Rainer Maria Rilke (René Karl Wilhelm Joseph Maria Rilke, dit), l'un des plus grands poètes de langue allemande du XXe siècle, avec Stefan George et Hugo von Hofmannsthal, est né le 4 décembre 1875 à Prague. il est le fils de Josef Rilke, ancien officier de carrière et inspecteur des chemins de fer, et de Phia Entz, fille d'un négociant et conseiller aulique.
Après ses premières classes à l'école conventuelle des piaristes à Prague, il entre à l'École des Cadets de St-Pölten, puis à la Militar Oberrealschule de Mährisch-Weisskirchen, en est retiré, et après ces cinq années de pénibles expériences, il termine enfin ses humanités en prenant des leçons particulières. Il passe son baccalauréat en 1895 et s'inscrit en 1896 à l'université de Munich, où il étudiera la philosophie mais surtout suivra les cours d'histoire de l'art de Richard Muther.
Vers cette époque, Rilke participe à de nombreux courants fin de siècle, publie dans des revues allemandes et autrichiennes, développe une certaine activité dramatique à Prague. Les oeuvres en prose et les premiers poèmes de cette période n'ont qu'un intérêt historique et documentaire par rapport à son évolution ultérieure; car si on y relève d'une part l'influence, d'ailleurs avouée, de Liliencron et de Dehmel, et plus tard de la "Stimmungslyrik" (lyrisme des états d'âme, évocations d'atmosphères), aucune ne caractérise encore le génie qui devait s'épanouir peu de temps après dans des conditions de vie nouvelles, si ce n'est que l'on trouve çà et là des accents qui ne gagneront en ampleur qu'à la suite de certains événements intimes. Destin qui fera de Rilke, malgré sa vaste audience, un "isolé" comme Hölderlin et Nietzsche, et le précipitera hors de la vie littéraire allemande proprement dite dans de plus vastes circuits. Et cependant, c'est en lui que les ressources de l'âme et de la langue allemandes vont connaître une de leurs plus hautes floraisons.
En 1897 à Munich, il rencontre l'ancienne amie de Friedrich Nietzsche, Mme Lou Andréas Salomé, que le poète de Ainsi parlait Zarathoustra avait voulu épouser, et auquel elle avait consacré d'importantes études comme elle fera plus tard pour le poète des Elégies de Duino. Devenue à ce moment la femme du professeur Andréas, fameux orientaliste, elle sera plus tard fervente disciple de Freud. Rilke se lie intimement avec elle. Quand il séjournera pour la première fois en Italie, notamment à Florence, il en rapportera un journal de voyage à l'intention de Lou (v. Journal florentin). Elle-même — qui est d'origine balte, d'une famille de huguenots français établie à Saint-Pétersbourg — l'emmène successivement dans deux voyages en Russie où ils séjourneront d'avril à juin 1899, puis derechef du début mai à fin août 1900, et où il rencontrera Tolstoï. C'est ainsi, sous le signe de Lou, que Rilke éprouve ses deux premiers contacts avec le monde slave et le monde latin. À l'issue de sa liaison avec Rilke, elle continuera à exercer sur lui une cure d'âme qui prévaudra jusqu'aux derniers jours du poète.
En automne 1900, revenu en Allemagne, il s'établit à Worpswede (entre Brème et Hambourg) au milieu d'une colonie d'artistes. C'est là qu'il rencontrera une jeune fille sculpteur, élève de Rodin, Clara Westhoff, qu'il épousera en 1901. À la fin de l'année, ils auront une fille, Ruth.
En 1902, Rilke et sa femme se rendent à Paris où il entre en contact personnel avec Rodin. De cette fréquentation de l'artiste en plein travail, le poète s'en reviendra avec la nostalgie d'une vie artisanale. En avril 1903, Rilke et Clara décident d'interrompre leur vie conjugale, mais ils resteront en constants rapports jusqu'à la fin de la vie du poète. Rilke se rend à Viareggio, puis revient à Paris et repart avec Clara à Worpswede. De là, au moins d'août — c'est l'une des conséquences du contact avec Rodin et des antiques à Paris —, ils se rendent à Rome où Rilke passera seul de longs mois jusqu'en juillet 1904. De Rome dont il est sursaturé, répondant à diverses invitations scandinaves dont celle de la femme écrivain danoise Ellen Key, il se rend au Danemark et en Suède. C'est l'époque où il s'occupe intensément de Jens Peter Jacobsen, l'auteur de Niels Lyhne.
