Paul Virilio

Un paysage d'événements
Paul Virilio
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République des Lettres : "L'Histoire", c'est l'un des premiers mots de votre dernier livre, Un paysage d'événements. En neuf séquences ou séances, de 1996 à 1984, c'est une chronique rétrocessive et rétroactive de ces événements qui ne se singularisent plus comme des événements dans un monde télé-technologique où désormais tout "a lieu en temps réel" : est-ce à dire que vous voulez réintroduire la notion de l'événement — donc l'Histoire — à la place de la téléprésence qui la pulvérise, ou bien y a-t-il lieu d'inventer une nouvelle notion et qu'en est-il alors de l'Histoire ?

Paul Virilio : Je crois que l'avènement de ce qu'on appelle le temps réel, le live, dans tous les domaines, est dominé par l'avènement d'un temps mondial, universel, équivalent à celui des astronomes et qui met en crise le temps local de l'histoire. Ce n'est pas une crise de l'interprétation comme le montre le livre de Noiriel (Sur la Crise de l'Histoire), c'est une crise de la temporalité historique elle-même et mon livre essaie d'interroger cette histoire événementielle qui prend le dessus de l'histoire générale. Les longues durées perdant leur intérêt au profit de l'instantanéité et de l'immédiateté, l'événement ressenti instantanément devient proéminent. Je l'ai dit, si le temps c'est l'accident des accidents, le temps réel c'est l'accident de l'histoire. Je ne fais pas du Fukuyama: ce n'est pas la fin de l'histoire mais la mise en crise de l'histoire. Mon livre est une sorte de flash back comme vous l'avez remarqué: hier on parlait de l'histoire immédiate, à travers le journalisme ou les actualités. Aujourd'hui l'histoire est médiatisée par des capteurs multimédias en temps réel. Ce livre n'est pas un livre d'histoire, il prétend à une vision qui m'échappe et qui nous échappe tous, celle qui pourtant dominera demain : une vision téléologique et théologique de l'histoire. Le terme "paysage d'événements" est augustinien. Il traduit la vision de Dieu: pour Dieu le passé et le présent sont co-présents, sorte de paysage qu'on peut regarder où l'on voit l'origine et la fin de l'histoire ou la fin du monde (l'apocalypse). Or cette vision là où les événements sont un paysage sous les yeux d'un observateur, cette vision qui est la vision du divin, tend à devenir celle de l'humain à travers les télétechnologies à travers la télésurveillance, à travers cette grande optique qui s'installe dans le monde. Je donne un exemple multimédia dont on ne parle pas: internet c'est les live-cam, les caméras temps-réel, qui sont disposées un peu partout dans le monde et que l'on consulter pour voir ce qui se passe. Une des premières était dans le port de San Francisco, il y avait là un banc avec une caméra de surveillance reliée en site internet à tous les ordinateurs, on pouvait voir s'il y avait quelqu'un sur ce banc, donner rendez-vous à une copine à San Francisco pour la voir en temps-réel. Ce type de dispositif est désormais dans les cuisines, les appartements. L'histoire d'un monde surexposé par la surveillance se joue là dans son insignifiance. Monde sans angle mort, constamment sous contrôle, potentiellement sous contrôle, que j'ai essayé de parcourir en retraçant l'itinéraire de ces petits événements.

République des Lettres : Depuis plus de trente ans votre travail contient l'exigence d'une charge — au sens quasi explosif du terme — contre ces technologies (de l'information en particulier) dont on veut nous faire croire qu'elles ont permis un certain progrès quant à l'émancipation et l'amélioration de l'homme dans les traces des Lumières. L'idée d'autonomie des citoyens a cédé la place à l'autonomisation des dispositifs de contrôle très tôt mis en place par les sociétés modernes et l'avènement démocratique : systèmes de surveillance, systèmes experts, systèmes de télédétection, médias à vous lire on pourrait s'interroger sur la forme de réponse, notamment politique, que ce type de défis impose ? La difficulté n'est-elle pas justement que ces "systèmes" eux-mêmes ont désorganisé jusqu'à la possibilité d'une/du politique? Quel serait alors le statut de vos livres : jouer sur les vertus de l'inactualité ? sur celles du contretemps (ce "conte à rebours") ? développer le sens critique (mais alors dans quel sens ?), lancer des prophéties ?

