Alan Watts fut l'un des papes de la contre culture-américaine dans les années soixante et son œuvre était très lue en Europe. Puis, précocement disparu à cinquante-huit ans, il entra dans une sorte d'oubli, ce qu'on appelle "l'enfer" des écrivains. On redécouvre aujourd'hui peu à peu son message de philosophe spirituel et libertaire.
Alan Wilson Watts était un drôle de bonhomme: un homme du paradoxe, à bien des égards. Jouisseur et ascète, érudit et communiquant de masse, l'âme chrétienne et le regard bouddhiste, contestataire icône de la contre-culture et connaisseur des traditions, Britannique de naissance, d'accent et de style en même temps que Californien invétéré... Et, à l'instar de bien des hommes du paradoxe, Watts était un visionnaire, précurseur et révolutionnaire de la conscience.
C'est en 1915 qu'il voit le jour à Chislehurst, un village du Kent. La campagne anglaise dans toute sa splendeur et, surtout, partie intégrante de la maison familiale, un jardin potager qui décidera de sa position d'écologiste avant la lettre. Il demeurera toute sa vie un grand amateur de nature et de jardinage. Entré en 1928 à la King's School de Canterbury, il y reçoit une éducation censée faire de lui un parfait gentleman britannique. Aux sermons des ecclésiastiques anglicans chargés de l'éclairer sur son salut, il préfère les leçons pratiques du père d'un de ses camarades de classe, qui entreprend de l'initier aux plaisirs de la gastronomie lors d'un voyage sur le continent. Là aussi, la leçon sera déterminante. Watts affichera jusqu'à sa mort un goût prononcé pour la bonne chère, les vins et alcools fins, les cigares, plaisirs sensuels qui, pour lui, non seulement n'entrent pas en conflit avec la quête mystique, mais en constituent un aspect. Pour Watts, la spiritualité est amour de la vie et la vie se goûte à travers les sens associés à l'esprit et non uniquement par l'esprit.
Autre initiation majeure dispensée par ce père, décidément fort éclairé, la découverte du bouddhisme. Rappelons qu'en ce début des années trente, s'intéresser au bouddhisme est tout à fait inhabituel et incongru. Il n'existe que fort peu d'ouvrages accessibles sur cette religion exotique et les roshis ou rimpochés sont alors inconnus au bataillon de la culture anglaise, sinon de quelques poussiéreux orientalistes. Il existe néanmoins à Londres une "Société bouddhiste", à laquelle l'adolescent s'empresse d'adhérer et qui lui permettra de découvrir les textes fondateurs.
Avant ses dix-huit ans, Alan Watts est déjà ce qu'il demeurera toute sa vie: un bouddhiste épicurien.
Ne pouvant espérer entrer à Oxford du fait des modestes moyens de sa famille et de son peu de chance d'obtenir une bourse, compte tenu de son excentricité peu appréciée à King's School, il prend un emploi de gratte-papier et poursuit son éducation au gré des rencontres, assistant à des conférences de Carl Gustav Jung et fréquentant assidûment l'une des rares librairies ésotériques de Londres. En 1936, il fait la découverte capitale des livres de D.T. Suzuki, qu'il rencontre même lors du Congrès mondial des religions. C'est dans l'émerveillement de cette initiation théorique au zen, qu'avec précocité il rédige son premier ouvrage, L'Esprit du zen, résumé des célèbres Essais sur le bouddhisme zen de Suzuki. Il assiste également à cette époque à des conférences de Krishnamurti dont il deviendra plus tard un proche en Californie. C'est cette même année qu'il fait la connaissance d'une jeune Américaine, Eleonore Everett, de retour du Japon, où elle a visité plusieurs monastères zen en compagnie de sa mère.
Mariés en 1937, ils traversent l'océan pour s'établir à New York avec le soutien financier de la belle-mère, alors épouse d'un riche avocat. La belle-mère en question sera bientôt l'une des premières pratiquantes sérieuses du zen Rinzaï en Amérique. À la mort de son premier mari, elle épousera son maître, Sokeï-an Sasaki, devenant ainsi Ruth Fuller Sasaki et, en tant que seule prêtresse rinzaï américaine dûment ordonnée au Japon, jouera un rôle déterminant pour la propagation du zen dans le Nouveau Monde. Par sa belle-mère, Watts rencontre Sasaki dont il sera très proche trois années durant, jusqu'à ce que la guerre et l'emprisonnement par le gouvernement américain des Japonais vivant aux États-Unis interrompe cette éducation.
