Kathy Acker

Don Quichotte d'Amérique ou les Enfers de l'Amour
Kathy Acker
Kathy Acker

Kathy Acker est très certainement atteinte d'un "sida mental", le sait, et à sa façon le revendique, puisque de maladie même elle prétend forger une arme qui est aussi un antidote, une puissante thériaque contre de bien plus graves maux. Un peu à la façon d'un Rimbaud qui aurait été de surcroît femme, elle crie à la face blafârde du monde: "je suis une bête, une négresse, mais je puis être sauvée". Elle est même en position, convulsivement, de nous révéler l'origine la plus vraisemblable de cet invraisemblable, mythique rétrovirus: à quelle boîte de Pandore de quels malins, vilains enchanteurs nous devons sa glaciale épiphanie. Démasquer et restituer ceux-ci à leur première vérité de sous-hommes (ou humains-canins) — avec quel courage d'horrible travailleuse ! — est même l'obsession la plus magnifique de Kathy-Cassandre, Acker-Antigone, ou plutôt son but le plus explicite, celui de la quête de la jeune-vieille knight-night, chevalier-chèvralier de la Nuit, en sa nouvelle, très nominaliste incarnation, Don Quichotte.

Pour réussir une aussi impressionnante entreprise, Kathy Catheter n'a cru bon que d'avoir recours à the Ancient Art of Madness, ou Littérature. Ainsi, elle a dû inventer une écriture nouvelle, apparemment anti-littéraire (je dis bien apparemment). Une écriture quantique, hooligane, plus rusée, plus insaisissable qu'un quark, plus sioux ou zen qu'un neutrino traversant le soleil. Car le fait est que nous vivons tous "sous enchantement", dans un monde où de ce fait même l'amour est devenu impossible. L'opération de notre réveil, de notre exorcisme en cette heure extrême ne peut être que complexe, abrupte, déroutante. Elle ne peut en aucun cas procéder de la plénitude d'un dialogue narcissique avec ce bel objet culturel clos et flatteur qu'on appelle communément littérature. Autrement dit, Kathy Acker a une par trop haute conception de la littérature, de son importance et de son rôle, pour ne pas la malmener un peu: "j'ai assis la beauté sur mes genoux, et je l'ai injuriée". Qu'elle prend trop à la lettre et au sérieux le problème de l'efficace de ses formes, pour se réfugier dans un fétichisme de l'oeuvre.

Elle a donc inventé: une écriture menée comme une danse de possession sans filets aux bords de la signifiance, une écriture "inculte" désinvolte ordurière qui contraint néanmoins à la philosophie, voire à la métaphysique. Une écriture véhémente, transgressive de toutes les règles, de toutes les convenances bien tempérées, désécrite, mais qui est aussi celle de la mise-à-nu, du tremblement. Et du chant le plus exigeant. Une écriture parabolique, dérisoire, intenable. Une écriture qui déconstruit la syntaxe de nos récits, comme le cubisme avait déconstruit l'espace de nos regards. Une sorte de Guernica de l'écriture, pour notre temps. Une écriture de l'errance dans les déserts nucléaires retransmis par satellite d'un monde post-humain, post-libéral, qui est déjà virtuellement le nôtre. Un combat de l'écriture mené par un irrépressible héros-héroïne, sorte de Tom Poucet équivoque de la littérature, défaillante et indomptée comme tout ce qui est femme. Une écriture allègre, post-féministe, dédiée à tous les mutants, qui s'en prend vaillamment aux monstres froids du monde, c'est-à-dire à ceux perpétuellement renaissants du terrorisme moral, de la violence suicidaire, du mensonge infantilisant du fonctionnement historique des pouvoirs (Thomas Hobbes, ou l'Ange de la Mort oblige !). Une écriture stercorale, perverse, insurgée, dont la visée est éthique, le plus profond désir, notre intime réveil, notre redressement.

Car si Kathy Acker est bel et bien héritière de William Burroughs et de la Beat Generation, voire du Henry Miller de la Crucifixion en rose, elle introduit un axe déstabilisant à l'intérieur même de ces credo de la contestation, une violence à l'intérieur de leur violence. L'arme virulente du sexe, poussé au-delà de la pornographie, n'est plus une célébration, discours vibrant de la libération. Par sa minutié, sa crudité, hyperréelles, cette virulence devient une arme implacable contre le libéralisme lui-même, sa conception platement sexologique et économiste de la possession-jouissance, usage rationnel et interchangeable des corps, des habitats, devenu depuis enfer de la privatisation. C'est ce qui nous fait comprendre que Kathy Acker a bien lu Sade, mais aussi, à l'intérieur même d'une écriture de la plus grande violence contestataire, qu'elle est femme.