Paul Virilio : Nous sommes à la fin d'une ère du politique: le pouvoir multimédiatique — non plus médiatique (de la presse et de la télévision) — pose problème au politique. Cette transition est "transpolitique". Le monde politique auquel nous étions habitués est celui de la démocratie, des Lumières, comme vous l'avez dit. Or aujourd'hui l'avènement de ces télétechnologies met en place un système de pouvoir qui n'a rien à voir avec le pouvoir de contrôle qui était celui d'un gouvernement, d'une armée et d'une police. Il ne faut pas oublier que dans le passé le mot "médiatiser" voulait dire "soumettre à un seigneur", être médiatisé à l'époque féodale, c'est être l'homme lige d'un seigneur : le médiatique est celui qui garde un pouvoir sous contrôle. Or le pouvoir médiatique de l'histoire devenue médiatique, comme nous le disions plus haut, implique une dimension transpolitique où donc la technologie et la cybernétique sont au coeur du dispositif: je crois que si Michel Foucault avait été là aujourd'hui il aurait pu faire un livre extraordinaire, non plus sur les micro-politiques mais sur les macro-politiques de la cybernétique, pour interpréter le contrôle potentiellement total, totalitaire, "globalitaire" : c'est-à-dire un totalitarisme sans extérieur. Nous avons connu un totalitarisme local avec les impérialismes mais il y avait toujours des conflits entre impérialismes. Les capacités instantanées de soumission et de contrôle sont telles dans ce que j'appelle le globalitarisme, que le totalitarisme n'était au fond qu'un accident local à côté de celui qui peut survenir. Le sens critique me paraît nécessaire puisque l'histoire devient critique à travers le temps réel et le temps mondial, puisque l'espace devient critique à travers l'espace virtuel, à travers l'espace cybernétique. Il faut mettre en oeuvre une pensée de cette critique, de cet état critique des lieux et des temps, une pensée politique mais aussi économique et esthétique, une nouvelle Weltanschauung. Au moment où la technique et la science convergent pour former un mixte nous assistons à une émergence de ce qu'on pourrait appeler les "sciences de l'extrême". Les sports de l'extrême on connaît, on sait à quel point ils jouent avec le suicide et la mort. Or je crois que la science, qu'il s'agisse de l'ingeeniring génétique ou autre, flirte aussi avec la mort — de l'homme — avec un homme mort. Un exemple: le TGV possède le système de l'homme mort, qui fait que quand l'homme meurt, la machine s'arrête. Autrement dit l'homme mort fait partie de la programmation du train à grande vitesse. La mise en chômage technique, définitif, structurel, de million d'individus, par les technologies nouvelles, c'est aussi une sorte de système de l'homme mort. On ne veut pas l'admettre parce qu'on est dans une phase de propagande de ces technologies et qu'on a encore refusé de reconnaître leur négativité.

République des Lettres : Vous parlez de "négativité", de "totalitarisme" — ou de "globalitarisme" — vous parlez aussi d'une possible mort de l'homme et de la propagande. Ce sont autant de questions et de concepts qui nous portent au coeur du débat sur la notion d'histoire et d'événement. Il y aurait beaucoup à dire, de ce point de vue, sur les querelles des historiens qui agitent l'Allemagne ou la France, qui mettent en scène les questions de la trace et de l'archive. Le révisionnisme est là une interrogation permanente. La nouvelle conception de l'histoire liée à cette globalisation technologique, qui supprime l'objet traditionnel de l'histoire — de l'archive au témoignage — n'est-elle pas aussi en jeu dans le travail d'analyse et de décodage que vous tentez de mettre en oeuvre?

