Alexandre Pouchkine

Biographie
Alexandre Pouchkine
Alexandre Pouchkine

Poète lyrique et épique, dramaturge, romancier en vers et en prose, historien, critique, Alexandre Sergueïevitch Pouchkine, né à Moscou le 26 mai (6 juin) 1799, est non seulement le plus grand des écrivains russes, mais l'incarnation même du génie national.

Du côté paternel, Pouchkine appartient à l'une des plus anciennes familles de la noblesse russe. Depuis Alexandre Nevski et jusqu'à Catherine II, ses ancêtres ont été intimement liés à l'histoire du pays. Cet enracinement a sans doute été pour beaucoup dans son goût pour l'histoire, son respect de la tradition, son amour du passé national: "Pour rien au monde, écrira-t-il en 1836 à Piotr Tchaadaïev, je n'aurais voulu changer de patrie, ni avoir d'autre histoire que celle de mes ancêtres, telle que Dieu nous l'a donnée." Par sa mère, née Hannibal, il descend en droite ligne d'un prince abyssin, dont le fils, retenu en otage par les Turcs, fut racheté et adopté par Pierre le Grand. À cet apport de sang africain, Pouchkine doit son tempérament passionné, sa fougue, son exubérante gaieté et son sens aigu de l'honneur.

Le jeune Alexandre grandit inaperçu, dans une maison livrée au désordre et au caprice, entre un père léger, faible et égoïste, et une mère — beauté mondaine — froide, autoritaire et entêtée: il lui arrivait de tenir son fils en quarantaine des mois entiers. La chaleur familiale qui lui manque, Pouchkine la retrouve un peu auprès de sa grand-mère maternelle et de sa "niania" Arina Rodionovna. Mais, si ses parents lui refusent leur tendresse, ils lui offrent, par leur situation sociale, des conditions favorables à l'éclosion de son génie littéraire. Pouchkine, enfant, a le privilège de connaître et d'entendre discuter les meilleurs esprits de l'époque: l'historien Nikolaï Karamzine, les poètes Vassili Joukovski et Constantin Batiouchkov. Son propre oncle, Basile Lvovitch Pouchkine, est un poète estimé. Grâce à la gallomanie qui règne dans la maison, Alexandre acquiert une maîtrise précoce de la langue française et en profite pour dévorer la bibliothèque classique de son père.

Ainsi, c'est nanti d'une forte culture classique et au fait des problèmes littéraires du jour qu'en 1811, à l'âge de douze ans, il entre au lycée de Tsarskoïe-Selo, établissement secondaire et supérieur à la fois, qui venait de s'ouvrir pour former au service de l'État les plus méritants rejetons de la noblesse. On imagine mal ce qu'aurait été Pouchkine sans les six années passées au lycée. Non que l'enseignement y ait été bien dispensé — Pouchkine ne sera pas le seul à ironiser plus tard sur son caractère désordonné et superficiel —, mais il y trouva un milieu qui devait lui servir de véritable famille. C'est au lycée qu'il connut la valeur de l'amitié et les meilleurs amis de sa vie. C'est là aussi que vers l'âge de treize ans "la muse… lui apparut pour la première fois" et qu'il reçut presque aussitôt de la part de ses condisciples, tous plus ou moins poètes, puis du vieux patriarche de la poésie Gavrila Derjavine, la consécration littéraire.

Le 19 octobre, anniversaire de la fondation du lycée, restera un thème constant et particulièrement inspiré de la poésie de Pouchkine. Les poésies du lycée sont de genre et d'inspiration très divers: romances populaires, couplets patriotiques, paysages ossianiques, vers fugitifs où l'on sent l'influence d'Évariste de Parny et de Gavrila Derjavine, épîtres, etc. Sans parvenir à une grande profondeur, Pouchkine y atteint, comme Mozart dans ses premières œuvres, d'emblée et avec une aisance déconcertante, la perfection de la forme: à une clarté toute française il joint une musicalité dont les secrets lui sont révélés par Baliouchkov, son poète préféré, et un sens remarquable de la mesure.