En 1940, à la surprise, pour ne pas dire la consternation de son cercle d'amis, Watts entre dans l'église Episcopalienne, très puissante aux USA, qui admet les prêtres mariés. Il sera ordonné en 1945. "La plupart pensaient — écrira-t-il dans ses mémoires — que j'avais perdu le nord. Je dirais plutôt que j'essayais désespérément de le trouver."
Si surprenante qu'elle paraisse, cette "conversion" aboutissant au sacerdoce participe d'une logique: dépourvu de diplômes, bien que doté d'une culture déjà encyclopédique, ne s'intéressant qu'à la religion au sens le plus vaste du terme, Alan Watts est un jeune homme qui cherche une manière acceptable de s'insérer dans la société. Son svadharma, comme diraient les hindous, sa vocation véritable, est bien celle d'un "prêtre", d'un homme voué à témoigner de l'essentiel. Convaincu par ailleurs de l'importance et de la valeur de ses racines chrétiennes, il voit à l'époque dans la prêtrise la possibilité concrète de jouer le rôle qui lui correspond au sein de la communauté. C'est aussi en 1940 que paraît son premier livre écrit et publié aux États-Unis, La Signification du bonheur, dans lequel il se livre avec brio à une étude comparée des sagesses orientales et de la psychologie contemporaine. Aumonier de l'université Northwestem, près de Chicago, il fascine nombre d'étudiants par son ministère peu conventionnel, mais s'attire dans le même temps, comme on pouvait le prévoir, la suspicion appuyée des autorités de son Église, qui ne reconnaissent pas leur dogme dans le "panthéisme" du père Watts. Il fait ainsi quelques années le grand écart entre ses convictions et leur version socialement correcte. Cette position finit cependant par devenir intenable, si bien qu'en 1950, cinq ans après son ordination, il se "défroque" et quitte à jamais le sein de mère Église. Dans une longue lettre adressée à ses étudiants et amis, il admet y être entré pour "fuir la confusion de notre époque en cherchant refuge dans une sorte de nostalgie",et met en garde quiconque prétendrait l'imiter: "Vous ne pouvez pas agir correctement en imitant les actions de quelqu'un d'autre."
Le voici donc électron libre, retiré quelques mois à la campagne où il pratique le noble art de la cuisine et écrit Bienheureuse Insécurité, en compagnie d'Antonietta, qui deviendra sa seconde femme. Le message essentiel — et, à l'époque, révolutionnaire — de cet ouvrage est la nécessité de l'abandon à l'instant présent, unique porte du paradis, et la récusation de toute prétention à figer Dieu en un concept. En 1951, il trouve refuge au sein d'une institution comme seule en crée l'Amérique, l'Académie des études asiatiques, en Californie, qui lui confère un statut de professeur sans qu'il en possède les diplômes.
Désormais et jusqu'à sa mort, Californien, établi à Mill Valley, il se trouve aux premières loges pour assister à la mutation des consciences qui couve déjà, et bientôt y participer en tant qu'inspirateur de premier plan. En 1953, il publie l'un de ses ouvrages majeurs, Mythe et Rituel dans le christianisme. Fort de sa grande connaissance de la liturgie combinée à son esprit zen, Watts dresse un réquisitoire d'une religion dégénérée trop imprégnée de l'idée moderne de "progrès", et chante la beauté d'une version primitive et écologique du christianisme.
À l'Académie, sous couvert de cours portant sur le ch'an chinois, il partage surtout sa quête et sa pratique de la reliance à ce qui est, invitant D.T. Suzuki, ou emmenant ses élèves écouter Krishnamurti.
Il a pour étudiant et admirateur le futur poète beat et moine zen Gary Snyder, dont son ami Jack Kerouac fera, sous le pseudonyme transparent de Japhy Rider, le protagoniste des Clochards célestes. Watts apparaît aussi dans ce roman sous le nom d'Arthur Wane. Déconcertée par ces contestataires beat qui parlent de dharma, de tao et de satori, l'Amérique se tourne vers le vulgarisateur de génie qu'est Watts pour tenter d'y comprendre quelque chose. Si bien que notre homme est à la fois inspirateur de la contre-culture et son ambassadeur auprès du grand public, publiant des articles dans Playboy et participant à des émissions télévisées. Vulgarisateur au sens le plus noble du terme, celui qui fait comprendre à la masse, oui; vulgaire ou bon marché, jamais. Le Bouddhisme zen, publié en 1957, est à la fois une remarquable présentation du zen en tant que courant spirituel et un témoignage de cet esprit zen qu'il incarne avec brio. Soucieux de rigueur, il met les choses au point dans un fameux article intitulé: "Beat Zen, Square Zen et Zen". II y explique que, pour lui, ni le zen square, celui de l'orthodoxie et des institutions japonaises, ni le zen beat, trop souvent fumeux prétexte à suivre sa fantaisie, ne sont réellement le Zen, qui procède d'un lâcher-prise radical.
