Romancier et nouvelliste français, Emmanuel Bove — pseudonyme d'Emmanuel Bobovnikoff — est né le 20 avril 1898 à Paris.
Redécouverte et très largement rééditée après avoir été occultée pendant près d'un demi-siècle, l'œuvre de Bove semble avoir désormais acquis la place qui lui revient, singulière et essentielle, dans la littérature contemporaine. "Il n'y a pas de sujet", notait-il en 1936, bien avant les théoriciens de l'Ère du soupçon, "il n'y a que ce qu'on éprouve. J'éprouve avec force par exemple l'inaction, ce sera une action dans un livre". Il aurait aussi bien pu dire le goût de l'échec ou l'inaptitude à vivre, tant ses personnages semblent condamnés, par leurs insuffisances et leur lucidité même, à n'avoir aucune prise sur le monde qui les entoure. La biographie de Bove présente de vastes zones d'ombre que, par discrétion naturelle, il s'est toujours gardé d'éclairer.
On sait toutefois que, né d'un père juif ukrainien sans profession fixe, et d'une mère luxembourgeoise d'origine modeste employée comme femme de chambre, bientôt délaissée pour une Anglaise bourgeoise et fortunée, il a été vivement marqué par cet écartèlement familial entre deux milieux inconciliables.
Partagé entre Paris où il fait sa scolarité à l'École alsacienne jusqu'en 1910, Genève où il poursuit ses études au lycée Calvin, puis l'Angleterre chez la nouvelle compagne de son père, Emily Overweg, où il achève ses études et reçoit une éducation très bourgeoise, il décide très tôt d'écrire et exerce indifféremment des métiers aussi divers que précaires.
En 1921, après trois années d'un service militaire qui lui aura épargné le front, et nombre de romans populaires composés sous le pseudonyme de Jean Vallois ("Un métier totalement étranger à celui d'un écrivain", dira-t-il plus tard), il se marie et quitte la France pour aller s'installer près de Vienne, en Autriche. C'est là que, s'aventurant rétrospectivement dans un passé récent hanté par l'expérience du dénuement et de la pauvreté, il entame la rédaction de ses premiers récits et ébauche les personnages qui peupleront l'œuvre à venir.
Rentré en France avec sa famille dont il ne tardera pas à son tour à se séparer, il publie son premier texte sous le nom d'Emmanuel Bove en 1924 — Le Crime d'une nuit, repris dans Henri Duchemin et ses ombres. La nouvelle attire l'attention de Colette, à qui il confie un manuscrit au titre tristement moqueur, Mes amis (1924). Ce portrait introspectif, pathétique et dérisoire, d'un narrateur solitaire dont la quête d'amitié est vouée à l'échec, introduit d'emblée un ton nouveau par son apparente naïveté: "Un nuage cacha le soleil. La rue tiède devint grise. Les mouches cessèrent de briller. Je me sentis triste. Tout à l'heure, j'étais parti vers l'inconnu avec l'illusion d'être un vagabond, libre et heureux. Maintenant, à cause d'un nuage, tout était fini. Je revins sur mes pas."
La parution de Mes amis dans la collection dirigée par Colette chez Ferenczi, est vivement saluée par la critique, et marque pour Bove le début d'une période féconde. Il rencontre entre autres Rainer Maria Rilke, Philippe Soupault, Max Jacob, Pierre Bost et Max-Pol Fouchet. Après un second roman, Armand, et un essai sur Bécon-les-Bruyères — "qui existe à peine" et où les maisons sont plus immobiles qu'ailleurs — il publiera au cours de la seule année 1928 pas moins de six romans et recueils de nouvelles. Citons Un père et sa fille, Cœurs et Visages, Une fugue, La Mort de Dinah et L'Amour de Pierre Neuhart, qui synthétise selon lui tous les éléments contenus dans son œuvre et où son style, par une absolue neutralité qui souligne d'autant l'opacité des mobiles et des situations, atteint sa forme la plus dépouillée.