D'autres noms, et non des moindres, pourraient être convoqués autour du berceau (en langue française) de cette nouvelle enfant terrible de la littérature. Arthur Rimbaud, nous l'avons ressenti, pour la perverse candeur. Mais aussi, et peut-être davantage, Jonathan Swift, pour l'ironie, la vision stercorale; Franz Kafka, pour les distorsions de l'infra-humain; Dante Alighieri et Ezra Pound, pour la haine — l'urgence et le sérieux de la haine politique, de la conscience aiguë du mal qui la sous-tend.

Car si le desengano de Cervantès donne le ton fondamental, et permet divagations humoristiques et aventures néo-picaresques, c'est bien en réalité à une descente aux enfers que nous assistons. Descente tout autant subjective, comme chez Rimbaud, que plus proprement politique, comme chez Dante. L'utilisation de l'armature de la convention picaresque, d'un cervantisme volontairement approximatif, permet un tour supplémentaire à l'ironie, un détournement désinvolte de la parodie. En écrivant les improbables aventures — improbables dans leur sur-banalité — de son défaillant chevalier-chèvralier post-punk, Kathy Acker a écrit un livre moral, profondément politique, contre notre décadence.

C'est ce qui explique, et justifie si besoin était, qu'elle s'en prenne à certains hauts personnages de ce monde, sans respect et sans ménagements, les reléguant aux gémonies de l'infra-humain. Le président des Etats-Unis est ainsi quelquefois, et même souvent, un présidentchien, un humaincanin qui ordonnaboie des instructions à ses inférieurs couineurs. Mais Dante n'en faisait-il pas autant, et plus, lorsqu'il plantait cardinaux, princes et autres ennemis le cul en l'air dans l'enfer ? Ce faisant, il nous rappellent tous les deux à la grande et auguste tradition qui veut que la littérature ait une voix et un rôle, publiques, que la poésie se doive de prendre des responsabilités.

Mais l'enfer de Kathy Acker, où elle se trouve d'ailleurs confinée elle-même, en tout premier lieu, à la première personne, et où elle erre inlassablement en non-dupe jusqu'à la Fin de la Nuit, n'est pas celui de Dante. Encore moins celui d'une quelconque moral majority, néo-puritaine. Son enfer, dont elle réussit à faire une arme politique redoutable, c'est l'enfer de l'amour. Malgré tous les discours de la libération, malgré tout l'agit-prop du droit à la différence, malgré le minitel, malgré le jogging, semble-t-elle dire, l'amour n'est pas possible dans cette société. C'est là un fait politique, ajoute-t-elle en en assumant tout le pathétique et le dérisoire. Nous pouvons nous payer du semblant, ou d'un retour nostalgique aux havres bénis de classe et de pouvoir, mais nous ne pouvons taire la voix de notre indigence. C'est ce que, par excellence, Kathy Acker ne fait point. Dévoiler les fers et les enfers privés du capitalisme-dans-l'âme, pour retrouver quelques indices pouvant conduire à la croyance dans la possible existence d'une éclosion du paradis de la joie (d'amour), voilà tout le ressort (j'allais dire le thème) de sa quête.

C'est d'ailleurs ce qui ramènera en fin de folle course, de digression en digression, la déviante, divaguante Nuit (ou Chevalier), vers le lieu d'une mémoire au-delà de toute mémoire personnelle, vers la mémoire politique profonde d'une histoire autre ensevelie comme une couche géologique neuve enfouie sous une strate plus ancienne, celle de cette Espagne de la République de 1931, que bien entendu elle n'a pas connue.