En 1905, il revoit son amie Lou à Göttingen, passe l'automne à Paris d'où il repart pour une tournée de conférences en Allemagne. La même année, il s'est lié avec Kippenberg (l'Insel-Verlag) à Leipzig qui désormais publiera toutes ses oeuvres.
Si, entre 1896 et 1898, Rilke avait fait paraître quelques recueils qu'il considéra plus tard lui-même comme peu représentatifs et qu'il admit par pure probité dans le premier tome de ses oeuvres complètes, il nous faut cependant en mentionner quelques-uns: Sacrifices lariques (1896), Couronné de rêves (1897), Avent (1898). Rilke lui-même a toujours fait dater sa réalité poétique de 1899-1900. Or, dès 1899, on lit dans son recueil À Moi pour me fêter (v. Poésies de jeunesse) — le poème Ce qu'est la nostalgie, qui projette déjà le mouvement du destin rilkéen. La même année, il compose Le Chant de l'amour et de la mort du cornette Christophe Rilke. Entre 1900 et 1905, il a d'ores et déjà donné des oeuvres capitales: Le Livre d'heures (en trois livres composés successivement: le Livre de la vie monastique (1899), Livre du pèlerinage (1901), le Livre de la pauvreté et de la mort (1903), un poème dramatique: La Princesse blanche (1900), Le Livre d'images, certains grands poèmes tels La Panthère (1903), Orphée, Eurydice, Hermès (1904), plus tard réunis dans le recueil des Nouveaux Poèmes (1907). Il a écrit, vers la même époque, les lettres à X. Kappus, publiées sous le titre des Lettres à un jeune poète en 1909, et sa monographie sur Auguste Rodin (1903). Enfin, il a commencé sa grande oeuvre en prose: Les Cahiers de Malte Laurids Brigge.
En 1906, Rainer Maria Rilke accepte l'hospitalité (à Meudon) d'Auguste Rodin dont il devient le secrétaire. Peu de temps après, un malentendu vient ternir leurs rapports et Rilke s'installe en Belgique. Il arrive vers la fin de l'année à Capri pour y demeurer jusqu'à fin mai 1907, puis se retrouve en octobre 1907 à Paris, où la peinture de Cézanne (salon d'automne) agit sur lui de façon aussi déterminante que l'art de Rodin. En novembre, une tournée de conférences le ramène à Prague. Il se réconcilie par lettres avec Rodin, gagne Venise, puis remonte en Allemagne du Nord (Oberneuland), où il demeure jusqu'en mars 1908. Il passe le début du printemps à Capri et rentre en mai à Paris où il réside rue de Varenne (hôtel Biron).
En 1909, il suit une cure aux bains de Rippoldsau (Allemagne). Fin septembre, il voyage en Provence et découvre les Baux. À son retour à Paris, par l'intermédiaire de son ami le philosophe Rudolf Kassner, il rencontre la princesse von Thurn und Taxis, avec laquelle il développera une longue et confidentielle amitié qui durera jusqu'à la fin de sa vie. Aussi en 1910, après une nouvelle tournée de conférences en Allemagne, faite en janvier, répondant à une invitation de la princesse, gagne-t-il la vieille résidence des Taxis en Dalmatie, sise sur l'Adriatique, le château de Duino — où plus tard naîtront les Elégies de ce nom.
L'année 1910 achève la période marquée surtout par l'élaboration des Cahiers de Malte Laurids Brigge qui paraîtront l'année suivante. Dans l'intervalle, une nouvelle série de ses plus beaux poèmes paraît sous le titre des Frühe Gedichte (1909), remaniement de Mir zur Feier, mais surtout les Nouveaux Poèmes — et quelques-uns de ses grands poèmes les plus célèbres tels Alceste (1907), Requiem pour une amie (1908), Requiem pour le comte de Kalckreuth (1909). Il a traduit les Sonnets d'Elisabeth Barrett-Browning (1908), les Cinq Lettres de la soeur Marianna Alcoforado (v. Lettres portugaises, 1906-1907). En outre, il travaille à une seconde partie de son étude sur Rodin et écrit à sa femme une série de Lettres sur Cézanne.
