Écrivain russe, Ivan Sergueïevitch Tourgueniev est né le 28 octobre 1818 à Orel (Russie). De trois ans l'aîné de Fiodor Dostoïevski, de dix ans celui de Léon Tolstoï, Tourgueniev est le plus occidental des trois grands romanciers qui firent la gloire de la littérature russe dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Jusqu'à l'âge de sept ans, Tourgueniev vécut dans le domaine maternel de Spasskoïe, non loin d'Orel, sa ville natale. Il n'aimait guère parler de son père, officier des cuirassiers, personnage insignifiant et qui ne s'était marié avec la riche Lutovinova, sensiblement plus âgée que lui, que par intérêt. De sa mère, aigrie par une vie malheureuse depuis l'enfance, pervertie par la toute-puissance que lui offrait le servage, se laissant aller à des accès redoutables de colère ou d'excentricité, il a tracé un portrait impitoyable dans Mumu (1852). C'est à ce moment-là qu'il connut non seulement les rigueurs, mais aussi les monstruosités auxquelles donnait lieu l'institution du servage. Fouetté lui-même à tort ou à raison, impuissant devant les châtiments infligés aux paysans, Tourgueniev n'aurait gardé qu'un mauvais souvenir de son enfance, n'étaient les attraits de la nature, les parties de chasse, le contact vivant avec le peuple. Un serf, qu'il évoqua avec reconnaissance dans Punin et Baburin (1874), lui donna le goût de la lecture et de la littérature russe.
C'est à Moscou que le jeune Ivan Tourgueniev suivit dans des pensions les cours préparatoires à l'Université, où il entra, selon les usages du temps, à l'âge de quinze ans. Il continua ses études à Saint-Pétersbourg. Par son professeur de littérature Pletnev, grand ami d'Alexandre Pouchkine, Tourgueniev, seul de sa génération, aura un lien vivant avec la tradition poétique de l'époque pouchkinienne. Il a même la chance de rencontrer par deux fois l'illustre poète. Pletnev juge sévèrement ses premiers essais poétiques mais ne décourage pas leur auteur et publie deux de ses poésies dans Le Contemporain.
En 1838. pour parfaire ses études et son apprentissage de la vie, Tourgueniev part pour Berlin. Le voyage ne fut pas sans incident. Un grave incendie se déclara à bord du bateau, et Tourgueniev n'eut pas l'attitude courageuse qui seyait à son âge et à sa vigueur physique: plus tard, ses ennemis exploiteront sans pitié cette défaillance de caractère.
À Berlin, les trois années passées à fréquenter la faculté de philosophie et une pléiade de jeunes philosophes russes: Timofei Granovskij, Nikolaï Vladimirovic Stankevic, Mikhaïl Bakounine... qu'unissait une dévotion commune à Friedrich Hegel — déterminèrent l'orientation de la pensée politique et sociale de Tourgueniev. Séduit par la civilisation avancée de l'Occident il se range résolument dans le camp des occidentalistes; sceptique, il rejette le messianisme religieux cher aux slavophiles; clairvoyant, il ne voit d'autre salut pour la Russie que de se mettre humblement à l'école de l'Occident. Ce fut aussi la seule période vraiment heureuse de son existence. Un voyage à Rome avec Stankevic affine son sens esthétique.
La Russie le revoit en 1841, jeune, beau, élégant, remarquablement cultivé. Il songe au professorat, mais les parties de chasse l'empêchent d'écrire sa thèse. Il entre alors au service civil, où il travaille sous la houlette de Dahl, ethnographe et littérateur de talent. Une liaison avec une paysanne — comme en avait eu plus d'une fois son père — lui donne en 1842 une fille, Pélagie. À l'âge de huit ans, Pélagie sera emmenée en France et deviendra Pauline, la fille adoptive des Viardot.
À la même époque, fréquentant le "nid de gentilshommes" qu'était la famille Bakounine, il brise, en passant et sans en souffrir lui-même, le cœur de Tatiana, sœur du futur révolutionnaire. Il versifie toujours. Son poème Parasa reçoit l'approbation, alors capitale, du critique Vissarion Grigorievitch Belinski.
