Mario Vargas Llosa

La mort du Grand écrivain
Mario Vargas Llosa
Mario Vargas Llosa

Dans son essai, La mort du Grand écrivain, Henri Raczymow affirme qu'il n'y a plus de "grands écrivains". La démocratie et l'économie de marché ont pris le dessus — dans le dernier cas ce fut un coup fatal pour la littérature — et celles-ci sont incompatibles avec le rôle de mentor intellectuel exercé à leur époque par un Voltaire, un Zola, un Gide ou un Sartre. Bien que le livre de Raczymow s'adresse uniquement à la France, ses conclusions, si elles tiennent la route, sont aussi valables pour d'autres sociétés modernes.

Son raisonnement est cohérent. Il commence avec un fait allant de soi: il ne subsiste plus de nos jours un seul de ces personnages qui, autrefois, à la manière de Victor Hugo, irradiaient un prestige et une autorité qui transcendaient le cercle de leurs lecteurs et la simple sphère artistique, et qui faisaient d'eux une sorte de conscience publique — un archétype dont les idées, les positions, le style de vie, les gestes et les excentricités servaient de modèle de conduite à une vaste partie de la société. Quel écrivain vivant aujourd'hui pourrait se targuer d'avoir éveillé chez la "jeunesse provinciale" le genre de passion impétueuse, dont parla Paul Valéry jadis, qui la rendait prête à sortir se faire tuer en son nom?

Selon Raczymow, pour que le culte de l'écrivain s'enracine, un préalable indispensable est que la littérature ait une aura sacrée, magique, qu'elle prenne la place de la religion. C'est ce qui se produisit, dit-il, au Siècle des Lumières, quand les philosophes déïcides et iconoclastes, après avoir tué Dieu et les Saints, laissèrent un grand vide que la République eut à remplir avec ses héros laïques. L'écrivain et l'artiste — tels étaient les prophètes, mystiques et surhommes d'une nouvelle société bâtie sur la croyance que les Lettres et les Arts avaient réponse à tout, et exprimaient à travers leurs meilleurs interprètes l'aspect le plus élevé de l'esprit humain. Dans ce climat, ces vocations prirent l'apparence d'une croisade religieuse, d'un sacrifice, d'un fanatisme et d'une ambition qui sont à l'origine des exploits littéraires de Flaubert, Proust, Balzac ou Baudelaire: grands créateurs qui, bien que très différents les uns des autres, partageaient la conviction (qui était aussi celle de leurs lecteurs) qu'ils étaient en train de travailler pour la postérité, que leur oeuvre si elle survivait, enrichirait l'humanité ou, comme le disait Rimbaud, "changerait la vie" et les légitimerait par delà la mort. Pourquoi les écrivains contemporains ne sont-ils pas aiguillonnés par la tentation de l'immortalité ? Parce que tous sont parvenus à la conclusion que la littérature n'est pas éternelle, mais périssable — et que les livres sont écrits, publiés, lus (parfois) et puis s'évaporent à jamais. Ce n'est pas un acte de foi tel que celui qui fit de la littérature une oeuvre suprême, intemporelle, un Panthéon de titres incorruptibles — mais une réalité brutale, objective. Aujourd'hui les livres ne sont pas des passeports pour l'éternité, mais des esclaves du présent immédiat ("de l'ici et maintenant", dit Raczymow). Et celui qui les écrit a été évincé de l'Olympe d'où il avait pour habitude de tonner, bien au-dessus des imprévus de la vie commune, et rabaissé au niveau des "classes inférieures crottées" de la démocratie comme le dit Flaubert, pour qui le rêve de la démocratie consistait dans le fait "d'élever le travailleur au même niveau de stupidité que le bourgeois".

Il y a deux mécanismes de la société démocratique qui ont régulièrement désacralisé la littérature jusqu'au point de la transformer en un simple produit industriel. L'un est sociologique et culturel. Le processus de réduction des inégalités entre les citoyens, la disparition des élites, l'établissement de la tolérance — du droit à la différence et à l'indifférence — et la montée consécutive de l'individualisme et du narcissisme ont détruit l'intérêt pour le passé et la préoccupation pour l'avenir, ont focalisé l'attention sur le présent et ont fait de la satisfaction des besoins immédiats le but ultime. Toute chose sacrée a été la victime de ce "présentisme". Le sacré est une réalité alternative dont la raison d'être disparaît quand une communauté, satisfaite ou pas du monde dans lequel elle évolue, accepte ce monde comme le seul possible et renonce à l'altérité dont les créations littéraires étaient l'emblême et la nourriture. Dans une telle société il peut y avoir des livres, mais la littérature est morte.

L'autre mécanisme est économique. "Il n'y a pas d'autre démocratie, hélas, que celle de l'économie de marché", dit Raczymow, signifiant par là que le livre, dépouillé de son statut d'objet religieux ou mythique, devient pure marchandise, sujette aux violents aléas de l'offre et de la demande — la loi de fer — dans lesquels "un livre est un produit et un produit élimine l'autre, même si l'écrivain est le même". Le résultat de ce tourbillon dans lequel aucun livre n'est jamais permanent, à travers lequel tout passe pour ne jamais revenir, est une trivialisation générale. La littérature est maintenant seulement perçue comme un produit à consommation immédiate, comme un divertissement ou une information éphémères qui sont périmés aussitôt apparus.