En 1957, désormais célèbre et apte à "vivre de ses dons", ainsi qu'il l'écrira lui-même, il quitte l'Académie des études asiatiques. Dans Amour et Connaissance, publié en 1958, il développe des thèmes écologiques aujourd'hui évidents, mais alors tout à fait précurseurs, et établit un lien entre la domination de la nature par l'homme avide et l'asservissement de la femme. C'est à cette époque qu'il rencontre celle qui deviendra sa troisième et dernière épouse, Mary Jane.
II fraie avec l'antipsychiatrie, dirige le premier séminaire de l'institut Esalen à Big Sur et s'intéresse, notamment sous l'influence de son ami Aldous Huxley, à la mescaline et au LSD qui fait alors son apparition. Ayant tenté l'expérience, il se prononce sans ambages: si les drogues peuvent conduire à de pénétrantes intuitions, leurs effets ne doivent pas se confondre avec une authentique expérience mystique intégrée. Bien qu'ami et soutien de Timothy Leary, le grand propagateur du LSD, il fustige son côté "grand prêtre", et dénonce "cette mégalomanie messianique qui naît d'une mauvaise interprétation de l'expérience de l'union à Dieu". II l'écrit dans Joyeuse Cosmologie, où il médite sur les modifications d'états de conscience dues à l'usage des produits psychédéliques. Installé en 1961 sur un gros bateau vapeur à roues à Sausalito, dans la baie de San Francisco, Watts est un homme public qui sait préserver sa liberté de parole et de pensée. Être Dieu, publié en 1963, réaffirme la vocation mystique de l'homme. Dans Le Livre de la sagesse (1966), il s'attaque à la conception d'un je existant indépendamment du tout, autrement dit l'ego.
De 1966 à 1972, il ne publie pas, mais voyage en Europe et au Japon, écrit de nombreux articles et enregistre des séries de conférences télévisées aujourd'hui disponibles en vidéo. Ses Mémoires, parues en 1972, seront le dernier ouvrage publié de son vivant. Avec humour et profondeur, il y revient sur son étonnant parcours et montre comment un petit campagnard britannique se mue en grand prêtre de la contre-culture californienne et surtout en homme du paradoxe, à la fois pleinement occidental et habité par l'esprit du zen. Grand buveur et jouisseur, il s'éteint dans son sommeil le 17 novembre 1973.
"Certes, Alan avait une vie sentimentale très compliquée et il aimait boire, me dira Gary Snyder lorsqu'en 1988 je l'interrogerai sur son mentor. Mais ce que sa biographe — Monica Furlong, auteur de Zen Efficts: The Life of Alan Watts — ne restitue pas, c'est la grâce avec laquelle il passait à travers tout cela... Alan était toujours très joyeux, il ne se plaignait jamais, faisait en toutes circonstances preuve d'une grande générosité..." Et Arnaud Desjardins se souvient du rire tonitruant de Watts — rencontré à Paris vers la fin des années soixante —, de l'impression de liberté qui émanait de lui et de ce que lui confia ensuite un ami tibétain, interprète du Dalaï- Lama, présent à cette soirée: "Voici le premier Occidental qui ait vraiment compris l'essentiel du bouddhisme mahâyâna. Lui, il sait de quoi il parle... Il a vécu l'expérience fondamentale."
Gilles Farcet
Article de Gilles Farcet, publié initialement dans le magazine Nouvelles-Clés, numéro 57, Avril 2008.
Je n'ai jamais eu, dans la vie spirituelle, de maître officiel (gourou ou roshi) — seulement un modèle, dont je n'ai pas vraiment suivi l'exemple, puisqu'une personne sensible n'aime pas qu'on la singe. Ce modèle fut Daisetsu Teitaro Suzuki, le personnage à la fois le plus subtil et le plus simple que j'aie jamais connu. J'étais à mon aise dans l'ambiance intellectuelle et spirituelle qu'il créait autour de lui, quoique je ne l'ai jamais connu intimement et que je sois moi-même d'un tempérament tout à fait autre. C'est Suzuki Daisetsu qui me fit connaître le Zen lorsque, adolescent, je lus pour la première fois ses Essais sur le Bouddhisme zen. Les années suivantes je lus avec plaisir et émerveillement tout ce qu'il avait écrit. Car ses propos surprenaient toujours, et ses conclusions portaient toujours en elles l'amorce d'autre chose. Il délaissait les ornières profondes de la pensée philosophique et religieuse. Il parlait à bâtons rompus, il ouvrait des parenthèses, il laissait entrevoir, il vous abandonnait au milieu d'une phrase, il vous étonnait par sa science (qui était énorme) et pourtant il vous charmait par la manière légère et sans prétention dont il se servait de son érudition. C'est ainsi que dans ce charmant fouillis, dans ce dédale, qu'est son oeuvre, j'ai découvert la voie vers un Jardin des Contraires Réconciliés.