Paul Virilio : C'est central. Je vous rappelle l'exergue de La machine de vision: "Le contenu de la mémoire est fonction de la vitesse de l'oubli" dit Norman Speer. Quand on travaille sur la vitesse on travaille sur l'oubli. Or le révisionnisme lié à la négation de la Shoah est le centre de gravité de ce qui est devenu depuis l'industrialisation de l'oubli. Ce qui commence par un détournement de vérité devient une industrie de la négation, et cette industrie est parfois mise en oeuvre par des gens qui ne sont pas révisionnistes et ne sont pas apparemment négationistes. Les technologies du temps réel, les technologies de la mondialisation du temps dont on parlait au tout début, portent en elles-mêmes une puissance d'oubli, d'évacuation de la réalité, de toutes les réalités — pas seulement celle des camps. C'est une des menaces de l'avenir. La perte des traces: l'instantanéité et l'immédiateté, c'est la perte des traces et la perte de la mémoire. Au point qu'on peut se demander si le négationisme n'a pas été le commencement de la fin — fin de la vérité historique — et si aujourd'hui nous ne vivons pas la fin de ce commencement comme disait Winston Churchill à propos de la guerre. Au delà du négationisme de la Shoah se développe un négationisme d'une toute autre ampleur qui concerne la réalité des faits. Je l'ai dit dans L'art du moteur, aujourd'hui ce qui menace c'est la défaite des faits, où la virtualité des événements plus ou moins manipulés risque d'annuler la réalité des faits. Cette "défaite des faits" est un négationisme à la puissance X puisqu'il concernerait non seulement un événement monstrueux et central — Auschwitz et Hiroshima, les deux catastrophes majeures de mon histoire vécue — mais aussi les systèmes de l'information qui sont en puissance des systèmes de l'élimination de l'histoire, de la trace historique, de la vérification historique dont Timisoara a été un exemple. On peut en imaginer d'autres. Le négationisme de Timisoara n'est pas seulement un arrangement de vérité, c'est une potentialité. Un journaliste très connu — prix Albert Londres — m'a rapporté l'aventure d'un envoyé spécial à Timisoara: constatant le bruit qui se propage autour des causes de la mort des cadavres du fameux charnier, il téléphone à sa rédaction et fait part de sa perplexité après les avoir vu. Ces personnes, on le sait, n'avaient pas été torturées, mais étaient décédées dans des hôpitaux. Le patron de presse lui répondit que son avis importait peu alors que toutes les chaînes relayaient cette information et qu'il était hors de question de montrer une autre version. C'est un exemple qui n'est que médiatique, alors on peut imaginer ce que ça pourrait devenir dans un monde multimédiatique. L'histoire de la suppression par l'histoire elle-même de ce qui traditionnellement permet d'écrire l'histoire, a peut-être commencé dès les années trente. Je viens de découvrir une phrase de Maurice Merleau-Ponty, tirée de Non-sens, en réponse à Jean Giraudoux. La guerre a eu lieu est le titre de ce texte écrit après la guerre : "Nous étions des consciences nues en face du monde. Comment aurions nous su que cet individualisme et cet universalisme avaient leur place sur la carte ? Ce qui rend pour nous inconcevable notre paysage de 1939 et le met définitivement hors de prise c'est justement que nous n'en avions pas conscience comme d'un paysage."

République des Lettres : Il y est question de la guerre. Un paysage d'événements porte aussi la marque, comme beaucoup de vos livres, de cette vision obsédante de la guerre. Vous vous définissez parfois vous même comme un "war baby", une victime de guerre. Ne sommes nous pas tous, d'une certaine manière, des "victimes de guerre" à partir du moment où les armes de communications, dont nous relevons, sont devenues à la fois la condition et l'outil des conflits ?