En décembre 1910, il se rend en Algérie et en Tunisie, puis s'embarque à Naples pour l'Egypte où il voyage et séjourne jusqu'à la fin de mars. Mais, dès avril, il est de retour à Venise et, en juin, à Paris. Il passe ensuite en Allemagne, visite la princesse von Thurn und Taxis en Bohême, puis revenu à Paris à l'automne, il redescend dans le Midi et rejoint le château de Duino où, cette fois, il séjournera seul jusqu'en mai 1912. C'est durant cette réclusion prolongée sur l'Adriatique que Rilke entre dans le cycle des Élégies de Duino. Il passe une partie de l'été à Venise, s'y lie avec la Duse, puis revient à Duino, remonte à Munich, redescend sur Paris pour gagner l'Espagne où, à partir de novembre jusqu'à fin février 1913, il vivra des heures révélatrices, notamment à Tolède et à Ronda. Durant cette année, il revient en Allemagne, y fait une nouvelle cure à Rippoldsau, revoit Lou Andréas Salomé à Göttingen, entreprend avec elle un voyage dans le Riesengebirge, puis regagne Paris où il habite désormais rue Campagne-Première.
Au début de 1914, il quitte Paris pour Berlin où il séjournera de février à mars, s'y lie avec une virtuose, Mme de Hattingberg (Benvenuta), élève de Busoni. Tous deux font ensuite un voyage à Munich et à Duino. De là, Rilke se rend à Assise, rentre à Paris, d'où il repart de nouveau pour Leipzig chez son éditeur et ami Kippenberg. C'est en Allemagne que le surprend l'explosion de la guerre.
Entre 1911 et 1914, après la publication des Cahiers (1911), le plus important à signaler ce sont les premières manifestations des Elégies qui seront au nombre de dix (la première et la seconde entièrement écrites à Duino, en mai 1912, suivies d'ébauches de la troisième, de la sixième, de la dixième), les grands poèmes: Trilogie espagnole (1913), À l'ange (1913), Tournant (1914), le poème À Hölderlin (1914); d'autre part, deux morceaux en prose: Expériences, révélateurs de l'"espace intérieur du monde", des traductions: Le Centaure de Maurice de Guérin, quelques sonnets de Louise Labé, Le Sermon de l'Amour de Madeleine (sermon français du XVIIe siècle), enfin la traduction du Retour de l'enfant prodigue d'André Gide.
Au début des hostilités de 1914, Rilke s'installe à Munich. En 1915, il y revoit Lou Andréas Salomé. Par ailleurs, il s'y lie avec Mme Lulu Albert-Lasard, peintre. Au cours d'un séjour en Westphalie chez Mme Hertha König, il a pu contempler les Saltimbanques de Picasso, évocation pour lui d'un souvenir parisien de 1907, et qui trouvera sa résonance dans la quatrième Élégie. Vers la fin de l'année il se trouve à Vienne chez la princesse von Thurn und Taxis. Ressortissant autrichien, il y est mobilisé en 1916, d'abord pour le service armé, puis comme auxiliaire affecté au service de presse du ministère de la Guerre à Vienne. Définitivement libéré en juin, il continuera à résider à Munich (sauf quelques voyages à Berlin et en Westphalie) et c'est à Munich qu'il vivra la révolution de Novembre 1918. En 1919, il y reçoit encore Lou Andréas Salomé qu'il revoit alors pour la dernière fois.
En juin 1919, invité à donner des séances de lecture dans différentes villes suisses, Rilke quitte définitivement l'Allemagne. Il passe successivement à Berne, Nyon, Zurich, puis à Genève, enfin à Soglio, et décide de demeurer provisoirement en Suisse. En 1920 — après un saut à Venise où il revoit la princesse von Thurn und Taxis — il se retrouve à Genève où il se lie avec "Merline", femme peintre, avec laquelle il explore le Valais. Puis il va passer huit jours à Paris où il reprend contact avec le passé. Paris retrouvé et le Valais découvert avec des réminiscences du paysage espagnol de Tolède constituent alors pour Rilke l'expérience de la réintégration d'un circuit, la guérison des "fractures intimes".
De retour en Suisse, il séjourne pour un temps près de Bâle, au château de Berg. Au printemps, il descend dans le canton de Vaud sur le bord du Léman, mais en juin revient avec Merline dans le Valais, où il décide de s'installer à demeure au château de Muzot, près de Sierre, que lui offrent ses amis Reinhardt, de Winterthur. C'est là que se produit, en février 1922, l'événement capital de cette dernière période: l'achèvement des Élégies de Duino. Vers la fin de l'année, sa santé se fait chancelante.