Le 28 octobre 1843, au cours d'une partie de chasse, Tourgueniev rencontre Louis Viardot. Quelques jours après, il est présenté à sa jeune femme, la célèbre cantatrice Pauline Garcia, comme "jeune propriétaire, adroit tireur, aimable causeur et... piètre poète". Pauline tolère son amour, semble y répondre. L'année suivante, Tourgueniev trouve le moyen de la suivre à l'étranger, à Berlin, puis à Paris. Il est admis dans le domaine familial des Viardot, à Courtavenel, où par la suite il séjournera si souvent. Entre-temps, il abandonne définitivement la poésie pour la prose. Andreï Kolosov (1844) se ressent encore de l'atmosphère romantique des œuvres de Mikhaïl Lermontov, mais l'histoire lamentable de Petuskov (1847), homme faible, captivé et brisé par une femme de rien, mais volontaire, contient en germe tout l'univers romanesque de Tourgueniev.
La mère de Tourgueniev, dépitée de voir son fils quitter le service civil, s'éprendre d'une artiste, fréquenter un homme aussi dangereux que Belinski, lui coupe les vivres, le condamnant à une vie de bohème.
En 1847, il décide de quitter la Russie, pour vivre auprès de Pauline Viardot sans doute, mais aussi pour écrire avec moins de passion, loin de sa patrie, ces récits tirés de la vie des paysans et des propriétaires terriens, qui, réunis cinq ans plus tard sous le titre Mémoires d'un chasseur, seront accueillis comme un réquisitoire implacable contre le servage.
La vie de Tourgueniev à l'étranger ne manque pas d'agréments: il fréquente Belinski, Herzen, Annenkov; Fet vient passer quelques jours à Courtavenel; grâce aux Viardot, il rencontre George Sand, Prosper Mérimée, Alfred de Musset, Frédéric Chopin, Charles Gounod...
En 1850, il est rappelé en Russie par la maladie de sa mère qui refuse de le recevoir et ne se réconcilie avec lui que dans ses dernières minutes. Le voilà propriétaire d'une grande fortune, définitivement à l'abri des soucis financiers. La mort de Nicolas Gogol, en 1852, l'impressionne vivement: l'article nécrologique qu'il lui consacre semble si enthousiaste à la censure qu'il lui vaut un mois d'arrêts et l'exil dans son domaine de Spasskoïe. Exil bénéfique à certains égards, mais redoutable pour ses relations avec Pauline Viardot.
Tourgueniev travaille intensément, chasse éperdument (trois cent quatre pièces à son actif pour un seul automne), se permet une brève liaison avec une domestique, songe à un mariage avec sa cousine Asja Turgenev sans s'y résigner... Son retour à Saint-Pétersbourg, en novembre 1853, est triomphal: les Mémoires d'un chasseur qui furent un événement aussi bien social que littéraire lui avaient assuré d'emblée une des premières places, sinon la première, parmi les écrivains russes. A cette époque se place son amitié spirituelle avec la comtesse Lambert qui tâche, en vain, de l'amener à la foi.
En 1856, il reçoit enfin l'autorisation de quitter la Russie et part aussitôt pour l'étranger. Entre Pauline Viardot et lui s'interposent une séparation de six ans et un rival, le peintre Ary Scheffer (mort en 1858). Pour tromper sa mélancolie, il voyage, puis décide de rentrer en Russie.
Sa voie littéraire est définitivement tracée. Il peint la vie telle qu'elle est et choisit ses thèmes dans les problèmes d'actualité les plus brûlants. Son art répond aux exigences de chacun. Tourgueniev sait être civique sans être tendancieux, allier la vérité à la poésie et à la beauté. Ses nouvelles — citons, parmi les plus célèbres, Deux amis (1853), Un coin tranquille (1854), Jacques Pasynkov (1855), Asja (1857), Premier amour (1860) — sont des chefs-d'œuvre de fraîcheur et de poésie. Dans son premier roman, Roudine (1855), il rend hommage à l'idéalisme de la génération des années 1840, tout en montrant son impuissance dans l'action. Dans Nid de gentilshommes (1859), il dit adieu à l'ancien ordre social de la Russie et exalte sa poésie, ses profondes assises religieuses. Lisa Kalitina, digne héritière de la Tatiana de Eugène Onéguine de Pouchkine, sera considérée comme le modèle le plus achevé de la "jeune fille à la Tourgueniev", charmante, noble, pure et volontaire. Dans A la veille (1859), il essaie de peindre le portrait héroïque d'une jeune fille de la nouvelle génération, à l'aube des grandes réformes.