Aujourd'hui le grand instrument de la démocratie n'est pas le livre, mais la télévision. Elle amuse et divertit la société "égalitaire", lui offrant les doses d'humour, d'émotion, de sexe et de sentimentalité dont elle a besoin pour échapper à l'ennui. Le petit écran est parvenu à concrétiser cette grande ambition qui brûla toujours au coeur de la littérature: atteindre tout le monde, faire communier la société toute entière par l'intermédiaire de ses créations. Dans le "royaume du narcissisme enjoué", les livres sont devenus des objets dont on peut tout à fait se passer — ce qui ne signifie pas leur disparition. Il se peut qu'ils prolifèrent, mais vidés de la substance qu'ils avaient coutume de contenir, vivant une existence précaire et rapide en tant que "nouveautés", indistincts et interchangeables dans le vaste océan dans lequel les mérites d'un travail sont déterminés par la publicité ou par les talents d'histrion de leurs auteurs. Car la démocratie et l'économie de marché ont provoqué également un renversement de valeurs. Maintenant qu'il n'y a plus d'opinion publique, seulement le public, ce sont les écrivains vedettes — ceux qui savent comment utiliser les médias — qui donnent le prestige nécessaire aux livres, et non pas l'inverse comme par le passé. Moyens par lesquels nous sommes parvenus à la sombre dégradation anticipée si admirablement par Tocqueville: l'ère de l'écrivain qui "préfère le succès à la gloire".

Bien que je ne partage pas entièrement le pessimisme de Raczymow quant à la destinée de la littérature, j'ai lu son livre avec le plus grand intérêt car il me semble qu'il met le doigt sur un point délicat souvent ignoré: le nouveau rôle que la société moderne ouverte a imposé à l'écrivain. Il est vrai que dans cette société il n'y a plus de place pour l'écrivain mandarin — qui, tel Sartre en France, Ortega y Gasset et Unamuno en leur temps, Octavio Paz aujourd'hui encore parmi nous en Amérique latine — jouant le rôle de guide et de sage conseiller dans toutes les questions importantes, remplissant le vide que, en raison de la participation limitée des autres dans la vie publique, ou de l'absence de démocratie, ou du prestige mythique de la littérature, seul le "grand écrivain" paraissait capable de remplir. Cette tutelle exercée par l'écrivain (souvent avantageusement) dans des sociétés subjuguées, est devenu hors de propos dans une société libre. La complexité et la multiplicité des problèmes le font dévier du droit chemin s'il persiste à essayer de donner son avis sur tout. Ses opinions et ses positions pourraient être très éclairantes, mais pas nécessairement plus que celles de n'importe qui d'autre — scientifique, membre d'une profession libérale, technicien — et de toutes façons elles devraient être jugées sur leurs propres mérites et non parce qu'elles sont émises par un écrivain. Cette désacralisation de la personne de l'écrivain ne me paraît pas être de l'ordre de l'humiliation; au contraire, cela remet les choses à leur juste place, pour la bonne raison qu'écrire de bons romans ou de beaux poèmes n'implique pas que la personne qui est ainsi douée pour la création littéraire, soit également dotée d'une quelconque sorte de clairvoyance générale. Je ne crois pas pour autant que nous devons nous en arracher les cheveux, car comme le dit Raczymow, dans la société moderne démocratique, on demande avant tout à la littérature d'amuser, de divertir, afin de justifier son existence. Cela n'a-t-il pas été la fonction des oeuvres littéraires que nous admirons, celles — comme Don Quichotte, Guerre et Paix, La Condition humaine — que nous relisons et trouvons aussi fascinantes qu'à la première lecture ? Il est vrai que dans la société ouverte, où existent de nombreuses tribunes pour diffuser les problèmes et les aspirations des groupes sociaux et en débattre, il faut que la littérature soit, avant tout, distrayante — ou cesse tout simplement d'exister. Mais amusement et distraction ne sont pas incompatibles avec la rigueur intellectuelle, l'audace imaginative, l'envolée légère de la fantaisie ou l'élégance de l'expression.

Au lieu de bouder et de se considérer comme être obsolète rejeté par la modernité, l'écrivain de notre temps devrait se sentir stimulé par le défi formidable que représente la création d'une littérature digne de cette société, capable d'atteindre l'immense potentialité d'un public qui l'attend, maintenant que grâce à la démocratie et à l'économie de marché, il y a tant d'êtres humains qui peuvent acheter et lire des livres. Cela ne s'est jamais produit dans le passé — quand la littérature était une religion et l'écrivain un petit dieu vénéré et adoré par les "immenses minorités". Le rideau est tombé sur la pontification et les écrivains narcissiques, sans aucun doute, mais le spectacle pourrait continuer à condition que leurs successeurs parviennent à se faire moins prétentieux et plus amusant.

Mario Vargas Llosa,
01 mai 1995

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