Paul Virilio : J'ai effectivement vécu la guerre, comme Heiner Müller ou Georges Perec, que j'ai fréquentés. Un paysage d'événements traduit un oubli : dix ans après nous avons déjà oublié la dissuasion atomique, l'équilibre de la terreur, et j'ai voulu revenir sur cet oubli. Les textes écrits en 1984 et 1986, il y a dix ans, traduisent encore un sentiment d'inquiétude devant une guerre atomique totale, c'est très étonnant: s'il y a une industrialisation de l'oubli, elle a déjà fonctionné vis à vis de l'oubli de la terreur nucléaire de la guerre froide etc. Je ne suis pas obsédé par la guerre, c'est la guerre qui nous obsède : pendant quarante ans nous avons été collectivement obsédés. Depuis dix ans, disons depuis la guerre du Golfe et la fin des blocs, j'ai l'impression que je suis toujours seul à parler de la guerre, comme si malgré la Yougoslavie, malgré ce qui ce passe à Jérusalem en ce moment, malgré ce qui peut se passer dans d'autres endroits du monde, on avait déjà réintégré les pénates de la paix et de la tranquillité publique. Le livre fonctionne un peu comme un retour arrière, comme un travelling arrière, jusqu'à cette période de l'affaire des euromissiles, de la menace des quarante milles chars soviétiques dont Yves Montand prétendait qu'ils envahiraient l'Europe, etc.

République des Lettres : Il y a à la fois le phénomène incommensurable de concentration de la décision militaire — jusqu'à son effacement derrière les systèmes experts — et dans le même mouvement apparemment, une dissémination sans précédent de la menace (machines de guerre portatives) : c'est ce que vous appelez le "déséquilibre de la terreur" d'un côté, et "l'immatériel de guerre" de l'autre. Mais dans les deux cas, qu'il s'agisse des formes de télé-détection (observation) ou de télé-agression (attaques assistées par ordinateur de la guerre du Golfe), la virtualisation est le dénominateur commun du wargame: n'y a-t-il pas là précisément un risque politique énorme de ne plus voir la violence bien réelle de l'Histoire (derrière ce qui nous apparaît comme des jeux), à l'endroit où toutes ces prothèses de vision étaient censées nous la rendre plus visible? Le "voir plus loin" des prothèses, n'accroit pas notre lucidité.

Paul Virilio : Les technologies nouvelles provoquent une déréalisation, une perte de réalité, et il est évident que la désinformation dont nous parlons depuis le début, est une désinformation par surcroît d'information, et non pas par censure ou par sous-information. Je crois que la démocratie a lutté à travers la liberté de la presse contre la sous-information et la censure mais elle n'a pas compris — malgré Murdoch, Bill Gates et les autres — que la surinformation était une autre manière, plus efficace encore que la censure, d'asphyxier l'opinion publique. On sait bien à quoi la censure a abouti en Union Soviétique : le fait de ne pas parler des accidents n'a pas empêché Tchernobyl. En Italie quand les brigades rouges ont été interdites de télé, on ne parlait plus de leurs meurtres... On sait bien que ces pratiques sont dépassées par l'état des lieux de l'information. Ce qui se met en place est une guerre de l'information, une info-war: le lieu de la guerre aujourd'hui — si on voulait lui donner un lieu puisque justement elle est déterritorialisée et déréalisée — c'est la NSA (National Security Agency), qui est bien plus puissante que la CIA. C'est ce ministère de l'information dont les états-Unis disposent à travers les satellites et la couverture permanente du globe, l'info-sphère : la guerre n'a plus lieu dans la géosphère. Cela ne signifie pas qu'il n'y aura aucun mort, comme on le prétend, mais que l'organisation, la stratégie de cette guerre sera liée au contrôle de l'information. N'oublions pas que internet vient d'arpanet, dont l'origine est militaire, un réseau mis en place par le Pentagone dans les années soixante pour éviter l'effet EMP, l'electromagnétic pulse, l'effet de déconnectage des systèmes d'information, etc.

République des Lettres : Votre réflexion dans son ensemble n'est-elle pas aussi parcourue par une inquiétude : qu'à ces structures fondamentales de la perception humaine — dont toute votre approche est tributaire — ne succède un accident dont les contrecoups ne seraient pas immédiatement perçus, du fait même de l'avènement d'un ordre mondial dominé par cette instantanéité et cette immédiateté que vous dénoncez, qui depuis des années modifie et travaille en profondeur tous nos schèmes de perception. Il y aurait là un cercle où la condition et les circonstances de l'accident nous échappent en raison même d'un accident des conditions et de la perception dans lesquelles il nous arrive : cet accident de circulation n'a-t-il pas déjà eu lieu ? Vos livres en seraient la trace, le dérapage, ou le rêve... comme "une absence" d'où surgit la réalité, une pointe de réalité dans la virtualisation croissante, où nous serions en quelque sorte, pour reprendre une expression chère à Gilles Deleuze, "à la pointe de notre ignorance" ?