Tourgueniev fut sensible au vif succès remporté par ses romans et, particulièrement, aux louanges de la jeune génération, dont il était et voulait être le porte-parole. La critique remarqua cependant que, s'ilavait donné toute une pléiade d'héroïnes, il avait omis de peindre un héros russe. Le seul homme fort de ses romans, Insarov, dans À la veille, était, comme par hasard, un Bulgare. Pères et Fils (1861), l'une de ses meilleures œuvres, devait être une réponse à cette accusation. Mais elle eut l'effet contraire. La critique radicale, alors toute-puissante, ne reconnut pas ses idéaux dans Bazarov, jeune étudiant nihiliste, sans croyance ni morale, et cria au scandale et à la trahison. Il ressent douloureusement cet échec et décide alors de s'établir définitivement à l'étranger, renonçant à la littérature.
Dans un poème lyrique en prose, intitulé Assez (1864), il donne libre cours à son ressentiment. Puis il s'installe en Allemagne, à Baden, où avaient élu domicile les Viardot. Une société agréable, voire brillante, des soirées musicales et artistiques auxquelles Tourgueniev prenait une part très active, des relations paisibles et plus intimes que par le passé avec Pauline Viardot, font du séjour à Baden l'une des périodes les moins troublées, les moins mélancoliques de sa vie.
Il n'abandonne pas la littérature, et publie en 1867 un nouveau roman, Fumée, qui achève de couper les ponts entre la Russie et lui, en lui aliénant cette fois l'opinion de droite. Cette vie idyllique fut brisée par la guerre de 1870. Au même moment, un médecin allemand, comme jadis Scheffer, vint assombrir les relations de l'écrivain avec Pauline Viardot. Les pérégrinations reprennent: Londres d'abord, puis Paris. Courtavenel détruit et pillé, les Viardot s'installent au cœur de la capitale, puis à Bougival, où il se fait bâtir une maison.
Les Eaux printanières (1871) sont un retour en arrière, vers le romanesque pur, au-delà des préoccupations sociales et politiques. À Paris, il se lie d'amitié avec Gustave Flaubert, Émile Zola, les frères Goncourt... Mais il repousse leur conception physiologique, "gastronomique" de l'amour, à laquelle il oppose sa vénération presque religieuse de l'Éros et de sa puissance. Terres vierges (1876) fut le dernier grand roman de Tourgueniev et, malgré de beaux passages, un échec: il avait perdu contact avec la réalité russe et sa peinture de l'action révolutionnaire dans les masses ne satisfit personne.
Jusqu'à la fin de ses jours, il ne cessera d'écrire, mais son œuvre prend une orientation nouvelle. Dans le Chant de l'amour triomphant (1881), Clara Milic (1882), il fait une large place au fantastique et aux forces occultes. Dans Senilia (1879-1882), réunis sous le titre Poèmes en prose, s'exprime son agnosticisme pessimiste fortement influencé par Schopenhauer.
Les dernières années de la vie de Tourgueniev, sans foyer, sans patrie, sans croyance, furent adoucies par les rayons de la gloire. En 1875, au Congrès international de littérature à Paris, il est élu vice-président et siège aux côtés de Victor Hugo. Son discours sur la littérature russe obtient un vif succès. Le déclin des passions politiques — l'époque des grandes réformes est révolue — et le renouveau de l'esthétique opèrent la réconciliation entre le vieil écrivain et sa patrie.
Lorsqu'il revient en Russie, pour de courtes périodes toujours, réceptions et dîners en son honneur se succèdent. La jeune actrice Maria Savina fait de sa pièce Un mois à la campagne, écrite en 1850, un triomphe (1879). Il est acclamé aux solennités pouchkiniennes (1880). Oxford le nomme "doctor of common law" pour le rôle joué par les Mémoires d'un chasseur dans le mouvement d'émancipation des serfs. Si, physiquement, il a l'aspect d'un vieillard, son cœur est resté juvénile: il s'éprend de Maria Savina, à peine flattée par l'attention que lui porte l'écrivain, et souffre de ne pas voir sa passion partagée.
En 1881, il ressent, sans y prêter trop d'attention, les premières atteintes du mal qui va l'emporter, un cancer de la moelle épinière. Les deux dernières années sont une longue et douloureuse agonie. La mort qu'il avait tant redoutée vint en libératrice.
Ivan Tourgueniev, veillé par Pauline Viardot, meurt dans sa demeure de Bougival le 22 août 1883, à l'âge de 65 ans.
Nikita Sitruve,
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Paris, mardi 15 octobre 2024