Sorti du lycée avec un esprit mûr — à dix-huit ans, aux dires d'un contemporain, il pensait comme un homme de trente — et une âme toute jeune, avide d'impressions et de liberté, Pouchkine se jette à corps perdu dans la vie mondaine de la capitale: théâtre, bals, festins, société littéraire (Arzamas) ou libertine (La Lampe verte), cette vie prodigue et dissolue nous est décrite, à quelques détails près, dans le premier chapitre d'Eugène Onéguine. Vif, spirituel, d'une gaieté débordante et communicative, mêlant au sérieux les farces enfantines, mordant dans ses épigrammes mais bienveillant par nature, tel apparaît Pouchkine à vingt ans, tel il restera jusqu'aux dernières années de sa vie.

Ayant fait ses preuves dans les genres mineurs, Pouchkine s'attaque maintenant à un grand poème national: Rouslan et Ludmila, œuvre composite et un peu froide, mais brillante et de facture parfaite, qui consacre définitivement sa primauté littéraire.

Gagné par le souffle du libéralisme qui balaie alors toute l'Europe, Pouchkine accorde une place importante dans ses poésies lyriques aux motifs politiques. Il rappelle les rois au respect de la loi, s'insurge contre le servage, et rêve de voir son nom gravé sur les ruines du despotisme. Son attitude provocante — il va jusqu'à paraître au théâtre avec le portrait du meurtrier du duc de Berry — et la divulgation de ses vers séditieux attirent l'attention de la police: en 1820, il est muté en Bessarabie. Cet exil a son bon côté: il arrache Pouchkine à la vie trépidante de la capitale, et lui ouvre des horizons nouveaux. Mais, à peine débarqué à Ekatérinoslav, prétextant un refroidissement, il reçoit de son supérieur, le bon et tolérant Ivan Nikititch Inzov, la permission d'aller prendre les eaux du Caucase avec la famille du général Raïevski.

Il découvre la nature sauvage et sublime des cimes caucasiennes, les côtes pittoresques de la Crimée, les peuples encore primitifs. Ses amis, Alexandre, Nicolas et surtout Hélène Raïevskaïa, l'initient à André Chénier qui sera la dernière influence française sur son œuvre, et à Lord Byron, dont la marque, bien que profonde, ne sera pas de longue durée. De ces impressions diverses, auxquelles s'ajoute un amour mystérieux (on a parlé de Marie Raïevskaïa, mais rien n'est moins sûr), naissent plusieurs œuvres importantes: Le Prisonnier du Caucase, La Fontaine de Bakhtchissaraï, Les Frères brigands, et de nombreuses poésies lyriques.

Dans la cosmopolite et orientale Kichinev, où, en septembre 1820, il rejoint Inzov, Pouchkine se lance à nouveau dans le tourbillon d'une vie intense et déréglée, les parties de cartes alternant avec les intrigues amoureuses et les duels. Il ne s'est guère assagi: de cette époque datent de nombreux vers licencieux et La Gabriéliade, parodie blasphématoire, dans le style de La Pucelle d'Orléans de Voltaire, du dogme de l'immaculée conception du Christ. Plus tard, le poète reniera totalement ce péché de jeunesse. La politique le passionne: il s'enflamme pour la cause de l'indépendance hellène, s'affilie à la loge maçonnique locale, l'une des plus avancées de Russie…

En été 1823, las de la "boue moldave", Pouchkine obtient sa mutation à Odessa, où il retrouve une société cultivée. Il étudie Goethe, Shakespeare et La Bible, amorce Les Tziganes et compose les deux premiers chapitres d'Eugène Onéguine, qui ne doit plus à Byron que sa forme, inspirée de Beppo. Sa passion pour la femme d'un riche négociant odessite, Amélie Firsnitch, sera l'un des amours les plus durables de sa jeunesse. Simultanément, poussé par son rival et mauvais génie, Alexandre Raïevski, il courtise la femme de son nouveau supérieur, la comtesse Vorontsov. Vorontsov cherche à se débarrasser de son attaché indiscipliné. Une lettre interceptée, dans laquelle Pouchkine se vantait de prendre des leçons "de pur athéisme", sert de prétexte au gouvernement pour exiler de nouveau le poète, cette fois dans le domaine maternel de Mikhailovskoïé, dans la province de Pakov.