Mais y a-t-il lieu de parler de thème, ou même lieu à proprement dire, dans l'écriture Kathy-Acker ? En fait, ce qui rend particulièrement difficile toute analyse, thématique ou structurelle, est son refus très efficace qu'il y ait le moindre lieu privilégié à partir duquel produire un discours ou du sens. Son seul lieu est celui de l'absence de lieu, de l'illocalisable, pourrait-on dire. Ou mieux encore: de la dépossession du regard en surplomb de la domination. C'est ainsi que, dans une perspective assurément quantique cette écriture terrorise la logique, terrorise la narration et le personnage. Nous sommes dans une sorte de continuum non-duel, où règne la loi de la non-séparation. Tout bouge, rien ne subsiste, rien ne résiste, tout se retrouve ailleurs sous un autre nom, autre et même; tout lieu peut devenir un autre lieu, tout texte un autre texte et ainsi de suite. Sa vitesse, sa non-fixité, ses registres multiples, son refus de l'univocité du signifiant, ne s'expliquent pas autrement. Si toute chose est à la fois elle-même et autre chose, il ne peut y avoir de thème, de code, de récit arrêtés. Si l'on transcende allègrement le principe de la non-contradiction, c'est que, pour la post-féministe qu'est Kathy Acker, il y a sans doute encore bien une guerre à mener, non pas celle-là contre l'homme — la différence fait jouir ! — mais celle contre les léviathans de la raison raisonnante, de la morale moralisatrice et de la logique logicienne très scientifiquement blindée, d'un monde qui est tout de même l'oeuvre du mâle, d'un homme à l'entendement blessé par les reniements de l'amour et les avilissements du pouvoir. En ce sens, pour Kathy Acker, si nous polluons, si nous menaçons l'avenir du monde avec nos armes de mort, c'est que nous sommes déjà déchus et déchets nous-mêmes dans notre corps-âme.

Post-punk, post-féministe, post-moderne... le mot se profilait, la constellation de questions qu'il véhicule aussi. Au delà de la mort (moderniste) du narrateur, du récit, du personnage, il y a la mort (post-moderne) du texte, du corpus de la littérature comme ensemble clos, sacralisé, auto-référentiel. Chez Kathy Acker, cela prend la forme d'un déplacement de la tension critique depuis l'oeuvre en soi, vers la problématique de sa réception. L'écriture, le texte, sont un media, c'est-à-dire un medium, un moyen parmi d'autres, contre d'autres. Privilégié, central peut-être, mais come les autres medias, elle (l'écriture) se doit d'avoir une stratégie, découlant d'une connaissance réelle de la culture — notamment de masse — de son temps, et qui tienne compte de tout ce qui la traverse: pulsions, mouvements, figures. Chez Acker cela se concrétise d'abord par ce qu'on pourrait appeler une stratégie de la déception: elle joue sur l'attente du lecteur-confident, refuse de le laisser s'installer dans une confortable relation d'auto-congratulation avec l'oeuvre, l'amène à la lassitude, au dégoût ou à l'exaspération, manifeste plus ou moins ouvertement la tension de sa relation avec les exigences éditoriales, ou avec la forme romanesque elle-même. Joue avec virtuosité et perversité sur la triangulation écriture, éditeur, lecteur. En intégrant dans son texte la critique à peine implicite de la forme de ce rapport que consigne l'oeuvre comme objet-marchandise, elle permet au lecteur d'entrer dans la connivence (utopique) de sa possible modification, ou de son idéal dépassement. "Je n'écris ce roman", semble-t-elle dire à mi-voix, "qui n'est en effet qu'une digression de digressions, qu'innénarable récit de récits, texte inextricable de textes, que pour que vous rentriez en même temps que moi en connivence avec les devenirs illimités de la poésie, ce que nous pouvons partager si nous le voulons." Ce faisant, elle illustre le support médiatique du texte, et son esthétique, comme lieu d'un tel enjeu de pouvoirs, forme même de ce rapport en conséquence nécessairement irrésolue, chaotique, inachevée.

Post-moderne, Kathy Acker l'est non moins parce qu'elle laisse son texte être constamment traversé d'autres médias (le rock, le vidéo-clip, la bande dessinée), d'autres cultures (le vaudou, le culte d'Ogun), d'autres voix, d'autres flux, d'autres références (la physique quantique, l'anarcho-syndicalisme catalan), d'autres époques (la Sicile du XIXe siècle, le Yorkshire des Brontë, le Londres de Wedekind), d'autres devenirs (on peut penser au devenir-animal de Deleuze et Guattari, à propos des chiens). Post-moderne aussi, par son épistémologie non-duelle, son refus de l'univocité des is(th)mes (capitalisme, nationalisme, impérialisme, socialisme, etc). Par l'ambiguïté sexuelle de ses personnages, et son annonce d'une hétérosexualité à élaborer dans l'indécidable (voir: Sur l'Hétérosexualité). Egalement par son mixage non-hiérarchique de plusieurs registres et époques de la langue (archaïsmes, pidgin, mélo, volapük international, etc), ainsi que de styles d'écritures. Pour son rejet libérateur de l'originalité, aussi. Post-moderne, enfin, par une écriture qui, malgré une grande violence destructive, ne reste pas uniquement sur le versant de la déconstruction, mais s'autorise à l'occasion l'affirmation sans faiblesse du chant.