Paul Virilio : Exactement. J'ai même souhaité faire un colloque sur cette incapacité des penseurs actuels à traiter du présent en leur disant "au lieu de nous présenter vos théories et vos concepts vous allez nous présenter ce point où vous n'avancez pas". J'ai publié deux livres: Esthétique de la disparition et Logistique de la perception, et il va de soi que aujourd'hui la logistique de la perception n'est plus seulement celle du cinéma mais celle de la télévision et de la télésurveillance et du multimédia. Je crois que nous vivons pour la première fois avec un oeil dans le ciel, l'oeil de Dieu instrumentalisé à travers la mise en orbite des appareils des systèmes, à travers cette grande optique dont nous parlions à propos des caméras d'internet. Quelque part ce qui se prépare à travers la guerre de l'information c'est la nouvelle dissuasion. Albert Einstein disait dans les années cinquante qu'il y avait trois bombes: la bombe atomique qui vient d'exploser, la bombe de l'information — il ne disait pas encore "informatique" -, et la bombe démographique. Or la bombe atomique n'a pas fonctionné, à part Hiroshima-Nagasaki et de nombreux essais polluants, comme arme pratique: elle a fonctionné comme dissuasion nucléaire. Je crois que la bombe informationnelle est dans la même position. Les capacités d'interactivité étant comparables aux capacités de la radioactivité une dissuasion "sociétaire" doit se mettre en place, c'est-à-dire un contrôle qui évitera des perturbations. Il y a là une menace orwellienne, que George Orwell n'avait pas prévue et qui m'inquiète: cette bombe informatique est à l'ordre du jour. Quant à l'accident: quand on travaille sur la technique on travaille sur la spécificité de l'accident. Les technologies anciennes de transport, développaient des accidents spécifiques, c'est-à-dire qui avaient lieu, comme l'histoire, dans un espace-temps local, le Titanic coulait à tel endroit, Tchernobyl explosait à tel autre. Les technologies live du temps mondial, du temps réel, concernent instantanément le monde entier donc l'accident potentiel en puissance qui a peut-être eu lieu, ou qui aura lieu (à mon avis il n'a pas encore eu lieu). Il sera partout et nulle part: vous me direz, c'est une vision encore métaphysique, mais non! un krach boursier ça se propage instantanément ou presque au monde entier, surtout aujourd'hui (en 1929 ça avait pris un certain temps). L'accident intégral est un des horizons de la technique et je crois que cet accident intégral est déjà sensible sinon dans le krach financier, du moins dans le krach social: la multiplication du chômage de masse structurel et non plus conjoncturel, l'élimination d'une partie de plus en plus importante des populations, sont déjà des signes avant-coureurs de l'accident intégral. Il y en a d'autre, à travers la pensée unique, à travers certaines idéologies globalitaires. La vision nouvelle du monde passe à travers cette intelligence là, mais une intelligence à la limite de l'ignorance : ce que je dis là je le sais à peine, et le prochain livre que je ferai, qui sera un livre fin de siècle pour moi, s'appellera "l'accident intégral". Ce sera quoi? Ce sera une tentative de préfiguration — chacun peut faire son 1984 — de cet accident qui n'a pas eu lieu où qui est encore inconnu, j'essaierai de le lire parce que je crois qu'on ne peut faire progresser aucune technique et aucune société sans faire avancer le travail sur l'intelligence de la négativité, sur l'erreur, sur la panne, sur les à-côtés, sur la face cachée du progrès.

République des Lettres : La "préfiguration" dont vous parlez est aussi une défiguration. Certes, les accidents dont nous parlons là arrivent avec la médiatisation croissante et la téléprésence. Mais n'arrivent-ils pas aussi en raison des écarts de rythmes ? La corruption qui est en débat aujourd'hui en fournit la preuve : les fonds peuvent maintenant circuler à la vitesse de la lumière, mais le juge qui fait son travail d'enquête a besoin de la patience du temps réel... L'accident n'est-il pas précisément lié à cet écart ?