Ce nouvel exil, bien que comportant des aspects assez blessants pour Pouchkine — son père est chargé de surveiller sa correspondance —, est encore plus bénéfique que le premier. Si son séjour dans le Sud lui avait permis d'élargir le champ de ses impressions, les deux années de solitude à Mikhailovskoïé lui donnent l'occasion de faire retour sur lui-même et de se retremper aux sources mêmes de l'âme nationale russe. Cette période, relativement courte (1824-26), est à juste titre considérée comme décisive pour l'évolution spirituelle du poète. Après le départ de ses parents, il n'a pour toute société que sa vieille "niania", Arina Rodionovna qui, des soirées entières, le captive et l'enchante par ses récits populaires. Sa journée est partagée entre les promenades à cheval ou à pied, la lecture — dans ses lettres il réclame à grands cris des livres à ses amis de Saint-Pétersbourg — et le travail. Sa solitude est égayée par les visites de quelques amis et par le voisinage de la propriétaire du domaine de Trigorskoïé, Prascovie Osipova qui, avec ses deux fils, ses quatre filles et sa nièce, A. P. Kern, inspiratrice d'une des plus belles poésies lyriques de Pouchkine, offre un havre réconfortant au poète. Il aime aussi fréquenter le prêtre du village, homme simple s'il en fut: le dimanche il se rend souvent au monastère de Sviatogorsk, où, habillé en homme du peuple, il se mêle à la foule des paysans et prête une oreille attentive aux cantiques spirituels chantés par les mendiants. En décembre 1824, après avoir achevé Les Tziganes et le troisième chapitre d'Eugène Onéguine, il s'attelle à Boris Godounov, qui est à la fois le drame d'un homme et de tout un peuple. Si Karamzine, les vieilles chroniques et les vies de saints lui donnent la matière du drame, Shakespeare, qu'il oppose à Byron et aux classiques français, lui permet d'en fixer la forme.

Ni les charmes de la campagne, auxquels il est très sensible, ni le sentiment d'avoir produit une œuvre de grande portée ne peuvent apaiser son désir de retrouver ses amis et la vie active de Saint-Pétersbourg. Il n'a pas vingt-sept ans et son exil dure depuis cinq ans. Plusieurs démarches auprès de l'empereur échouent. Excédé, il en vient à faire des projets fantaisistes de fuite à l'etranger. La révolte du 14 décembre 1825 lui apporte des inquiétudes — parmi les conspirateurs il compte de nombreux amis —, mais aussi l'espoir d'un changement. Pur de toute complicité, il adresse au nouveau souverain, Nicolas Ier, plusieurs requêtes, promettant de garder pour lui ses opinions religieuses et politiques quelles qu'elles soient.

En septembre 1826, un gendarme vient le chercher à Mikhaïlovskoïé et le convoie jusqu'à Moscou, mais c'est pour lui rendre la liberté. L'empereur le reçoit "de la manière la plus aimable" et décide d'être le premier critique et l'unique censeur de ses œuvres. De cette entrevue datent les rapports personnels de Pouchkine avec le nouveau souverain, rapports complexes, souvent pesants pour le poète, mais empreints de franchise et fondés sur une estime et une amitié réciproques. Peu de temps avant sa mort, malgré d'amères désillusions. Pouchkine pourra dire encore qu'il est "personnellement attaché de cœur à l'empereur". Ce dernier plus d'une fois viendra en aide au poète et le tirera de situations embarrassantes.

Si Pouchkine échappe aux tracas de la censure, il doit désormais compter avec la surveillance discrète mais continuelle de la police, et traiter des affaires littéraires avec le chef des gendarmes, le comte Benkendorff, fonctionnaire honnête et poli, mais borné et sourd à la poésie. Toutefois, jamais Pouchkine n'eut à courber l'échine ou à faire œuvre de poète de cour. C'est avec une sincérité égale qu'en 1826 il dédie des stances à Nicolas 1er et salue ses amis décembristes exilés en Sibérie. Si certaines de ses poésies ont tardivement vu le jour, sa liberté intérieure a toujours été préservée.

