de forces, grelotte de fièvre dans son lit, les gazettes du monde entier publient le récit de son évasion. Vers la petite gare, affluent en hâte sa femme, ses enfants, ses disciples, Tchertkov en tête, des journalistes, des prêtres, des curieux, des opérateurs de cinéma et des gendarmes. Il a voulu se séparer de la foule, de la gloire, et la foule, la gloire le retrouvent. Dans la nuit du 4 novembre, il murmure: "Mais les paysans, comment donc meurent les paysans ?" Deux jours plus tard, il dit encore, d'une voix à peine perceptible: "Toujours moi… Toujours ces manifestations… Assez de manifestations, c'est tout…" Le lendemain, 7 novembre 1910, à six heures cinq minutes, son regard se détache de cette agitation fatigante. Un grand silence tombe sur le monde. Léon Tolstoï entre dans l'éternité.

Mélanie Wolfe,

Léon Tolstoï en librairie

républiquedeslettres.fr/tolstoi.php

CatalogueNouveautésAuteursTitresThèmes
Histoire de la République des lettresChez votre libraire
RechercheContact & Mentions légales
Droits réservés © La République des Lettres
Paris, lundi 14 octobre 2024