La plupart de ses personnages apparaissent, sinon comme des marginaux qui s'efforcent laborieusement de sauver les apparences, comme des êtres voués à l'immobilisme ou à une vaine agitation intérieure par une médiocrité pour ainsi dire ontologique, victimes consentantes de rapports sociaux ou affectifs qui les renvoient infailliblement à eux-mêmes. Se prévalant de l'exemple de Marcel Proust ou d'Honoré de Balzac qui ont bâti leur œuvre autour des mêmes figures, Bove estime en effet qu'un "roman ne doit pas être une chose achevée, une chose réussie en soi: on ne devrait pas pouvoir isoler un roman de l'œuvre de son auteur, pas plus qu'on ne peut détacher un beau vers d'un poème". Son univers est étrangement dépouillé: quotidien morne, sans prestige, où évoluent quelques êtres médiocres qui revendiquent en vain "une place parmi les hommes". Pour camper ces anti-héros anonymes, abouliques, englués dans le dénuement et la culpabilité, et dont l'action se résume au fantasme, sont privilégiés le refus du romanesque et l'économie des effets. Selon lui, "il faut qu'un roman soit, non pas le récit de quelque aventure ou inquiétude, mais une peinture la plus simple possible de la vie". Le style, volontairement plat, dissèque sèchement, parfois avec une noire jubilation, la pauvreté d'expérience d'une humanité banale, tandis que le lecteur reste en porte à faux, "entre le désespoir du constat et l'allégresse de la narration", entre une réalité insoutenable à force de sordide et une énonciation "déculpabilisée" (Raymond Cousse). On a été tenté de voir, dans cette description crépusculaire d'un monde qui semble échapper aux repères chronologiques habituels, une illustration avant l'heure de la philosophie existentialiste de l'après-guerre. C'est ne pas tenir compte de l'ironie cachée, qui confine parfois à la perversité, avec laquelle Bove "laisse" agir ses personnages et amène malgré lui le lecteur, par des détails d'autant plus convaincants qu'ils n'ont aucune utilité apparente dans le récit, à partager leur vision entravée du monde et leur détresse soupçonneuse et butée.
De 1930 à 1940, après un second mariage, Emmanuel Bove continue de mener une existence incertaine et nomade, marquée par de nombreuses collaborations aux journaux de l'époque, par la composition de nouveaux Petits Contes ou romans (Journal écrit en hiver, 1930; Un célibataire, 1932; Le Beau-Fils, 1934 (un roman ouvertement autobiographique où il transpose de façon saisissante les épisodes les plus ambigus de son histoire familiale); Le Pressentiment, 1935; Adieu Fombonne, 1937; La Dernière Nuit, 1939; Un homme qui savait, écrit en 1942, publié en 1985) et même par quelques incursions dans le roman policier (Le Meurtre de Suzy Pommier, 1933).
Démobilisé peu après la déclaration de guerre, Gaulliste refusant toute offre de collaboration littéraire dans la France occupée, il quitte la métropole pour l'Algérie en 1942, dans l'espoir de rejoindre les milieux de la Résistance à Londres. Il n'y parviendra pas et c'est à Alger — où il sera l'un des membres fondateurs du Comité national des écrivains —, dans la fréquentation des artistes et intellectuels groupés notamment autour de la revue Fontaine, qu'il écrit ses trois derniers romans, d'ores et déjà promis à une indifférence générale: Le Piège (1945), Départ dans la nuit (1945) et Non-lieu (1946), où les milieux troubles de la collaboration et les incertitudes de l'époque servent de dernière toile de fond à une difficulté d'être qu'il n'aura cessé, à travers une trentaine de livres et de nombreux textes encore inédits, d'explorer.
En 1944, il rentre à Paris. De santé longtemps fragile, très affaibli par une maladie infectieuse contractée durant son exil algérois, Emmanuel Bove meurt à Paris le 13 juillet 1945, à l'âge de 47 ans.
Écrivain prolixe et admiré dans les années vingt et trente, il tombe dans l'oubli après sa mort. C'est, entre autres admirateurs, à Raymond Cousse, Peter Handke — qui traduit en allemand Mes amis et Armand (1982) —, Wim Wenders et Jean-Luc Bitton, que l'on doit sa réhabilitation à partir des années soixante-dix. Le Piège sera adapté au cinéma par Serge Moati en 1990 et Le Pressentiment en 2006 par Jean-Pierre Darroussin.
Gilles Ortlieb,
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