La société moscovite accueille Pouchkine avec chaleur. Lorsqu'il paraît au théâtre, tous les yeux se tournent vers lui… Il est adopté par le cercle des jeunes amateurs de la métaphysique allemande, les "lioubomudry", et collabore activement à leur revue, Le Messager de Moscou. Mais la vie mondaine n'a plus autant d'attrait pour lui: il n'a pas passé deux mois à Moscou qu'il regagne de son propre gré Mikhaïlovskoïé, où il écrit son premier essai en prose, Le Maure de Pierre le Grand, roman historique resté inachevé. Désormais chaque automne, saison particulièrement propice à son inspiration, le verra à la campagne.

En 1827, il reçoit l'autorisation de séjourner à Saint-Pétersbourg: il y loge à l'hôtel, reprend un genre de vie dissipé, perdant d'importantes sommes au jeu. En 1829, il écrit d'un jet, en moins de quinze jours, Poltava, remarquable poème qui introduit l'Ukraine dans la littérature russe et chante la gloire de Pierre le Grand. Mais un sentiment de lassitude s'empare du poète. Dans ses poésies lyriques revient à plusieurs reprises le thème de la repentance. Sa vie trop libre et trop aventureuse lui pèse… "Je n'ai pas de but devant moi, mon cœur est vide, mon esprit inoccupé", écrit-il le jour de son vingt-neuvième anniversaire. Le cercle de ses amis se restreint. Il pense trouver un refuge dans le mariage. En 1826, déjà, il a brigué sans succès la main de Sophie Pouchkina, une parente éloignée, célèbre pour sa beauté. Sa tentative auprès de Mlle Olénina semble avoir subi le même sort. Il voue à Catherine Ouchakova une passion tendre et sincère, mais hésite à lui faire des propositions. À la même époque, il triomphe de la vertu facile d'Anna Kern et entretient une brève liaison avec la femme d'un officier de haut rang, la comtesse Zakrevska. En 1829, il est subjugué par la beauté rare et parfaite d'une jeune fille de seize ans, Nathalie Gontcharova. Sa demande en mariage n'est pas repoussée, mais ajournée. Alors, pour tromper sa déception, il part brusquement, sans en demander la permission, au Caucase rejoindre l'armée en lutte avec les Turcs. Il rapporte de cette fugue quelques belles poésies et une courte relation, le Voyage à Arzroum, qui compte parmi les plus parfaites de ses pages en prose.

Revenu à Moscou, il est de nouveau accueilli froidement par les Gontcharov qui hésitent à accorder leur fille à un poète sans grandes ressources et qu'ils croient suspect au gouvernement. L'empereur les rassure et autorise la publication de Boris Godounov qui procure à Pouchkine un revenu substantiel. En mars 1830, il est officiellement fiancé. Mais les exigences de sa future belle-mère amènent de violentes disputes, et c'est sur une véritable rupture qu'en août de la même année Pouchkine part pour Boldino, propriété paternelle dont une partie doit lui échoir à l'occasion de son mariage. Une épidémie l'y retient plus longtemps qu'il ne l'aurait voulu. L'automne, la campagne, la solitude, le sentiment d'être à un tournant de sa vie ont fait de ces trois mois passés à Boldino une époque de création prodigieuse.

Pouchkine peut se vanter de rapporter à Moscou les deux derniers chapitres d'Eugène Onéguine, un poème de quatre cents vers, La Petite Maison de Kolomna, quatre petites tragédies, genre absolument nouveau et propre à Pouchkine, cinq nouvelles en prose, les Récits de feu Ivan Petrovitch Belkine, et une série de poésies lyriques. Ce qui frappe dans cette production, ce n'est pas seulement la quantité, pourtant extraordinaire, mais aussi la diversité des genres et surtout la perfection de chaque œuvre. Sa pensée se condense. Son vers allie la puissance à une harmonie légère et transparente. Pouchkine atteindra encore les mêmes sommets, mais ne se surpassera plus.

Revenu à Moscou en décembre, il se réconcilie avec les Gontcharov. Son mariage est célébré le 18 février 1831. Peu de temps après, il écrit à un ami: "Je suis heureux. Mon seul désir est que rien ne change dans ma vie." Seule la mort prématurée de son ami, le poète Anton Delvig, assombrit son bonheur. Les jeunes mariés s'installent d'abord à Tsarskoïe-Selo, à l'ombre du lycée, puis à Saint-Pétersbourg. Sa proposition d'écrire l'histoire de Pierre le Grand et de ses successeurs est acceptée en haut lieu. Il reçoit, avec l'accès aux archives, une pension "pour faire aller sa marmite", selon l'expression de l'empereur.