Il démontrait pourquoi le Zen est à la fois prodigieusement difficile et parfaitement simple, pourquoi il est à la fois hermétique et évident, pourquoi l'infini, l'éternel, est précisément la même chose que votre nez à cet instant, pourquoi la morale est en même temps essentielle à la vie spirituelle et sans rapport avec elle, et pourquoi Jiriki (la voie de l'effort personnel) arrive finalement au même point que Tariki (la voie de l'éveil par la foi pure). L'astuce, pour qui cherchait à suivre Suzuki, consistait à ne jamais "rester sur place" comme si vous aviez enfin compris son argument et que vous vous sentiez sur une base solide — car l'instant d'après il vous faisait voir que vous n'aviez rien compris du tout.
Suzuki se situait aussi hors de la routine commune en ce que, sans faire étalage d'excentricité, il n'affectait pas la "personnalité zen" coutumière que l'on rencontre chez les moines japonais. Quiconque, lui rendant visite pour la première fois, s'attendait à trouver un vieux monsieur aux yeux étincelants, assis dans une pièce nue du genre shibui, et prêt à vous entraîner dans un échange de réparties, eût été vraiment fort étonné. Car Suzuki, avec ses sourcils merveilleux, ressemblait davantage à un intellectuel taoïste chinois — une espèce de Lao Tseu lettré — qui aurait le don, comme tous les bons taoïstes, de ce qu'il faut bien nommer l'humour métaphysique. De temps à autre ses yeux brillaient, comme s'il venait de percevoir la Plaisanterie ultime, et comme si, par compassion pour ceux qui l'auraient manquée, il se retenait de rire tout haut.
Il vivait dans la partie aménagée à la mode occidentale de sa maison de Kamakura, complètement entouré de piles de livres et de monceaux de papier. Ce désordre d'intellectuel s'étendait sur plusieurs pièces. Dans chacune d'elles il écrivait un livre différent, ou bien un chapitre différent d'un même livre. Il pouvait ainsi se déplacer de pièce en pièce sans avoir à ranger son matériau de référence chaque fois qu'il se sentait d'humeur à travailler sur un projet plutôt que sur un autre; mais mademoiselle Okamura, son admirable secrétaire (qui était en réalité une aspara envoyée du Paradis de l'Ouest pour s'occuper de lui pendant sa vieillesse) avait malgré tout l'air de toujours connaître l'endroit où se trouvait toute chose.
Suzuki parlait lentement, sans hâte, d'une voix douce, en un excellent anglais qui avait léger accent accent japonais, très agréable à nos oreilles. Pendant la conversation, il s'expliquait presque toujours à l'aide d'une plume et de papier, dessinant des diagrammes pour illustrer son argument et des idéogrammes chinois pour identifier ses termes. Quoique faisant preuve d'une patience infinie, il avait le don de dégonfler les arguments boursouflés ou le pédantisme académique, sans pour autant froisser. Je me souviens d'une conférence où quelqu'un lui demanda: "Dr Suzuki, lorsque vous utilisez le mot 'réalité', cherchez-vous par là à désigner la réalité relative du monde physique, ou la réalité absolue du monde transcendant ?" Il ferma les yeux et prit cette attitude caractéristique que certains étudiants appelaient "faire un Suzuki" et où l'on ne pouvait déceler s'il dormait ou s'il méditait. Après une minute de silence environ, mais qui parût plus longue, il ouvrit les yeux et répondit: "Oui".