Que la stratégie de déconstruction médiatique de l'écriture de Kathy Acker soit poussée particulièrement loin, nul ne songerait à le nier (surtout pas son traducteur !). Son épistémologie post-moderne l'amène à pratiquer de nombreuses entorses à la stylistique et même à la grammaire: redondances, refus de la hiérarchie du nombre et du temps, de la délégation pronominale, pléonasmes, paralogismes, etc. Ainsi ce qui est vrai sur le plan de la narrativité, de la causalité, l'est aussi bien sur le plan du langage: il s'agit en effet de la traduction d'un monde où ni temps ni identité existent en dehors de la relativité ou continuum des rapports. Il s'agit d'une écriture de l'indécidable, non-dialectique: tous les personnages, animaux ou humains, sont un même personnage, indéfinissable, illocalisable: tous les temps sont un présent qu'on n'arrive jamais à rendre totalement présent, sauf à de rares moments de l'écriture (poésie) peut-être. Tous les évènements sont réversibles, non-linéaires. Tout est son contraire, seul le paradoxe — l'écriture arabe — assure le vrai.

A cette non-fixité du sens, correspondent aussi le tremblement des genres, des catégories, des sexes. Ainsi les paradoxes érotiques (désordre des mots correspondant au désordre des sens), les anamorphoses (incrustations surprises dans la phrase) qui rappellent le Koan zen. Il s'agit en fait d'une déconstruction très audacieuse de ce qui est désigné — par une référence à l'art de la Renaissance — comme une sorte de perspectivisme syntaxique et grammatical, où le sujet blanc masculin (fictivement) assoierait sa domination du monde. En face, quelque chose de proche à la fois du langage enfantin, et de celui de la folie, idiome analphabète, entre punk, pidgin et roman de chevalerie — une espèce de "bad-writing", comme on dit "bad-painting" — qu'il est particulièrement difficile de faire passer d'une langue à une autre, mais qui correspond bien aux habitudes mentales des générations du vidéo-clip et des mass-media:

A l'intérieur d'elle-même dans une manière de méli-mélo de semi-langage qui n'était pas du langage tout à fait, tandis qu'elle marchait vers nulle part, à elle-même la Nuit énonça, "À la fin de la nuit lorsque dans le deuil [mourning] le matin [morning] prend son élan"...

Ainsi l'écriture de Kathy Acker tend également à bouleverser, ou à repositionner le problème de la traduction: ses effets de sens, leurs jeux et enjeux ne peuvent pas toujours être rendus par des équivalences symétriques (lorsque celles-ci existent). La traduction elle-même devient une sorte de "saut quantique". Les archaïsmes, les élisions, les "fautes" caractérisées demandent à être repensés, à rebondir ailleurs dans la langue de réception. Les effets et les registres aussi, en termes notamment d'une stratégie adaptée à un contexte littéraire nouveau, différent. Ceci, précisément pour ne pas trahir les intentions artistiques de l'auteur, ou courir le risque de ne pas les rendre perceptibles. J'ai donc été amené parfois à pousser certains registres, à aplanir ou à assagir — mais, j'espère, pas trop ! — d'autres, en fonction de la langue d'accueil et de ce que je pressentais du climat actuel de la réception, autrement dit de sa possible lecture dans la France d'aujourd'hui.

Il se peut que ce livre, le premier de Kathy Acker à se voir enfin paraître en français, vienne à son heure. À l'heure où un certain nombre d'idées simples, de tendances et de solutions clés-en-main venues d'Outre-Atlantique entrent dans la zone des perturbations, à l'heure où bien des reniements s'assoupissent complaisamment dans la sagesse d'un vieillissement précoce, Kathy Acker surgit dans son infernale, intraitable candeur. Comme des pages criardes d'une bande dessinée, ou du cuivre corrosif d'une gravure de William Blake. À l'heure peut-être à nouveau de l'inattendu, elle surgit des souterrains de la Mégapole, des soutes infestées de rats, de chiens errants du vaisseau fantôme au bord duquel une humanité vacillante et annuitée vogue à la dérive. Et — Infernal Spirit of Prophecy ! — elle nous fustige, elle nous réveille, elle nous corrode, elle nous enflamme ! Nous démontrant par là à nouveau tout ce que peut avoir de politique, au sens vigoureusement non-récupéré du terme, un incontestable fait littéraire.

Patrick Hutchinson,
15 février 1987

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Paris, lundi 14 octobre 2024