Rivalisant avec Joukovski, Pouchkine aborde un genre nouveau, le conte populaire. Son premier essai, le Conte du tsar Saltan (1831), est un chef-d'œuvre. Sa tendance vers l'expression objective et le dépouillement le conduit à délaisser la poésie au profit de la prose. En 1832, il laisse dans ses brouillons un roman à peine achevé et qui ne verra le jour que quatre ans après sa mort, Doubrovski.

En janvier 1833, il est élu membre de l'Académie russe, présidée par un conservateur ultra, le vieil amiral A. Chichkov, et composée de nombreux ecclésiastiques. Cette élection reflète l'évolution spirituelle du poète, amorcée dès 1823. En politique, il est le type même du conservateur libéral, mais son conservatisme s'accentue: il considère la monarchie comme un facteur progressiste en Russie, et accuse les Romanov d'être trop révolutionnaires. Le chantre de la liberté se double d'un poète de l'Empire. En religion il ne peut plus dire comme jadis "mon cœur est matérialiste mais ma raison s'y refuse", car sa raison et son cœur s'accordent dans une mystique sobre et retenue. En littérature, il se rallie partiellement aux vues du réactionnaire Alexandre Chichkov, accordant une place dominante aux slavonismes et aux expressions populaires aux dépens du langage policé et francisé des salons.

En été 1833, il entreprend un voyage dans les provinces de l'Est, pour recueillir sur place les matériaux indispensables à une Histoire de la révolte de Pougatchev (pour laquelle il a abandonné ses études sur Pierre le Grand) et au roman "à la Walter Scott" qu'il projette de situer à la même époque. Sur le chemin du retour, il s'arrête à Boldino, et là, dans la solitude, il sent à nouveau le souffle sacré. En moins de six semaines, il achève le Conte du pêcheur et du petit poisson, celui de La Princesse morte et des sept preux, les poèmes Angelo et Le Cavalier de bronze, la préface à l'Histoire de la révolte de Pougatchev, et le premier brouillon de La Fille du capitaine.

Revenu à Saint-Pétersbourg, Pouchkine est absorbé par la vie mondaine de la capitale où la beauté de sa femme fait sensation. Pour pouvoir inviter cette dernière aux bals de la cour, l'empereur confère au poète au début de 1834 la dignité de "gentilhomme de la chambre", privilège des jeunes aristocrates, que Pouchkine ressent comme une humiliation et une nouvelle contrainte. L'atmosphère de médisance, d'intrigues, d'hypocrisie qui règne à la cour l'écœure. En juin, n'y tenant plus, il donne sa démission. L'empereur, piqué au vif, l'accepte, mais refuse à Pouchkine l'accès aux archives. Force lui est de se soumettre. L'année 1834, presque entièrement occupée aux besognes historiques, ne verra sortir de la plume de Pouchkine qu'une petite nouvelle, La Dame de pique, l'un de ses chefs-d'œuvre les plus universellement connus.

Pouchkine n'aspire plus qu'à s'évader de Saint-Pétersbourg, non seulement pour couper court aux folles dépenses entraînées par la vie dans la capitale (il a soixante mille roubles de dettes), mais pour échapper à la vanité et à la petitesse de la société. "Il est temps, mon amie, il est temps, le cœur veut le repos", écrit-il dans une poésie dédiée à sa femme. Et il ajoute, en prose, ces mots qui sont tout un programme: "O quand vais-je transporter mes pénates à la campagne! champs, jardin, paysans, livres, travaux poétiques, famille, amour, religion, mort." Mais deux personnes s'opposent à l'exécution de ce programme. L'empereur, qui ne veut pas voir les bals de la cour privés d'une des beautés les plus admirées de Saint-Pétersbourg, et Nathalie Pouchkine, plus soucieuse de l'admiration qu'elle suscite que des aspirations intérieures de son mari.