Paul Virilio : Il faut, il faudra demain faire une économie politique de la vitesse comme il y a une économie politique de la richesse — l'économie tout court -. Je crois qu'il faudra inventer une "rythmologie", je crois que le rythme de l'histoire du monde est en train de changer et que ce rythme n'est pas géré politiquement. C'est un peu comme dans la musique concrète : les harmoniques sont rares, non pas parce qu'on ne souhaite pas d'harmoniques, mais parce qu'on est incapable de juger de la rythmique sociétaire. Si on analyse l'histoire de la vitesse on constate que seule la musique et la danse prennent en compte la vitesse de manière politique : pour moi une chorégraphie, une symphonie, une danse, c'est d'une certaine façon une économie politique de la vitesse. Moderato cantabile, Allegro non troppo, c'est une rythmique du son et de même la chorégraphie est une économie politique du corps dans l'espace-temps de son rythme. Je crois, qu'on le veuille ou non, que l'accélération de l'Histoire dont parlait Daniel Halévy, est devenue telle qu'il faudra mettre en oeuvre une économie politique de la vitesse venant seconder l'économie politique de la richesse.

République des Lettres : à travers et au-delà de votre travail, comment cette "myopie contemporaine" que vous dénoncez peut-elle être surmontée, n'y a-t-il pas justement un "paysage d'événements" attestant de plus en plus d'une résistance à ce processus d'aveuglement ? La dénonciation silencieuse des conséquences catastrophiques de fait des télé-technologies par la masse de ceux qui restent au bord des autoroutes de l'information (tiers monde, chômeurs...) n'impose-t-elle pas aussi une limitation de droit de leur incidence dans la pensée ? Que dire de tous ces points de résistance de la société, des mouvements qui voient le jour, de ces médias — il y en a quelques uns — qui prennent le temps, qui respectent le rythme de la société... que dire de tout cela face à l'accident promis, à l'accélération de l'Histoire dont vous parlez ?

Paul Virilio : Comme disait Serge Daney, "pendant l'occupation on ne parle pas de la résistance, or les médias c'est l'occupation". Dans Qu'est-ce qu'un collaborateur? (Situations III) Jean-Paul Sartre écrivait: "Pendant les années 40 on oubliait que l'Histoire, si elle se comprend rétrospectivement se vit et se fait au jour le jour. Ce choix de l'attitude historique, et cette passéification continue du présent est typique de la collaboration." La situation actuelle est semblable à ceci près que le danger de la collaboration contemporaine, c'est qu'on ne sait pas qu'on collabore. Choisir la résistance — ce qui ne veut pas dire s'opposer aux nouvelles technologies — c'est éviter d'être un collaborateur malgré soi. L'occupation d'aujourd'hui, la défaite des faits, la virtualisation des événements, provoque aussi cette passéification du présent typique de toute collaboration. Le pétainisme était aussi une vision du monde et une pacification, j'ai envie de dire que la pacification et la passéification vont de pair. Or aujourd'hui on pacifie le drame d'internet, le drame des autoroutes électroniques, on prétend à la démocratie virtuelle, on prétend à l'absence de loi comme un progrès dans les réseaux et dans les sites Web, etc. C'est une forme de pétainisme aussi grave que pendant la guerre. Aujourd'hui il faut être critique — d'art — parce qu'on ne peut qu'aimer ces technologies: elles ne nous occupent pas comme l'occupant nazi, elles nous occupent au sens où elles nous prennent notre temps, où on dit "ça m'occupe trop". Il faut devenir critique d'art de ces technologies. Si on considère que l'art et la technique sont une seule et même chose nous ne pouvons aimer la technique qu'à travers la liberté de la critiquer.

Propos recueillis par Olivier Morel,
01 mars 1995

Copyright © La République des Lettres, Paris, vendredi 13 décembre 2024
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