En 1923, il se rend pour la première fois à la clinique de Valmont, près de Montreux. De retour à Muzot, en 1924, il y reçoit Paul Valéry. Il reverra également et pour la dernière fois sa femme Clara Westhoff, à Sierre. Il termine l'année à la clinique de Valmont. Au début de 1925, il quitte Valmont, non pour Muzot, mais pour Paris, où il fait un séjour long et épuisant dans l'agitation des anciens amis retrouvés — entre autres André Gide — et des nouvelles rencontres: Jules Supervielle, Jean Cassou, Jacques Rivière, Bernard Groethuysen, Edmond Jaloux, Charles du Bos, Jean Paulhan, Maurice Betz (son premier traducteur français).
De retour à Muzot, il y célèbre son cinquantième anniversaire. Mais dès le printemps 1926, ses malaises le ramènent à la clinique de Valmont. Il ne repasse à Muzot que vers la mi-été, revoit pour la dernière fois la princesse von Thurn und Taxis, à Ragaz. En septembre, il est à Lausanne, y rencontre la "belle Égyptienne" (Mme Nimet Eloui) et va passer quelques jours à Muzot. Dès fin novembre, il revient à Valmont. Le mal, dont les symptômes se sont révélés sporadiquement, éclate: Rilke, atteint d'une leucémie aiguë, meurt à la clinique de Valmont, le 29 décembre 1926. Conformément à son testament, il est enseveli à Rarogne (Valais), le 2 janvier 1927.
Au début de la Première Guerre mondiale, Rilke semble encore porté par l'essor des années précédentes. En tout cas, en 1915, il compose la quatrième Elégie et entre autres grands poèmes le Requiem pour la mort d'un jeune garçon et la magnifique Ode an Bellman, les Paroles du Seigneur à Jean à Patmos, ainsi que des traductions de Michel-Ange, poursuivies vers la fin de la guerre. Mais, à partir de 1916, son "coeur ruiné" par la désolation est presque réduit au silence jusqu'en 1918, si l'on excepte quelques très beaux vers de circonstance et l'achèvement de la traduction des sonnets de Louise Labé (1917). En 1918, un seul mais très important poème, Musique: respiration des statues. Entre 1919 et 1926: période les plus fécondes, gravitant autour de l'accomplissement des Élégies de Duino et de la composition des Sonnets à Orphée au château de Muzot en 1922. En 1920, Rilke avait composé les Poèmes posthumes du Comte C. W. (château de Berg, Bâle). Quant aux autres innombrables poèmes venus entre 1919 et 1926, ils ont été recueillis et publiés sous le titre de Poèmes tardifs. Innombrables sont également les poèmes dispersés qui ont donné lieu à un nouveau volumineux recueil intitulé Poèmes (1906-26). Il reste enfin à mentionner les Poèmes français: Vergers, les Quatrains valaisans, les Fenêtres, les Roses et les Carnets de poche (1924), publiés en 1926 d'abord puis en 1935. Enfin, entre 1921 et 1926, Rilke s'était voué à la traduction des oeuvres de Paul Valéry: Le Cimetière marin et Eupalinos (en 1921 et en 1922), l'Âme de la danse, Charmes et les autres recueils du poète français.
On peut circonscrire trois périodes dans la carrière poétique de Rainer Maria Rilke, à partir de 1900: la première période, de 1900 à 1906, qui est dominée par Le Livre d'heures et par quelques autres grands poèmes et s'inscrit dans le contexte des diverses influences et réalités assimilées (la liaison avec Lou Andréas Salomé, la Russie, l'Italie, la Scandinavie, Paris, les arts plastiques). Rilke, par défiance de ses états d'âme, de sa propension à l'effusion, de son pathos même, aspire à une règle de vie, à des disciplines d'art, alors même qu'il a déjà atteint à la très haute expression poétique. De là, la grande attraction de l'exemple artisanal de Rodin, comme aussi celui de la peinture de Cézanne (cela dans sa lutte avec la remontée des souvenirs d'enfance durant son premier séjour parisien). Le but est alors de créer des "objets". De là se forme chez Rilke la notion de l'espace en tant que dimension spirituelle (Le Livre des images et les Nouveaux Poèmes).