En octobre 1835, Pouchkine, laissant sa femme et ses trois enfants, part seul passer l'automne à Mikhaïlovskoïé. Mais l'inspiration ne vient pas, car son cœur n'est pas en repos, et c'est sans avoir écrit une seule ligne qu'il quitte brusquement la campagne, appelé à Moscou par la maladie de sa mère. Les premiers mois de l'année 1836 lui apportent un chagrin, la mort de sa mère, dont il n'a pas eu le temps d'apprécier la tardive tendresse, et une bonne nouvelle, l'autorisation de publier une revue littéraire. La collaboration de Vassili Joukovski, Piotr Viazemsky, Ivan Krylov, Nicolas Gogol, Fiodor Tiouttchev, fait du Contemporain la meilleure revue de l'époque…

À la fin de l'année 1835, les nuages s'amoncellent autour de Pouchkine… Sa susceptibilité et sa nervosité deviennent maladives et le mettent à plusieurs reprises à la veille de duels. Sa femme, insouciante, est flattée par les assiduités équivoques d'un émigré français de vingt-quatre ans, Georges d'Anthès, fils adoptif du ministre des Pays-Bas en Russie, le baron de Heeckeren. En novembre, Pouchkine reçoit une lettre anonyme le nommant "grand maître de l'ordre des cocus". Sûr de l'innocence de sa femme, mais atteint dans son honneur, il envoie sur-le-champ un cartel au baron de Heeckeren qu'il soupçonne d'être l'auteur de la lettre. Joukovski évite l'irréparable: le ministre des Pays-Bas assure que les assiduités de son fils visaient non pas Nathalie Pouchkine, mais la sœur de celle-ci, Catherine Gontcharov. Et de fait, peu de temps après, d'Anthès obtient la main de la belle-sœur de Pouchkine. Mais son attitude envers la femme du poète demeure ambiguë et provocante. Le 26 janvier 1837, Pouchkine adresse à Heeckeren une lettre l'accusant des pires incitations et le sommant d'arrêter le "manège" du "lâche" et du "chenapan" qu'est son fils.

Cette fois le duel ne peut être évité. Pouchkine mise sur sa dernière carte. Vainqueur, il sera contraint de se retirer à la campagne; vaincu, la mort le libérera de la société où il étouffe. Le 27 janvier, dans l'après-midi, les deux adversaires se rencontrent à la Rivière noire, près de Saint-Pétersbourg. D'Anthès tire le premier et blesse le poète au ventre. Pouchkine s'affaisse, puis se relève et tire à son tour, atteignant son rival au bras. La blessure de Pouchkine est mortelle. Ramené chez lui, il exige des médecins la vérité et accueille la sentence avec calme. Il rassure et innocente sa femme, bénit ses enfants, envoie dire à d'Anthès qu'il lui pardonne, apaise le désir de vengeance de ses amis. "Paix, paix", dit-il. Ses douleurs sont atroces, il les supporte avec courage. L'empereur lui envoie un billet lui conseillant de mourir en chrétien et le rassurant sur le sort de sa famille qu'il prend sous sa protection. Le vieux prêtre venu administrer les sacrements déclare que jamais il n'a vu une telle élévation d'âme. Ses nombreux amis, restés à son chevet, sont frappés par la paix et la lumière qui se dégagent du mourant.

Le 29 janvier 1837, après trois jours d'agonie, Alexandre Pouchkine expire, à l'âge de 37 ans. Sa mort est ressentie comme un deuil national. Cinquante mille personnes de toutes conditions défilent devant son cercueil. Le gouvernement, craignant des manifestations, prend des mesures: un seul ami est autorisé à accompagner la dépouille mortelle du poète au monastère de Sviatogorsk. "Longtemps je serai aimé du peuple parce que j'ai, par ma lyre, suscité le sentiment du bien et parce qu'en mon siècle cruel, j'ai célébré la liberté et appelé à la bonté envers les malheureux", avait prédit Pouchkine, dans des vers gravés sur sa célèbre statue dans le centre de Moscou.

Nikita Sitruve,

Alexandre Pouchkine en librairie

Adresse de cette page web:
républiquedeslettres.fr/pouchkine.php
Droits réservés © La République des lettres
républiquedeslettres.fr

CatalogueNouveautésAuteursTitresThèmes
Histoire de la République des lettresChez votre libraire
RechercheContact & Mentions légales
Droits réservés © La République des Lettres
Paris, vendredi 29 mars 2024