Lors d'une classe sur les principes fondamentaux du bouddhisme: "Ce matin nous arrivons à Quatrième Vérité Essentielle... que l'on appelle Sentier à Huit Embranchements. Premier pas de Sentier à Huit Embranchements s'appelle Sho ken. Sho ken signifie Vue Correcte, parce que Vue Correcte n'est pas vue spéciale, pas vue définie. Deuxième pas de Sentier à Huit Embranchements..." (à ce point il y eut une longue pause) "Oh ! j'oublie deuxième pas. Cherchez donc dans le livre." Dans le même esprit je me souviens de son discours au dernier meeting du World Congress of Faiths (Congrès mondial des Religions), aux vieux Queen's Hall de Londres. Le thème en était "L'Idéal Spirituel Suprême", et après que plusieurs orateurs eurent dégoisé d'interminables platitudes, le tour de Suzuki arriva. "Lorsqu'on m'a demandé, dit-il, de parler de L'Idéal Spirituel Suprême, je ne savais pas trop quoi répondre. D'abord, je ne suis qu'un simple campagnard, venant d'une partie lointaine du monde et plongé soudain au coeur de cette cité grouillante qu'est Londres. Je me sens éberlué, et mon esprit refuse de fonctionner de la manière qui lui est coutumière, lorsque je suis dans mon pays. Deuxièmement, comment une personne auusi peu importante que moi pourrait-elle parler d'une chose aussi élevée que L'Idéal Spirituel Suprême ?... En réalité, je ne sais pas ce que signifie Spirituel, ni Idéal, ni ce qu'est L'Idéal Spirituel Suprême." Et de consacrer le reste de son discours à la description de sa maison et de son jardin au Japon, en les comparant à la vie dans une grande cité. Lui qui avait traduit le Lankavatara Sutra ! Et le public, debout, lui fit une ovation.
Parfaitement conscient de la relativité et de l'insuffisance de toute opinion, il ne discutait jamais. Lorsqu'un étudiant essaya de l'entraîner dans la discussion de certains points sur lesquels le célèbre érudit bouddhiste Junjiro Takakusu était d'une opinion différente, son seul commentaire fut: "Ce monde est grand; suffisamment de place pour nous deux, le professeur Takakusu et moi-même." Toutefois, il y eut quand même un différend — lorsque le penseur chinois Hu Shih l'accusa d'obscurantisme (d'affirmer que le Zen ne pouvait être exprimé en langage rationnel) et de n'avoir pas de sens historique. Mais, fort courtoisement, Suzuki répliqua: "Le maître zen, en général, méprise ceux qui se complaisent au colportage de paroles et d'idées, et il faut dire que sur ce chapitre Hu Shih et moi-même sommes de grands pêcheurs, assassins de Bouddhas et de patriarches: nous sommes tous les deux voués à l'enfer."
Je n'ai jamais connu de grand érudit, de grand intellectuel, aussi dépourvu de suffisance. Lorsque je rencontrai Suzuki pour la première fois je fus abasourdi de l'entendre me demander (à moi qui avait alors vingt ans) mon avis sur la manière de préparer un certain article et, ayant eu le toupet de le lui donner, de voir qu'il le suivait. La suffisance, l'irascibilité de l'universitaire lui étaient tout à fait étrangères. Ainsi certains sinologues américains spécialistes des attaques confraternelles menées à coup d'apostilles, ont tendance à s'offusquer de son utilisation quelque peu désinvolte de la documentation et de "l'appareil critique" et à parler de lui comme d'un vulgaire vulgarisateur. Ils ne se rendent pas compte qu'il aimait sincèrement l'érudition et ne ressentait donc pas le besoin d'avoir "l'air d'un érudit". Il n'avait pas besoin de faire usage de la bibliographie comme astuce pour mettre en avant sa personnalité.
Il se peut que l'essence de l'esprit de Suzuki ne puisse être saisie à la seule lecture de ses ouvrages: il faut avoir connu l'homme. Nombre de ses lecteurs se plaignent que son oeuvre diverge par trop du Zen — qu'elle est verbeuse, décousue, hermétique, et qu'elle se perd dans des considérations d'ordre technique. Un moine zen m'expliquait un jour que l'attitude de mushin (la manière zen de l'oubli du moi) ressemblait à celle du menuisier japonais qui peut construire une maison sans avoir de plan. J'ai demandé: "Et celui qui dessine le plan sans avoir de plan pour le faire ?" C'est, je crois, cette attitude que possédait Suzuki envers l'érudition: il pensait, il intellectualisait, il se penchait sur les manuscrits et les dictionnaires, tout comme un moine zen pourrait balayer le plancher, dans l'esprit mushin. Voici ses propres paroles: "L'homme est un roseau pensant, mais il accomplit ses plus grandes oeuvres lorsqu'il ne calcule ni ne pense; il faut reconstituer "l'innocence de l'enfant" par de longues années d'entraînement dans l'art de s'oublier soi-même. Lorsque ce but est atteint, l'homme pense et pourtant il ne pense pas. Il pense, comme la pluie qui tombe du ciel; il pense comme les houles qui déferlent sur l'océan; il pense comme les étoiles qui illuminent les cieux nocturnes; il pense comme les pousses vertes dans la paisible brise du printemps. En fait, il est la pluie, l'océan, les étoiles, la verdure."
Alan Watts
Gilles Farcet,
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