La seconde période, de 1906 à 1910, est dominée par l'élaboration de la grande oeuvre en prose: les Cahiers de Malte Laurids Brigge, méditation sur le dépaysement d'une âme qui succombe aux "éléments insaisissables de cette vie" pour n'avoir su surpasser la vision artistique de son regard. Oeuvre d'une prose admirable, elle reste pour Rilke comme le témoignage d'un échec intérieur car elle eût dû opérer l'exorcisme des secrets de son enfance — et elle n'a fait que peindre son propre recul devant sa vraie tâche. Pendant qu'il achevait le livre, il a envisagé de ne plus écrire pour se vouer à la médecine et a même songé un instant à se soumettre à la psychanalyse. Tentation d'échapper à son propre destin qui le ressaisit bientôt avec véhémence au château de Duino (1911-1912).
À Duino commence la troisième période: c'est la période du cycle des Élégies. Elle embrasse dix années, y compris la syncope des quatre années de guerre, et culmine dans les six jours de l'achèvement des Élégies en 1922, au château de Muzot. On peut y discerner trois phases: la première se polarise entre Duino et Tolède. La seconde est celle des "années indicibles" (1914-18) qui confine le poète à Munich, entre Vienne et Berlin. Dans un grand poème de 1914, le poète avait dit: "l'oeuvre de la vision est faite / fais désormais l'oeuvre du coeur". À vrai dire, ce fut l'intégration de la catastrophe à son expérience. Elle constitue une partie intégrante de la sphère des Élégies. Et si, au lendemain de la guerre, il connut le rétablissement du "mouvement circulaire de la conscience", c'est peut-être que la démesure de la catastrophe, l'échec de l'être humain devant les forces "obscures" étaient devenus révélations même de la transcendance de ces forces, sous la figure de l'"Ange", dont la beauté n'est que "le commencement du terrible". Le mode intermittent dont se "dictèrent" les Élégies semblerait témoigner de leur caractère prémonitoire par rapport à un événement qui menace leur audition, et n'en fait pas moins partie de leur origine; ce qu'elles nomment "la mort familière" — le monde des morts.
Jusqu'au moment de Duino, Rilke était allé au-devant des choses pour mûrir son art: désormais, il convertit l'espace vécu en espace intérieur: ici la mort n'est plus seulement le "fruit qui mûrit à l'intérieur de la vie", mais "la face cachée de l'existence — l'autre côté de la nature", où toute existence apparaît en dehors de la fonction de vivre, toute chose en dehors de son usage, dans sa réalité ontologique.
La dernière phase de la troisième période, au lendemain de l'achèvement des Elégies et de la composition des Sonnets à Orphée, si elle s'épanouit dans une production poétique d'une splendeur et d'une richesse incomparables, comme en font foi les Poèmes inédits ou les Poèmes tardifs, il reste qu'elle fut pour Rilke un règlement de comptes: secoué par l'irruption soudaine et totale d'une "présence" qu'il invoquait depuis dix ans (1912 — 1922), il connut alors une crise, finale, qu'il éprouva comme la loi des compensations.
Dès la parution du Livre d'heures et de son poème de jeunesse (le Cornette Rilke), sa célébrité se répandit rapidement non seulement en Autriche et en Allemagne, mais aussi en Scandinavie. Par exemple à l'époque où, en France, Paul Claudel, André Gide, pour ne pas parler de Paul Valéry ou de Marcel Proust, restaient confinés dans un public de cénacle, et discutés, voire contestés dans l'opinion, Rainer Maria Rilke jouissait déjà en Allemagne de la plus vaste audience qu'un poète ait jamais connue de son vivant dans l'époque contemporaine. Dès le lendemain de la Première Guerre mondiale, la gloire de Rilke était universelle. Et cependant son oeuvre poétique appartient comme celles d'un Hölderlin ou d'un Shelley au nombre de celles qui défient la traduction. Il reste que, rarement, poète de son envergure s'est autant dépensé dans sa Correspondance (près d'une dizaine de volumes): elle n'a pas seulement un caractère confidentiel et intime (correspondance avec Lou Andreas Salomé, avec la princesse von Thurn und Taxis, lettres françaises à Merline) mais, d'une manière générale, elle constitue un perpétuel commentaire aux états préalables à sa création en même temps qu'une méditation sur la position aléatoire du poète dans le monde moderne.
Pierre Klossowski,
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